jeudi 20 octobre 2016
mercredi 21 septembre 2016
mardi 2 août 2016
LE TEMPS DES MIROIRS
Les tilleuls embaumaient l'air de ce début Juin. Soudain submergés par cette odeur au parfum de nostalgie, les deux hommes pressèrent instinctivement le pas le long de l'allée qui menait à la maison de leur enfance. Nichée tout au fond de l'écrin de verdure du parc, semblant chauffer ses vieilles pierres au soleil couchant, la bâtisse les attendait depuis toujours. Les fenêtres et les portes en bois, l'harmonie de la façade et la glycine qui courait au dessus du seuil ; tout contribuait à donner à l'endroit ce charme et même cette magie si particulière dont tous deux se souvenaient. Le parc et la maison elle-même avaient souvent retenti de leurs rires d'enfants turbulents et joyeux mais c'était bien la voix d'Olaya qui s'élevait à travers le temps dans l'esprit des deux cousins. Claire et cascadant comme une eau vive au rythme des « r » auxquels ses origines espagnoles donnaient une vie particulière, elle ponctuait leurs journées de vacances chaque été, depuis son lumineux et souriant accueil matinal jusqu'à l'appel précédant le repas du soir.
« Baptiste ! Raphaël ! Où êtes-vous ? Il est l'heure. »
Avec Olaya, il était toujours l'heure. L'heure de se lever, l'heure de manger mais aussi et surtout l'heure de venir voir, découvrir, apprendre … Le temps semblait suspendre son vol, comme éclaté en mille petites bulles de bonheur : petits bijoux ciselés par le souffle de l'instant. La porte venait de céder sous leurs efforts conjugués ; le bois que l'humidité de l'hiver avait tendu protesta faiblement. Simplement pour la forme leur sembla-t-il; comme si la maison venait de les reconnaître et d'accepter leur présence. La fraicheur du dallage de losanges blancs et noirs les mena comme autrefois à la cuisine où la longue table de bois leur parut bien vide. Olaya s'en était allée et avec elle les pommes et les poires du jardin, les confitures et les tas de légumes fièrement alignés en attente de leur épluchage. Ils ressortirent sans s'attarder, bien conscients que le supplément d'âme qu'ils cherchaient ne se cachaient dans aucun des tiroirs de la pièce. Olaya avait été précise dans son testament; le trésor se trouvait au grenier. Quelque chose leur disait qu'il y avait quand même là une certaine logique et que c'était bien parmi l'amas d'objets hétéroclites amoncelés là-haut que se trouvaient la plupart de leurs découvertes d'enfants. Alors, une dernière fois …
L'escalier grinça et craqua tout comme dans leurs souvenirs et la trompeuse caresse de sa rampe imprima de nouvelles petites griffures à leurs mains imprudentes et oublieuses. La clanche à peine enfoncée, la porte s'effaça sans un bruit. Surpris par tant de coopération soudaine, Baptiste et Raphaël se tinrent un instant sur le seuil. Retenant leur souffle, comme pris d'une timidité soudaine, ils demeurèrent quelques instants à observer le paradis qu'ils croyaient perdu. Une longue poutre le traversait de part en part soutenue en son centre par une autre plus massive. Autour de cette base s'articulait un petit réseau qui permettait aux planches assemblées au dessus de maintenir les tuiles du toit en une pente harmonieuse qui rejoignait le parquet des deux côtés. Dans la partie la plus éloignée, les rayons du soleil tombant par une petite fenêtre jouaient avec les bocaux de confiture créant un kaléidoscope multicolore. Si l’oeil était ainsi charmé, le nez n’avait rien à lui envier : dans toute la pièce flottait l’odeur douce et sucré du tilleul en train de sécher.
«Tu te souviens de l’odeur des draps? Abuelita les étendait là-bas, de l’autre côté. Quand je repense à toutes ces années, c’est ce qui revient en premier : l’odeur de tilleul et de linge propre.»
Raphaël sembla sortir du long rêve dans lequel l’avait plongé son entrée dans la pièce.
« Abuelita … Elle adorait qu’on l’appelle comme ça. Plus jamais …
- Raf, on était d’accord: elle n’aurait pas voulu, tu sais bien.
- Oui, tu as raison. Allez, viens, c’est parti : je déclare la chasse au trésor ouverte !
- Attends, qui dit chasse au trésor dit carte.»
Joignant le geste à la parole Baptiste sortit de la poche de sa veste un papier plié en quatre avant de l’ouvrir délicatement.
«Une carte? Pas vraiment: deux énigmes plutôt.»
Raphaël venait de s’emparer du papier que leur avait confié le notaire deux semaines auparavant. Olaya ne s’était jamais fait la moindre illusion sur le sort qui serait réservé à sa maison; ses enfants la vendraient tout simplement parce que leur vie était désormais ailleurs. Et aucun de ses petit-enfants ne pourrait se permettre de la prendre en charge. Par contre, elle avait tenu à faire un testament dans les règles de l'art et avait mis tout son cœur pour trouver ce qui convenait le mieux à chacun, ce qui serait à la fois un souvenir d'elle et d'un passé commun mais aussi un message. Sur le papier qui tremblait légèrement entre les mains de Raphaël courait l'écriture fine, déliée, délicate de la vieille femme: ses instructions pour leur permettre d'entrer en possession de ce qu'elle avait réservé pour eux. Pourquoi sous cette forme-là? Les deux cousins ne s'étaient pas posé la question bien longtemps; leur grand-mère connaissait parfaitement leur goût pour le romanesque.
«Dans l'odeur sagement rangée tu trouveras ton épée». L'énigme ne posa aucun problème à Baptiste et le fleuret de l'arrière grand-père qui l'avait tant de fois transformé en d'Artagnan apparut rapidement entre les piles de vieux draps pliés et oubliés dans le buffet bas depuis la mort d'Olaya. Raphaël, lui, restait pensif. Baptiste s'empara du papier et lut ce qui intriguait tant son cousin: « Si connaître la vérité t'importe, enfin il te faut ouvrir la porte».
-C'est une blague ou quoi? Abuelita veut que tu démontes la porte? Une idée de déco ...
