CHAPITRE
3 : LIRE OU NE PAS LIRE
Personne
à Rodorov n’aurait reconnu Liouba en cet instant; la tête vide,
incapable de la moindre pensée cohérente et littéralement muette
de stupéfaction, elle n’avait plus rien à voir avec la petite
effrontée toujours prête à railler ou à mettre à mal l’autorité
du staroste. Celui qui s’amusait visiblement c’était Andreï :
-
Et bien dis-moi, je t’ai connu plus d’assurance !
Puis,
conscient que Liouba n’oserait pas reprendre le dialogue, il lui
souleva doucement la tête pour l’amener à croiser son regard,
l’examinant attentivement au passage. Deux ecchymoses aux niveau
des pommettes, passées inaperçues jusque là attirèrent son
attention.
-
On t’a giflée? Ou bien tu t’es battue comme le vrai garçon
manqué que tu es?
-
Le staroste ne m’aime pas.
-
Je parie que tu lui fais peur avec ta langue affutée et tes yeux de
chat sauvage.
Le
sourire qui se dessina sur le petit visage levé vers lui disait
assez au maître à quel point il était proche de la vérité.
-
Tout de même, il a l’air d’y être allé un peu fort.
L’intendant aurait dû le rappeler à l’ordre. Tu n’es pas bien
épaisse, ni bien vieille … Quel âge as-tu?
-
Huit ans. Et pour ce qui est de l’intendant, il serait plutôt du
genre à taper encore plus fort ou à me faire donner le knout.
-
Le knout? A ton âge? Et quoi encore? Me prendrais-tu pour un idiot?
La
colère de voir une fois de plus sa parole mise en doute à cause de
son jeune âge s’empara de Liouba lui faisant oublier tout sens de
la mesure et toute prudence.
-
Grigor Aleïevitch est un homme mauvais qui ne pense qu’à faire le
mal. Tout le monde ici sait ça. Et pourquoi poser des questions si
vous ne voulez pas croire les réponses?
Les
mots venaient à peine de franchir ses lèvres qu’elle les
regrettait déjà amèrement. Prise de panique et cherchant à se
défaire de la main du maître qui tenait toujours son visage levé
vers lui, elle ne put retenir ni ses larmes ni ses gémissements.
Elle avait fermé les yeux par réflexe, tentant à défaut de
pouvoir éviter le danger de fuir la colère qui devait
inévitablement déformer les traits de son interlocuteur.
Elle
attendit. Encore. Et encore. Pas un son ne parvenait jusqu’à elle.
Pas un muscle de l’homme assis à ses côtés ne semblait avoir
bougé. La pression sur son menton était restée la même. Ni plus.
Ni moins. Intriguée, elle entrouvrit un oeil. Le barine la regardait
calmement, une insondable expression sur le visage. Quand il fut bien
sûr d’avoir toute son attention, il commença :
-
Plus jamais. Tu m’entends? Je ne veux plus jamais entendre une
insolence sortir de ta bouche. A ce que je vois, les gifles ne t’ont
pas rendue plus prudente et tu me sembles ignorer tout
particulièrement les droits des barines sur leurs moujiks. C’est
bien toi qui parlais de knout, n’est-ce pas ? Non, ne recommence
pas à pleurer; il ne t’arrivera rien pour cette fois et de toute
façon ce n’est pas mon habitude. Je vais prendre tes larmes pour
des excuses mais considère-toi comme prévenue : ne te trompe pas de
combat et ne me provoque plus.
Le
retour du valet et de la servante en détournant l’attention du
maître dispensa Liouba de toute réponse. Timur avait les bras
chargés de trois gros cahiers dont l’épaisse couverture de cuir
noir s’ornait des armes de la maison Zlatiev, les mêmes que sur la
bague: deux épées croisées surmontées d’un casque et de grandes
plumes. Il déposa le tout sur la table devant Andreï et s’apprêtait
à reculer respectueusement de quelques pas quand une main le retint
par la manche de sa chemise l’obligeant à s’asseoir.
-
Pourquoi trois cahiers? Je t’avais seulement demandé le livres de
comptes.
-
C’est celui-ci, Seigneur. Il y a aussi celui où se trouve la
description du domaine; les terres, champs ou forêts, l’emplacement
des villages et le nom de leurs habitants ainsi que la liste des
dvoronys du château lui-même. Je crois que c’est plus simple si
on a les deux ensemble. Dans le troisième Grigor Alexeïevitch
notait tous ses déplacements, les contacts qu’il avait noués avec
tel ou tel marchand et …
-
Et comment se fait-il que tu saches tout ça, toi?
-
J’étais en quelque sorte son serviteur personnel. J’étais
presque toujours avec lui.
-
Son serviteur préféré. C’est pour ça qu’il t’a appris à
lire.
-
Son souffre-douleur préféré. Et je ne sais pas lire, Barine.
-
Une vérité et un mensonge. Le jeu commence, Timur.
Liouba
qui était assise juste en face de lui put voir le valet se
décomposer sous le regard tranquille du maître.
-
Commençons par la vérité. Relève-toi, tourne-toi et remonte un
peu ta chemise.
Dès
que Timur se fut exécuté, Andreï l’obligea un instant à
maintenir la kosovorotka relevée ce qui donna tout le temps à
Liouba d’apercevoir les nombreuses traces de coups de fouet qui
zébraient le dos du valet. Grigor Alexeïevitch était décidément
un monstre dont on n’était jamais trop éloigné! Pourtant la
vision des malheurs de Timur ne semblait nullement avoir ému son
nouveau maître.
-
Bon, maintenant, passons au mensonge. Assieds-toi ! Et raconte-moi un
peu comment tu t’y retrouves entre ces trois cahiers sans savoir
lire.
