SOUVENIR
Les
murs suintent la peur. La peur et l'eau de javel. Pour un peu on
pourrait se croire à la piscine. A la piscine version Aurélie bien
sûr. Si elle était dans son état normal, elle serait surement en
train de se dire que « aseptisé » n'a jamais été autant pris au
pied de la lettre ; un monde blanc où une couleur semble un gros mot
et une tâche une agression, un monde aux odeurs annihilées, un
monde aux bruits diffus, déformés par les portes coupe-feu.
Seulement
Aurélie n'est pas dans son état normal. Il y a longtemps qu'elle a
cessé d'essayer de se raccrocher à la petite horloge - blanche elle
aussi - qui surplombe la porte. La porte derrière laquelle Marie a
disparu tout à l'heure. En abandonnant Aurélie à l'angoisse.
Entre
la vie et la mort. C'est ce qu'ils ont dit. Et aussi que ce n'était
pas un endroit pour une enfant. Un mot qui a failli la mettre hors
d'elle. Pourquoi pas un bébé tant qu'ils y étaient ? Elle a bien
compris que Robert avait fait un infarctus, qu'il était aux soins
intensifs et « branché de partout ». Et que ce n'était pas un
spectacle facile à soutenir. Seulement, elle est là et elle n'est
pas venue pour rien. Elle a bien l'intention de voir ce qui se passe
exactement.
Pour
l'instant, tout ce qu'elle sait c'est que Marc a très probablement
sauvé la vie de son commandant en préférant l'emmener à l'hôpital
plutôt que de le ramener chez lui. Un refus d'obéissance qui aurait
pu lui couter cher.
Une
décision qui a fait la différence. Entre la vie et la mort. Là,
sur cette chaise de plastique où elle attend qu'on se souvienne
d'elle, Aurélie se rend compte que la frontière entre les deux peut
être ténue. Aussi mince qu'un fil. Ils n'exagéraient pas les
Romains avec leurs Parques !
Une
frontière aussi rapide à franchir que celle qui sépare l'enfance
du monde adulte. Oubliée cette connerie d'adolescence ; aujourd'hui
c'est dans le monde fait de responsabilités, de douleurs et
d'angoisses qu'elle vient de plonger. En découvrant que son père
est mortel.
Le
monde vient de trembler sur son assise et tous les repères d'Aurélie
sont en train de chavirer. C'est maintenant Marie qu'elle attend avec
impatience. Cette présence grondante, usante, fatigante de conseils
et d'ordres en tous genres est devenue son seul lien avec la vie.
Au-delà
des portes battantes règne la mort. C'est par là qu'ils ont emmené
le guerrier. Celui qui a joué avec la Camarde plusieurs fois.
Peut-il encore la vaincre ? Ici, il n'y a pas de bruit, pas de balles
qui sifflent ou de canons qui tonnent. Pourtant, l'odeur est la même
; celle de la peur, de la souffrance et de l'angoisse.
Les
tripes qui se tordent, le cœur au bord des lèvres et la tête vide.
Les blouses blanches ne sont que des fantômes qui luttent contre
l'inévitable. Contre le passage. Inutiles horlogers d'un implacable
mécanisme.
-
Aurélie ! Aurélie ! Tu dors ? Réveille-toi, ma grande.
Le
halo de lumière encercle le visage de Marie. Marie et le monde
revenu. Marie qui porte la vie. Marie qui annonce la nouvelle :
-
Ton père est hors de danger. Tu peux venir le voir quelques minutes.
Aurélie
émerge de son monde hallucinatoire. Elle ne comprend pas comment
elle a fait mais apparemment elle s'est bel et bien endormie dans ce
couloir sinistre. Comme un robot, elle ramasse son manteau. Sa
pèlerine plutôt. Celle qu'elle aime tant parce que les boutons sont
remplacés par des sortes de petits bouts de bois qu'il faut passer
dans une cordelette. Un système qu'elle imagine presque médiéval.
En tous cas, beaucoup plus ancien que les boutonnières. Un système
comme celui que pourraient utiliser les héros des histoires qu'elle
s'invente.
Elle
sait que ça n'a aucun sens mais quand elle rentre dans la chambre de
Robert c'est à ça qu'elle pense : que la description des vêtements
des personnages est importante pour permettre au lecteur de se
projeter dans l'histoire.
Comme
si penser à sa pèlerine pouvait la protéger de ce qui l'attend.
Une grande pièce. Aux murs jaunes. Non, pas blancs : jaunes. Un
appareillage compliqué. Des montants en métal et des tuyaux en
plastique. Un bruit de source. Et au milieu, un homme. Petit. Tout
petit.
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