Pour toute réponse, Raphaël lui désigna le fond de la pièce: un drap recouvrait ce qui semblait être un miroir. Baptiste s'avançait déjà, curieux, quand Raphaël arrêta son geste.
-Raf, qu'est-ce qui se passe? Je m'en souviens de ce miroir, il n'est pas très beau mais quand même, ça te fera un souvenir.
-Je ne l'ai jamais aimé, il me faisait peur autant qu'il me fascinait. Et Abuelita le savait. Tu ne te souviens pas de ce qu'elle disait? Que l'âme des morts s'y trouve piégée. Que c'est pour ça qu'il faut couvrir les miroirs quand quelqu'un meurt.
-N''importe quoi! Jamais personne n'est mort dans cette maison. Il n'y a eu que des naissances. Dont la tienne. Une des histoires préférées d'Olaya.
-Je ne sais pas, j'ai toujours eu un sentiment bizarre en passant devant ce miroir comme si c'était lui qui me regardait. Comme si quelqu'un m'y attendait.
- Oui, tout à fait. Regarde, ils sont même deux.
Cette fois, Raphaël n'avait pas été assez rapide; le drap gisait à terre et Baptiste lui souriait maintenant depuis l'autre monde. Son compère par contre …
-OK, Raf, l'idée d'Abuelita ne te plaît pas. Ecoute, réfléchis deux secondes, et après on s'en va. Juste le temps que je regarde dans les draps où j'ai trouvé le fleuret; dans mes souvenirs, il y avait un fourreau avec.
A peine le temps de finir sa phrase, Baptiste était déjà parti. Raphaël plongea enfin les yeux dans ceux qui lui faisaient face.
-Pas de fourreau, Raf, mais regarde ce que j'ai trouvé: les archives d'Olaya. Elle y a noté tous les événements marquants... D'ailleurs, il y avait un marque-page au jour de ta naissance. Il semblerait que ça ait été plus mouvementé que prévu: tu avais un jumeau, et … Raf?
Le soleil se couchait déjà. Raf demeurait invisible. Enfin, une ombre émergea, semblant sortir du mur à côté du miroir
-Tu m'as presque fait peur. On y va? Tu as décidé pour le miroir?
-Tu m'as presque fait peur. On y va? Tu as décidé pour le miroir?
La réponse fut éloquente: Raphaël venait de repositionner le drap. Quelques secondes plus tard la porte du grenier se refermait à tout jamais. Seul le miroir répondit à son grincement. D'un long cri silencieux.
mercredi 6 juillet 2016
Il est des jours de vérité.
Des jours d'imprévus où l'âme passe à travers les frontières, les barrières et les défenses. Il est des jours où l'urgence des départs autorise les masques à tomber. Des jours que j'aime tout particulièrement. Le dernier jour d'une année scolaire fait partie de ces jours-là.
Des jours d'imprévus où l'âme passe à travers les frontières, les barrières et les défenses. Il est des jours où l'urgence des départs autorise les masques à tomber. Des jours que j'aime tout particulièrement. Le dernier jour d'une année scolaire fait partie de ces jours-là.
vendredi 24 juin 2016
dimanche 19 juin 2016
LE BONHEUR
Pourquoi je continue à aimer mon métier malgré les élèves pénibles et les réformes infernales? Parce qu' il reste des plages de bonheur total. Un exemple:? Une élève vendredi : "merci beaucoup pour cette année, Madame. Vous nous avez appris plein de choses" Mais que demander de plus ?????
Pourquoi je continue à aimer mon métier malgré les élèves pénibles et les réformes infernales? Parce qu' il reste des plages de bonheur total. Un exemple:? Une élève vendredi : "merci beaucoup pour cette année, Madame. Vous nous avez appris plein de choses" Mais que demander de plus ?????
samedi 28 mai 2016
samedi 21 mai 2016
Le Plus sauvage d'entre tous ( extrait VF )
BONHEUR DU JOUR : PAUL NEWMAN DANS L'UN DE SES MEILLEURS RÔLES.
vendredi 22 avril 2016
CHAPITRE
13 : OCTOBRE 1994 LA NAISSANCE
Le
ciel est aussi bleu que celui d'un jour d'été et l'air tout juste
un peu frais. Derrière les vitres du taxi, la ville qui défile est
encore plus belle que sur les cartes postales qui la rendent célèbre
aux quatre coins du monde. Le soleil levant vient éclairer le visage
d'Aurélie d'un tranquille sourire: dans quelques heures, aujourd'hui
en tous cas, Lucas viendra au monde. En ce douze octobre mille neuf
cent quatre-vingt quatorze. Ici, à Paris.
Même
les murs blancs de la clinique ne réussissent pas à ternir sa joie;
il n'y a aucun mauvais souvenir prêt à remonter à la surface. Tout
en elle, n'est qu'attente joyeuse. Comme si la boucle se fermait.
Comme si les pièces du puzzle se mettaient en place. Le vide qu'elle
a commencé à ressentir il y a déjà plusieurs années, ce manque
qui la faisait se plier en deux sous le poids de l'angoisse va être
comblé. Il l'est déjà en grande partie par ce dialogue permanent
qu'elle entretient avec le petit être qui nage en permanence dans
son ventre.
Elle
se souvient avec émotion de ses longs mois passés à espérer, à
attendre avant ce petit doute face à une tension inhabituelle dans
le bas-ventre. Ces trois tests achetés immédiatement. Leur verdict
concordant. Le bonheur de l'annonce. L'incrédulité face à
l'absence de malaises matinaux, face à l'énergie intacte, au corps
si adaptable.
L'étrange
sensation pourtant de devenir deux. D'abriter dans ce corps auquel
elle s'est toujours identifiée un invité, un être doté d'une
volonté propre, une sorte de petit dauphin, de petite vague en
perpétuel mouvement.
Deux
esprits, deux âmes, un seul corps. Parfois elle se dit qu'elle ne
revivra probablement plus jamais ça – elle a déjà 35 ans – et
qu'elle a raison de profiter pleinement de cette expérience. Plus
jamais elle ne sera aussi proche d'un être humain.