-
Le livre de comptes a beaucoup plus de pages utilisées que les
autres. L’état des lieux a une couverture plus usagée avec des
éraflures et le troisième comporte des plans dessinés pour
illustrer les lieux visités.
Liouba
avait complètement oublié ses émotions tant le sang-froid de Timur
l’impressionnait; malgré les accusations du barine, l’humiliation
d’avoir dû montrer ses cicatrices, il avait réussi à se
ressaisir et ses explications semblaient tout à fait convaincantes.
Pourtant il était maintenant évident que le barine n’avait pas
l’habitude d’affirmer quelque chose sans être sûr de lui :
l’histoire de la porte le prouvait. Le face à face promettait
d’être intéressant ; c’était d’ailleurs ce que le barine
lui-même semblait penser :
-
Pas mal ! Tu te défends bien. Je parie même que tu as réfléchi à
tout ça avant de revenir. Peut-être vous êtes-vous mis d’accord
tous les deux.
A
ces mots, Darya sembla vouloir disparaitre encore plus dans
l’embrasure de la porte où elle se tenait depuis son retour dans
la cuisine.
-
Ce que tu regardais tout à l’heure sur cette lettre ce n’était
pas le cachet mais mon nom. J’ai vu ton regard.
-
Non, Barine, vous vous trompez. Et pourquoi un simple serviteur
saurait-il lire? Ce sont les barines qui savent et encore pas tous …
-
Tu te trahis, Timur; si je comprends bien tu n’es pas né sur ces
terres …
-
Non, Barine, j’ai été joué aux dés et gagné par votre cousin
il y aura bientôt dix ans. Dans la famille que je servais
auparavant, le père de famille s’emportait régulièrement contre
deux de ses enfants qui savaient à peine signer leur nom.
-
Admettons. Par contre, un autre membre de cette famille a pu
t’apprendre …
-
Les barines se méfient bien trop de leurs dvoronys pour faire ce
genre de choses.
-
Pas les enfants qui peuvent se sentir proches d’autres jeunes
élevés avec eux. Pas certains barines qui trouvent ainsi des
intendants dévoués dans les plus intelligents de leurs serviteurs.
Il n’y a rien qui l’interdise.
Totalement
absorbée par la discussion, Liouba en oubliait sa fatigue et
n’aurait donné sa place pour rien au monde. Cette fois ce fut
Timur qui contrattaqua :
-
De toute façon, Barine, si je savais lire pourquoi le tairais-je?
Vous l’avez dit vous même, ce n’est pas un crime.
-
Parce que tu veux pouvoir t’en servir pour espionner tes maîtres.
-
Pourquoi me prêter de mauvaises intentions, Seigneur?
-
Tout simplement parce que c’est ce que tu faisais auprès de
l’intendant. C’est pour ça que tu connais aussi bien tous ces
détails.
-
Je …
De
toute évidence, le barine devait commencer à se dire que la journée
avait été longue, qu’il avait beaucoup de choses à faire et que
ce valet lui faisait perdre un peu trop de temps. Il coupa court à
la conversation :
-
Il suffit. Je te dis que tu sais lire et j’ajouterai même que tu
t’en es servi pour essayer de rendre service aux moujiks en les
prévenant des faits et gestes de l’intendant. Et étant donné ce
que je découvre de sa personnalité, je pense que personne ne peut
t’en vouloir. Je peux même te dire que tu as choisi de me l’avouer
d’une certaine manière. Il t’aurait été facile de n’apporter
que le livre de comptes, de feindre l’ignorance. Au contraire, tu
as essayé de me faire comprendre qu’il fallait vérifier ce cahier
en le comparant avec la réalité. Parce que tu en sais beaucoup sur
la gestion de ce domaine. Maintenant, écoute-moi bien. Ecoutez-moi
bien tous les trois devrais-je dire. J’ai tout à apprendre ici et
peu de temps pour le faire, je n’ai jamais géré de terres, quant
aux serviteurs, j’ai établi à son compte le seul valet qui
m’avait suivi à l’armée. Je ne suis ni un homme cruel ni un
imbécile; obéissez-moi, faîtes-moi gagner du temps, simplifiez-moi
la vie, ne me mentez pas, ne me volez pas et ne me manquez pas de
respect et vous n’aurez non seulement rien à craindre de moi mais
beaucoup à gagner au contraire. Il est important que je puisse vous
faire confiance.
Liouba
sentait la tension qui habitait Timur, le combat intérieur qui
l’agitait. Elle comprenait sans peine à la fois son envie
d’avouer, de se rendre, de se libérer en quelque sorte du poids de
ce secret qu’il avait porté pendant tant d’années mais aussi sa
crainte d’un piège, la difficulté à croire qu’un barine puisse
parler aussi franchement, la peur presque viscérale du fouet. Elle
le vit se tenir à la table pour lutter contre son envie de fuir
avant de se laisser tomber aux pieds d’Andreï :
-
Pardonnez-moi, Barine, par pitié, je …
Une
main posée sur son épaule l’interrompit aussitôt:
-
Tu n’as rien à craindre de moi. Il est trop tard pour ce soir mais
dès demain nous nous mettrons au travail toi et moi. Plus vite je
serai prêt, mieux cela vaudra. Tu remplaceras l’intendant. Quelque
chose me dit qu’il s’est enfui en apprenant mon arrivée et qu’il
n’a pas que de mauvais traitements à se reprocher. Je vais
feuilleter tout ça cette nuit et je tomberai bien sur un début de
piste. Toi, Darya, tu vas me trouver un endroit pour faire dormir
cette gamine. Quant à toi, petit chat sauvage, je te retrouve ici
demain; nous irons ensemble à Rodorov, j’ai à m’entretenir avec
ton staroste.