Elle
saisit aussi toute l’ambiguïté de la journée qui l'attend. Elle
sait déjà que ce sera la plus belle de toute sa vie parce qu'elle
va faire la connaissance de Lucas. Enfin, ça c'est juste une
formalité: un passage. Lucas est déjà bien vivant, là, à
l'intérieur de son corps à elle. Seulement pour l'instant, elle le
sent, après elle pourra le voir. Pourtant, la chose est ambiguë
parce que voir, est-ce vraiment plus que sentir? Lucas sera en face
d'elle et non plus EN elle. Il ne fera plus partie d'elle. Une
naissance est avant tout une séparation. La première d'une longue
liste.
Jusqu'à
la séparation ultime: celle de la mort. La seule chose définitive
que nous faisons en donnant la vie c'est en même temps de donner la
mort. En mettant quelqu'un au monde, nous ne savons pas ce qu'il
deviendra physiquement, mentalement, émotionnellement,
professionnellement … seulement qu'un jour il mourra comme nous
tous.
En
mettant quelqu'un au monde, nous acceptons de le laisser devenir
lui-même. D'abord, en développant son propre corps sans l'aide du
nôtre. Ensuite, en imposant ses idées face à notre éducation.
Nous acceptons de le laisser découvrir le monde hors de nous; un
monde de plus en plus large avec les années. Jusqu'au jour où,
parfois, nous nous retrouvons face à un étranger.
Perdre
le contrôle et le pouvoir; se fier à la vie. A l'âme surtout qui a
choisi de venir s'incarner dans celui qui va devenir - qui est déjà
– l'être le plus précieux pour nous sur Terre.
Oui,
c'est à tout cela qu'Aurélie pense tandis qu'on l'installe dans la
salle de travail. Quel travail se demande-t-elle? Ce n'est rien que
du bonheur et du plaisir. Lorsque les contractions se font un peu
fortes, la péridurale entre en action et c'est l'esprit serein et le
sourire aux lèvres qu'elle accueille Lucas à 18H35. Certes, il a
pris son temps depuis 10H du matin mais la journée a filé comme
l'éclair entre la surveillance des sage-femmes, les visites du futur
papa et les coups de fil de la famille ou des amis.
D'un
coup, tout s'est accéléré et elle vient d'entendre un discret
toussotement. Pourtant, dans les films, le bébé crie tout de suite
comme pour bien montrer la force de ses poumons. Inquiète, elle
questionne le médecin: est-ce bien normal? Il rit et confirme:
-Ne
vous en faîtes pas, vous aurez tout le temps de l'entendre crier. Il
est juste très calme pour l'instant.
Et
effectivement, la voix de Lucas ne tarde pas à se manifester lors
des tests, du petit bain et de l'habillage auxquels on le soumet. Il
ne se calme que quand on le pose sur la poitrine d'Aurélie. Dès
qu'elle l'a enfin dans les bras, deux réflexions traversent
immédiatement l'esprit de la jeune femme.
Tout
d'abord que, contrairement à ce qu'elle pensait, un bébé ça n'a
pas l'air si fragile que ça. Certes, Lucas n'est pas très gros - il
fait tout juste trois kilos cinquante – mais il est grand. Et si
ses mains sont fines et menues, elles sont loin d'être aussi
minuscules qu'elle se l'imaginait. Curieusement, sans doute, elle ne
voit pas son fils comme une petite chose délicate mais comme un être
à part, un être en devenir mais à l'identité déjà bien
présente.
La
deuxième impression c'est celle qu'elle a ressenti dès sa première
seconde de vie. Depuis ce toussotement. Comme s'il avait dit: «Bon,
Ok, ça y est, je suis là, on peut commencer». Comme s'il avait …
l'habitude.
mercredi 20 avril 2016
SOUVENIR
Les
murs suintent la peur. La peur et l'eau de javel. Pour un peu on
pourrait se croire à la piscine. A la piscine version Aurélie bien
sûr. Si elle était dans son état normal, elle serait surement en
train de se dire que « aseptisé » n'a jamais été autant pris au
pied de la lettre ; un monde blanc où une couleur semble un gros mot
et une tâche une agression, un monde aux odeurs annihilées, un
monde aux bruits diffus, déformés par les portes coupe-feu.
Seulement
Aurélie n'est pas dans son état normal. Il y a longtemps qu'elle a
cessé d'essayer de se raccrocher à la petite horloge - blanche elle
aussi - qui surplombe la porte. La porte derrière laquelle Marie a
disparu tout à l'heure. En abandonnant Aurélie à l'angoisse.
Entre
la vie et la mort. C'est ce qu'ils ont dit. Et aussi que ce n'était
pas un endroit pour une enfant. Un mot qui a failli la mettre hors
d'elle. Pourquoi pas un bébé tant qu'ils y étaient ? Elle a bien
compris que Robert avait fait un infarctus, qu'il était aux soins
intensifs et « branché de partout ». Et que ce n'était pas un
spectacle facile à soutenir. Seulement, elle est là et elle n'est
pas venue pour rien. Elle a bien l'intention de voir ce qui se passe
exactement.
Pour
l'instant, tout ce qu'elle sait c'est que Marc a très probablement
sauvé la vie de son commandant en préférant l'emmener à l'hôpital
plutôt que de le ramener chez lui. Un refus d'obéissance qui aurait
pu lui couter cher.
Une
décision qui a fait la différence. Entre la vie et la mort. Là,
sur cette chaise de plastique où elle attend qu'on se souvienne
d'elle, Aurélie se rend compte que la frontière entre les deux peut
être ténue. Aussi mince qu'un fil. Ils n'exagéraient pas les
Romains avec leurs Parques !
Une
frontière aussi rapide à franchir que celle qui sépare l'enfance
du monde adulte. Oubliée cette connerie d'adolescence ; aujourd'hui
c'est dans le monde fait de responsabilités, de douleurs et
d'angoisses qu'elle vient de plonger. En découvrant que son père
est mortel.
Le
monde vient de trembler sur son assise et tous les repères d'Aurélie
sont en train de chavirer. C'est maintenant Marie qu'elle attend avec
impatience. Cette présence grondante, usante, fatigante de conseils
et d'ordres en tous genres est devenue son seul lien avec la vie.
Au-delà
des portes battantes règne la mort. C'est par là qu'ils ont emmené
le guerrier. Celui qui a joué avec la Camarde plusieurs fois.
Peut-il encore la vaincre ? Ici, il n'y a pas de bruit, pas de balles
qui sifflent ou de canons qui tonnent. Pourtant, l'odeur est la même
; celle de la peur, de la souffrance et de l'angoisse.
Les
tripes qui se tordent, le cœur au bord des lèvres et la tête vide.
Les blouses blanches ne sont que des fantômes qui luttent contre
l'inévitable. Contre le passage. Inutiles horlogers d'un implacable
mécanisme.
-
Aurélie ! Aurélie ! Tu dors ? Réveille-toi, ma grande.
Le
halo de lumière encercle le visage de Marie. Marie et le monde
revenu. Marie qui porte la vie. Marie qui annonce la nouvelle :
-
Ton père est hors de danger. Tu peux venir le voir quelques minutes.
Aurélie
émerge de son monde hallucinatoire. Elle ne comprend pas comment
elle a fait mais apparemment elle s'est bel et bien endormie dans ce
couloir sinistre. Comme un robot, elle ramasse son manteau. Sa
pèlerine plutôt. Celle qu'elle aime tant parce que les boutons sont
remplacés par des sortes de petits bouts de bois qu'il faut passer
dans une cordelette. Un système qu'elle imagine presque médiéval.
En tous cas, beaucoup plus ancien que les boutonnières. Un système
comme celui que pourraient utiliser les héros des histoires qu'elle
s'invente.
Elle
sait que ça n'a aucun sens mais quand elle rentre dans la chambre de
Robert c'est à ça qu'elle pense : que la description des vêtements
des personnages est importante pour permettre au lecteur de se
projeter dans l'histoire.
Comme
si penser à sa pèlerine pouvait la protéger de ce qui l'attend.
Une grande pièce. Aux murs jaunes. Non, pas blancs : jaunes. Un
appareillage compliqué. Des montants en métal et des tuyaux en
plastique. Un bruit de source. Et au milieu, un homme. Petit. Tout
petit.
samedi 16 avril 2016
LE TEMPS DES MIROIRS
Les tilleuls embaumaient l'air de ce début Juin. Soudain submergés par cette odeur au parfum de nostalgie, les deux hommes pressèrent instinctivement le pas le long de l'allée qui menait à la maison de leur enfance. Nichée tout au fond de l'écrin de verdure du parc, semblant chauffer ses vieilles pierres au soleil couchant, la bâtisse les attendait depuis toujours. Les fenêtres et les portes en bois, l'harmonie de la façade et la glycine qui courait au dessus du seuil ; tout contribuait à donner à l'endroit ce charme et même cette magie si particulière dont tous deux se souvenaient.
Le parc et la maison elle-même avaient souvent retenti de leurs rires d'enfants turbulents et joyeux mais c'était bien la voix d'Olaya qui s'élevait à travers le temps dans l'esprit des deux cousins. Claire et cascadant comme une eau vive au rythme des « r » auxquels ses origines espagnoles donnaient une vie particulière, elle ponctuait leurs journées de vacances chaque été, depuis son lumineux et souriant accueil matinal jusqu'à l'appel précédant le repas du soir.
« Baptiste ! Raphaël ! Où êtes-vous ? Il est l'heure. »
Avec Olaya, il était toujours l'heure. L'heure de se lever, l'heure de manger mais aussi et surtout l'heure de venir voir, découvrir, apprendre … Le temps semblait suspendre son vol, comme éclaté en mille petites bulles de bonheur : petits bijoux ciselés par le souffle de l'instant. Une fourmi traversant l'allée chargée de son lourd et frêle fardeau à la fois, une tartine de confiture ou de chocolat râpé sur du beurre, une armoire à ranger qui finissait toujours par un répandre son contenu de vieilles photos sur la table la plus proche.
La porte venait de céder sous leurs efforts conjugués ; le bois que l'humidité de l'hiver avait tendu protesta faiblement. Simplement pour la forme leur sembla-t-il ; comme si la maison venait de les reconnaître et d'accepter leur présence.
samedi 19 mars 2016
vendredi 18 mars 2016
samedi 23 janvier 2016
LA GABACHINA CHAPITRE 7 : JE VEUX VOIR
Je veux voir. Tu veux toujours voir. Ce qu’il y a de si intéressant dans cet objet que je tiens souvent devant moi et derrière lequel je semble me dissimuler. Ce que tu ne comprends pas, c’est qu’une fois que tu m’as rejointe, il n’y a plus rien d’intéressant à voir. Parce que ce que je veux voir, moi, c’est toi. Te filmer pour te garder. Une arme contre le temps qui passe.
Ce que je ne savais pas c’est que c’était une arme à double tranchant. Des souvenirs qui reviennent façon boomerang. Comme celui de cet été 97. Le soleil décline doucement, il fait enfin un peu moins chaud, les adultes s’installent pour prendre l’apéritif habituel en cette période de vacances où les uns et les autres se retrouvent après des mois de séparation. C’est l’heure où les enfants vont se coucher. Enfin…
« Aurélien ! Allez, au lit !
- Maman, pourquoi Kévin il se couche pas lui ?
- Chéri, ton cousin n’a pas l’habitude de …
- Je veux pas me coucher si Kévin ne va pas au lit. »
Un drame se prépare; ta tante est plutôt du genre rigide sur les horaires. Aurélien a quatre ans et demi, deux ans de plus que toi, et doit se coucher impérativement à 21h au plus tard en été. Quitte à réveiller tout le monde à 7h, le lendemain. Pendant les vacances. Mais bon, la famille c’est la famille. Pour l’instant, l’important c’est d’avoir la paix ; de pouvoir profiter de la présence de mes parents, de ma grand-mère, de mes deux frères et de leurs familles. Un petit aparté avec toi s’impose.
« Kévin, il faut que tu m’aides. J’ai envie d’être tranquille pour la soirée et si Aurélien ne va pas se coucher, ça ne sera pas possible. Tu veux bien faire semblant d’aller te coucher ?
- Ui. Après je reviens.
- C’est ça.»
J’entends encore ta voix, ta façon de dire « Ui » au lieu de « Oui », cette application sur les « r » ; que veux-tu, quand on est linguiste de formation, on ne peut que retenir ce genre de choses. Ton regard aussi, amusé, complice, tranquille.
La comédie se met en marche. Tu joues le jeu avec conviction.
« On y va, Kévin ? C’est l’heure de dormir.
- D’accord, Maman. Je dis bonne nuit d’abord. »
Tu commences à faire le tour de la table. Aurélien, d’abord soupçonneux, finit par y croire. Certains des adultes présents aussi. Ta tante monte avec Aurélien, nous les suivons tous les deux. Sa chambre est la première à gauche de l’escalier, il se couche et pendant que sa mère le borde, il regarde dans le couloir pour vérifier que nous allons bien vers la tienne.
Complices, nous nous asseyons sur le grand lit où je dors à côté de toi pendant ces vacances. Deux ou trois minutes tout au plus et Sylvie redescend. Je tente ma chance, après tout, peut-être vais-je enfin réussir à te faire prendre un rythme plus propice à l’entrée en maternelle qui t’attend à la fin de l’été.
« Bon, maintenant, tu te couches. D’accord ? Tu vois qu’Aurélien est déjà au lit, lui. »
Je n’oublierai jamais ton regard à ce moment-là. C’était comme si tu me soupçonnais d’être atteinte de sénilité précoce. Gentiment, calmement, tu me réponds.
« Mais, Maman, on fait semblant, tu sais. »
J’insiste pourtant.
« Ça te ferait du bien de dormir plus tôt.
- Non, moi je veux voir. »
Amusée, et certaine au fond de moi que tu as raison, je cède. Nous redescendons. Sylvie ne dit rien mais je vois bien qu’elle pense que j’ai tort de ne pas me montrer plus ferme à ce sujet. Les autres s’amusent et te demandent ce que tu fais là.
« On a fait semblant. Moi, je veux voir. »
Voir. Tu veux tout voir. Tout contrôler. Tu es le petit gardien. Déjà. Tu refuses de dormir. Tu veilles. Sur qui ? Sur moi, probablement. Pour l’instant, ça n’est pas un problème et l’école t’obligera à adopter un autre rythme mais comme un boomerang la chose réapparaîtra à l’adolescence. Cause ou conséquence ? En tous cas, intrinsèquement liée à ton mal-être et à ta crise.
Il n’empêche; tu avais raison. Raison de vouloir voir. Jean, que tu adores et qui te le rend bien, en particulier. Nous sommes repartis le 16 Août et il est mort le 27 Octobre. Deux jours avant que nous n’arrivions pour les vacances de Toussaint.
Quand je le vois sur le petit film que j’ai fait ce jour-là, te prendre dans ses bras, s’amuser avec toi de la bonne blague que tu as jouée à Aurélien, je sais que malgré la douleur que je ressens en regardant celui qui n’est plus, tu as eu raison : il est bon de vouloir voir. Pendant qu’il est temps.
vendredi 22 janvier 2016
LA GABACHINA CHAPITRE 6 : RTVA
Il s’appelle François. Il enseigne la physique. Il n’a jamais parlé de son âge à Aurélie mais elle lui donne entre trente et trente-cinq ans. De taille moyenne, les yeux marron et les cheveux bruns toujours bien lissés avec une raie sur le côté droit, il a une sorte de physique passe-partout. Ni beau, ni laid, quelconque. Seule sa voix est un peu étrange; un peu trop aigüe, pas ridicule du tout mais légèrement désagréable.
C’est important la voix chez un professeur. Il y a des voix apaisantes, d’autres stressantes, des voix de stentors, des voix murmurantes, des voix criardes. Il parait même qu’Aurélie en change les rares fois où elle s’énerve, ce sont les élèves qui le lui ont dit. Une voix plus basse, plus puissante.
François, c’est peut-être sa voix qui le dessert. Enfin … il ne peut pas y avoir que ça. Parce que la réaction des élèves est trop forte, trop unanime, trop vraie pour être juste due à un amusement. Ils sentent quelque chose. Quelque chose qui les met mal à l’aise.
Ça a commencé comme d’habitude. Une plaisanterie de l’un, une allusion de l’autre, une maladresse de François. La rumeur est parvenue jusqu’aux oreilles d’Aurélie. François n’a aucune autorité et il commence à se faire chahuter. Elle a évidemment tenté de raisonner ceux qui ont osé en parler devant elle mais les choses ne sont pas si faciles; ce sont surtout les « Cinquièmes » de François qui s’agitent et elle, Aurélie, elle n’a jamais de «Cinquièmes».
C’est Caroline, une des élèves de la «Quatrième» qu’ils ont en commun, qui raconte. Les moqueries des élèves, les menaces de François, les appels aux parents qu’il multiplie, les mauvaises notes. Aurélie essaie de lui parler mais de quel droit viendrait-elle lui donner des conseils? Il a le même diplôme qu’elle, non?
Cruelle ironie d’un métier que l’on exerce sans jamais l’avoir appris. CAPES d’Espagnol, c'est-à-dire de longues réflexions sur la littérature du Siècle d’Or, de savantes études autour de l’évolution phonologique de la «jota» ou de la signification à donner à la folie qui pousse Sancho à suivre Don Quichotte. Quel rapport avec les premiers cours de «Quatrième» : «¿Cómo te llamas ? » « Dónde vives ?» … ?
Des gens surqualifiés, jetés dans la fosse aux lions et découvrant terrifiés qu’il est trop tard pour changer de voie. A son époque, il n’y avait même pas de stage. Ou plutôt si ; avec l’hypocrisie habituelle de ces «décideurs», la première année d’enseignement correspondait à ce fameux stage. Un peu tard, non? Comment oser s’avouer, en fin d’année, alors que l’inspecteur valide notre travail, que nous ne sommes pas capables de le faire correctement. Il nous a vus à l’œuvre une heure, une seule, pendant laquelle, les élèves vaguement impressionnés par l’intrus, ont assisté au meilleur cours de l’année, celui que nous avons préparé pendant des journées entières. Que sait-il de nos doutes, de notre terreur devant certaines classes, de l’impuissance qui nous tord les tripes, du désespoir qui nous saisit quand rien ne passe?
Ce qu’Aurélie a vécu les premiers mois, allant jusqu’à s’effondrer en larmes devant la pire de ses classes, François le vit toujours après dix ans d’enseignement. Alors elle guette la moindre occasion, le moindre appel au secours déguisé, elle tente de lui dire les mille et un petits trucs et les grands principes. Apprendre les prénoms le plus vite possible pour casser l’effet de masse et mettre chacun devant ses responsabilités. Circuler dans la classe à bon escient, se l’approprier sans agresser. Encourager au maximum mais ne jamais menacer en vain. Ne pas essayer de crier tant que les élèves bavardent mais après seulement. Rester calme. Savoir quand relâcher la pression.
Il y a tant de choses à dire et à faire mais peut-on vraiment les apprendre. Et puis surtout, peut-on apprendre à ne plus avoir peur? Peut-on apprendre à se sentir bien dans une classe? François ne comprend pas qu’il est trop rigide, que les élèves devinent qu’il les voit comme une menace, comme un combat, forcément perdu d’avance. Ils le sentent se raidir à leur approche, se figer dans son rôle, s’effacer derrière sa fonction.
Enseigner, c’est être soi-même avant tout. Profondément, intensément. C’est aussi jouer un rôle, celui de la personne qui possède le savoir et donc l’autorité. Une place assignée dans un jeu de rôles où chacun, professeur ou élève, accepte de dire le texte. Un texte dont la ponctuation, le souffle, l’âme, appartiennent à chacun. Ce qui fait qu’un acteur sera fabuleux là où un autre peine à nous faire croire au même personnage, ce n’est pas le texte, probablement pas la technique non plus, mais le don de trouver en soi de quoi nourrir l’être de papier. Transformer ce qui n’est que mots, encre et papier, en un être de chair et de sang, quoi de plus beau et de plus difficile? Aurélie ne prétend pas être une actrice; son répertoire se limite à un seul rôle. Ce qu’elle sait en revanche, c’est qu’il faut incarner, au sens premier du mot, ce personnage qui se présente devant les élèves et prétend leur apprendre des choses.
Sinon, le malaise s’installe. Les élèves ressentent le décalage comme si un masque était posé en permanence sur le visage de celui qui leur fait face. Comment apprendre de quelqu’un en qui on n’a pas confiance? Quelqu’un que l’on n’identifie pas comme étant un enseignant. Les élèves ne s’attendent pas à aimer tous leurs profs. Ils ont leurs préférences. Qui varient selon leur âge, leur caractère, leurs goûts. Mais ils les reconnaissent tous comme authentiques. Pas François.
Pourtant, il essaie. Pour tenter de se rendre plus humain, plus crédible à leurs yeux, il se confie parfois. Il sait rester discret mais voudrait partager avec eux quelques anecdotes de sa vie professionnelle dans son ancien collège, ou de sa passion pour les voyages mais rien ne passe. Il les sent fuyants, moqueurs. Un jour il demande à Aurélie si elle connait une chaîne numérique qui s’appelle RTVA. Lui, il n’a même pas la télé. Ça ne lui dit rien à Aurélie mais elle croit comprendre que ça a un rapport avec les élèves. François confirme ; le matin, l’un d’entre eux lui a demandé s’il connaissait cette nouvelle chaîne. Il a cru à un début de dialogue et a cherché à savoir mais les explications se sont faites confuses et les rires grandissants. Il a coupé court.
«Raconte Ta Vie Ailleurs, M’dame ! Il nous soûle avec ses histoires. C’est ça que ça veut dire.»
Caroline et d’autres ont expliqué, amusés de la curiosité d’Aurélie.
«Vous l’aimez bien, vous, le prof de physique?»
Et allez, un petit sermon. Trop tard. Dès le lendemain, au passage de François, les couloirs bruissent de blagues :
«T’as regardé la télé, hier?
- Ouais, trop mortelle, la nouvelle chaîne!
- Trop de la balle, RTVA!
- Vous connaissez, M’sieur?
- Si, je vous jure, elle existe.
- Même qu’en Amérique, elle s’appelle RTLA.
- La « life », quoi!»
CHAPITRE 5 : BEJAR
La voiture roule depuis plusieurs minutes et Aurélie n’a toujours rien dit. Elle s’est retrouvée là par hasard. Parce que depuis une semaine, Carmen est là. Parce qu’elles sont devenues amies. Carmen est un peu plus âgée, dix-neuf ou vingt ans peut-être, elle est surtout extrêmement sympa et vraiment intéressée par le fait de connaître une Française et de découvrir ainsi un petit peu de ce pays qui la fascine depuis toujours. Aurélie retrouvera fréquemment ce sentiment d’attirance et de répulsion, d’envie peut-être, que ressentent les Espagnols pour leurs voisins du Nord.
Carmen habite à Madrid et elle vient passer tous ses étés dans le village de sa mère. Son père est mort il y a plusieurs années déjà. Son frère et sa sœur sont beaucoup plus vieux qu’elle. Ils restent dans la capitale; pour eux, Sorihuela est synonyme d’ennui mortel. Carmen n’est pas de cet avis, elle aime le calme de ses promenades dans la campagne, les discussions animées le soir au bar, les sorties nocturnes avec toute la bande. Elle apprécie surtout la compagnie de son oncle, sa gentillesse, ses timides espoirs qu’elle partage. Son oncle s’appelle Miguel. Il tient le bar du village. Et oui; Carmen est la cousine de Carlos. Et c’est tout naturellement que le «chulo» fait profiter sa cousine de la voiture de son meilleur ami, Juan.
Sauf que ce soir, Carmen a insisté pour que la «francesita» l’accompagne. Le garçon n’a rien dit, il s’est contenté de sourire. De ce sourire inimitable qui fait fondre toutes les filles. Du coup, ils sont quatre sur la banquette arrière de la voiture. Serrés comme des sardines pour le plus grand bonheur d’Aurélie. Pedro, le jeune frère de Juan, Carmen, Aurélie et entre elles deux, Carlos. Juan conduit pendant que sur le siège avant sa «novia» minaude.
Pour laisser un peu plus de place à ses compagnes de voyage, Carlos a ouvert les bras et les a posés sur le rebord de la banquette au dessus de leurs têtes. Aurélie sent par instants, au gré de la conduite sportive de Juan, la main de Carlos se poser sur son épaule. Ce simple contact lui donne le frisson. Ça et surtout l’odeur du jeune homme; à travers celle de l’eau de toilette bon marché si fréquente en Espagne dont il s’est aspergé elle parvient à capter ses effluves de jeune mâle. Elle, si sage, si réservée en France, elle ne comprend pas comment une odeur de transpiration peut la mettre dans un tel état.
Elle est toujours vierge. Comme toutes les filles de sa classe de Terminale. Sauf une. Dans la campagne française, à la fin des années 70, les filles sont sages. Elles ne se laissent tenter qu’une fois hors du domicile familial. A la fac, loin du regard des parents, tout est plus simple. Au milieu de nouveaux amis, il est plus facile de passer à une nouvelle vie et puis … les tentations sont plus nombreuses et les garçons n’ont rien de camarades d’enfance.
Carlos non plus. Pour la première fois de sa vie, Aurélie ressent au fond d’elle-même, un besoin animal de toucher ce garçon, de sentir ses mains sur son corps. A en avoir mal. Rien à voir avec ces emballements de gamine ou même ce tendre sentiment si intense et pourtant si pur ressenti à onze ans. Ce n’est plus sa tête ou son cœur qui parlent mais bien son corps.
L’expérience est nouvelle et bouleversante. Au début, quand il a commencé à lui plaire, dès leur rencontre en fait, au bar, elle a pensé que c’était le plus bel homme qu’elle ait jamais vu et puis elle a commencé à rêver de lui, à fantasmer … mais là, son corps est si présent, si près, si tentant!
Lui, il ne fait rien. Il ne la touche qu’accidentellement: que Dieu bénisse les cahots de la route! Il ne lui parle même pas. Pourtant ce soir, il est célibataire, Ana, sa «novia» officielle, n’est pas là. Elle doit se rendre à l’évidence, elle ne l’intéresse pas. Ne lui plaît pas. La douleur est intense, comme une brûlure.
Elle se maudit intérieurement. Se dit qu’elle aurait dû mieux écouter en cours d’espagnol, certes, elle a des notes honorables mais ça ne l’a jamais passionnée. Elle aurait pu mieux participer à la conversation, se montrer drôle, le séduire par la vivacité de ses réparties …
Elle voudrait que le voyage entre Sorihuela et Bejar dure toujours et en même temps que sa torture prenne fin. De toute façon, les prières ne font rien à la chose et la réalité est là; la ville s’approche et finit par s’imposer. Les passagers descendent de voiture. Déjà, Carmen attire Aurélie vers les devantures des magasins, pourtant fermés à cette heure-ci. La Madrilène a toujours quelque chose à lui montrer, à commenter. La vie même. Carlos semble attendre quelqu’un. Il consulte sa montre et regarde de tous côtés. Juan, sa copine et Pedro patientent. Ana va-t-elle finalement les rejoindre? Après tout qu’importe! Il ne veut pas d’elle. Où peut-être ne pouvait-il pas? Devant Carmen, par exemple. Contre toute logique, elle veut espérer.
Une voiture s’arrête de l’autre côté de la rue. Au lieu d’Ana, ce sont cinq garçons qui en descendent. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, juge Aurélie. Ils sont bruyants. Visiblement ivres. Déjà. Ils s’approchent de Carlos, une conversation animée s’engage. A laquelle elle ne participe pas; Carmen a entrepris de lui raconter l’histoire de la ville. Aurélie l’adore cette fille, si sympa, foncièrement gentille mais si seulement elle pouvait se taire! Peut-être la Française pourrait-elle entendre - comprendre? - quels sont les plans pour la soirée de celui qui la trouble tant.
«¿Cuántos hermanos tienes me dijiste? Aurelia, ¿no me oyes? ¿No sabes cuántos son?»
Mais qu’est-ce qu’elle a à la fin, Carmen? Non, Aurélie ne l’a pas écoutée. Elle n’a pas envie de répondre pour l’instant. On s’en fout de ses frères. Qu’est-ce que ça vient faire dans l’histoire de la ville d’ailleurs? Elle a dû rater un épisode. Bon, là-bas, les garçons semblent en avoir fini et s’approchent d’elles. Répondre vite, pour en finir.
« Sólo tengo dos hermanos.
- ¿ Franchuta ? Hola, buenas noches.
- ¿Qué tal, guapa ?»
Ça y est, une fois de plus elle est repérée. «Franchuta» Comment ont-ils fait? Elle n’a dit que quelques mots. Elle ne veut pas l’admettre mais son accent est loin d’être parfait. Les « s » surtout. Ni très différents ni tout à fait semblables aux « s » français. Finalement plus traitres que la « jota » ou le fameux « r » roulé. Ne parviendra à les prononcer correctement, au point de tromper les espagnols eux-mêmes, qu’en 81. Ne le sait pas encore, bien sûr.
Eux, en tous cas, ils n’ont aucun doute; elle est française et donc portée sur le sexe. Elle a bien compris maintenant après trois semaines de présence ici que pour une grande partie des hommes espagnols les Françaises ont la même réputation que les Suédoises en France. Parfois cela l’amuse et l’excite, comme à Sorihuela, parmi la petite bande habituelle, mais là, ça la met un peu mal à l’aise. Pourtant, elle va jouer à un jeu idiot; puisque Carlos ne veut pas d’elle, elle va lui montrer que d’autres ne font pas tant la fine bouche. Elle les laisse lui prendre le bras, la taille, l’entraîner vers la zone des bars.
Ils sont maintenant tous installés autour d’une table. Elle se trouve à un bout, Carlos juste en face d’elle. En fait, elle est assise sur les genoux d’un des garçons. Un autre à sa gauche, se montre attentionné, il lui caresse la cuisse tout en lui servant du vin. Ils ont commandé des tas de «tapas» diverses et sont en train de picorer à droite et à gauche. Elle a bien essayé de demander du «mosto», du jus de raisin, seule boisson qui ne l’écoeure pas trop et lui laisse les idées claires mais les garçons ont été plus rapides; vin pour tout le monde. Difficile de lutter; trop de bruit, d’agitation. De mauvaise volonté de leur part aussi.
Elle sait pourtant l’effet que lui fait le vin, l’alcool en général ; elle a pu le vérifier lors de leur première halte à Burgos. Elle était sortie avec Marisol, la fille des amis de Felisa et d’Edelmiro. Elle est rentrée totalement ivre. Heureuse, riant à pleins poumons, parlant espagnol «hasta por los codos» comme ils disent : jusqu’avec les coudes, langage gestuel compris donc. Mais saoule! La chambre a tourné, tourné … cette nuit-là. Pour la première fois de sa vie. En France, elle ne boit jamais. Sauf à Noël ou au jour de l’An et encore … une coupe de champagne et c’est tout.
Alors, elle essaie de boire très lentement son premier verre. Eux, ils doivent en être au dixième à en juger par le volume sonore de leurs interventions. Leurs mains se font pressantes autour de sa taille, sous sa jupe … Elle commence à paniquer. Carmen ne se rend compte de rien ; après tout, Aurélie semblait sûre d’elle, désireuse de s’amuser. Seulement voilà, elle ne s’amuse plus du tout.
«Carmen ! ¿ Por qué no nos vamos ? Felisa debe estar buscándome.»
Félisa, la chercher? Quelle plaisanterie! Elle l’imagine mal en train de patrouiller dans la zone des bars. Felisa sait qu’elle est avec des gens de Sorihuela, tout va bien. Elle a voulu être indépendante, à elle d’assumer. Carmen s’apprête à répondre mais les garçons ne lui en laissent pas le temps. Les plaisanteries fusent; elle ne comprend pas tout, la fatigue, le bruit, la vitesse à laquelle ils parlent. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’ils se moquent de la «franchuta» qui a besoin de sa maman.
Son regard s’affole et finit par tomber sur celui de Carlos. Cette fois, il ne l’esquive pas de son sourire en coin. Au contraire, il semble vouloir retenir le sien et lui indique d’un mouvement rapide la direction de la table. Sa main s’y trouve, tendue vers elle. Dans un réflexe, elle y dépose la sienne.
Tout va très vite ensuite; des mouvements divers, des protestations, des «tacos», des jurons, elle sait que les autres s’en prennent à Carlos. Elle reconnait le mot «macho» dont les hommes se traitent les uns les autres, une exaltation de leur virilité; ils ne sont pas vraiment agressifs, ils essaient plutôt de le convaincre de les laisser s’amuser eux aussi. Tout ce qu’elle a compris c’est que Carlos l’a tirée par la main, vers lui. Qu’entraînée par le mouvement, elle s’est levée, échappant aux caresses intrusives des autres, pour se retrouver debout à ses côtés. Il se pousse, lui fait une place.
«La chica ha venido conmigo». Ce sera la seule explication qu’il donnera à ses amis. La fille est venue avec moi. Sous entendu; je suis responsable d’elle ou elle m’appartient? Après tout, peu importe; si la formulation est ambigüe, elle s’en contente. Elle est si soulagée de ne plus sentir ces mains pressantes sur elle. Reconnaissante aussi qu’il soit passé outre ses provocations, qu’il ait compris, qu’il subisse sans broncher les allusions, les jurons, les protestations.
Les choses s’apaisent; Juan et Carmen se mêlent à la conversation. Des plans sont établis, d’autres bars prévus, des noms de filles circulent. L’équipe décide de lever le camp. Honteuse, Aurélie n’a rien dit. Elle les suit à l’extérieur. A son grand étonnement, les garçons repartent de leur côté. Pourtant, les plans … Elle se tourne vers Carlos.
«Tu ne vas pas avec eux ?
- Luego.»
Plus tard? Mais alors, et maintenant? Carmen, Juan et sa fiancée, Pedro, les suivent. Elle comprend vite; une place apparait avec une estrade, un orchestre, des lampions partout, c’est ici que la fête a lieu. Elle n’a aucun mal à repérer Felisa et Edelmiro.
«Carlos, écoute, je … Il est tôt. Pourquoi … »
Elle sait très bien pourquoi. Elle en a assez fait comme ça. Il va pouvoir aller retrouver ses amis tranquillement. Pourtant, elle voudrait le retenir encore un peu, le remercier, s’excuser, sentir encore son corps contre le sien … Elle se sent si stupide, si vulnérable, elle en a les larmes aux yeux. Il l’oblige à le regarder.
«Te veo mañana, guapa». A demain, ma belle. Il lui a dit qu’elle était belle. Bien sûr qu’elle sait que les espagnols ont de curieuses façons de s’interpeler : «macho», «morena», «hombre», «rubia», «mujer» … et que «guapa» n’en est qu’une variante. Il n’empêche que c’est la première fois qu’il l’emploie pour lui parler. D’habitude, il l’appelle «francesita» comme tous ou par son prénom prononcé à l’espagnole. Elle veut y croire. De toutes ses forces.
Elle le regarde s’éloigner, attendant qu’il disparaisse au milieu de la foule avant d’aller s’asseoir à la table de Felisa. La fête est belle mais pas pour elle. Elle ne l’aura donc jamais! Elle répond à peine aux questions. Non, elle n’est ni malade ni triste ni fâchée. Elle ne peut pas leur dire la vérité: qu’elle est juste désespérément amoureuse. De quelqu’un qui doit sûrement la prendre pour une gamine irresponsable. Et à qui elle a donné ce soir de bonnes raisons de le penser.
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