CHAPITRE
13 : OCTOBRE 1994 LA NAISSANCE
Le
ciel est aussi bleu que celui d'un jour d'été et l'air tout juste
un peu frais. Derrière les vitres du taxi, la ville qui défile est
encore plus belle que sur les cartes postales qui la rendent célèbre
aux quatre coins du monde. Le soleil levant vient éclairer le visage
d'Aurélie d'un tranquille sourire: dans quelques heures, aujourd'hui
en tous cas, Lucas viendra au monde. En ce douze octobre mille neuf
cent quatre-vingt quatorze. Ici, à Paris.
Même
les murs blancs de la clinique ne réussissent pas à ternir sa joie;
il n'y a aucun mauvais souvenir prêt à remonter à la surface. Tout
en elle, n'est qu'attente joyeuse. Comme si la boucle se fermait.
Comme si les pièces du puzzle se mettaient en place. Le vide qu'elle
a commencé à ressentir il y a déjà plusieurs années, ce manque
qui la faisait se plier en deux sous le poids de l'angoisse va être
comblé. Il l'est déjà en grande partie par ce dialogue permanent
qu'elle entretient avec le petit être qui nage en permanence dans
son ventre.
Elle
se souvient avec émotion de ses longs mois passés à espérer, à
attendre avant ce petit doute face à une tension inhabituelle dans
le bas-ventre. Ces trois tests achetés immédiatement. Leur verdict
concordant. Le bonheur de l'annonce. L'incrédulité face à
l'absence de malaises matinaux, face à l'énergie intacte, au corps
si adaptable.
L'étrange
sensation pourtant de devenir deux. D'abriter dans ce corps auquel
elle s'est toujours identifiée un invité, un être doté d'une
volonté propre, une sorte de petit dauphin, de petite vague en
perpétuel mouvement.
Deux
esprits, deux âmes, un seul corps. Parfois elle se dit qu'elle ne
revivra probablement plus jamais ça – elle a déjà 35 ans – et
qu'elle a raison de profiter pleinement de cette expérience. Plus
jamais elle ne sera aussi proche d'un être humain.
Elle
saisit aussi toute l’ambiguïté de la journée qui l'attend. Elle
sait déjà que ce sera la plus belle de toute sa vie parce qu'elle
va faire la connaissance de Lucas. Enfin, ça c'est juste une
formalité: un passage. Lucas est déjà bien vivant, là, à
l'intérieur de son corps à elle. Seulement pour l'instant, elle le
sent, après elle pourra le voir. Pourtant, la chose est ambiguë
parce que voir, est-ce vraiment plus que sentir? Lucas sera en face
d'elle et non plus EN elle. Il ne fera plus partie d'elle. Une
naissance est avant tout une séparation. La première d'une longue
liste.
Jusqu'à
la séparation ultime: celle de la mort. La seule chose définitive
que nous faisons en donnant la vie c'est en même temps de donner la
mort. En mettant quelqu'un au monde, nous ne savons pas ce qu'il
deviendra physiquement, mentalement, émotionnellement,
professionnellement … seulement qu'un jour il mourra comme nous
tous.
En
mettant quelqu'un au monde, nous acceptons de le laisser devenir
lui-même. D'abord, en développant son propre corps sans l'aide du
nôtre. Ensuite, en imposant ses idées face à notre éducation.
Nous acceptons de le laisser découvrir le monde hors de nous; un
monde de plus en plus large avec les années. Jusqu'au jour où,
parfois, nous nous retrouvons face à un étranger.
Perdre
le contrôle et le pouvoir; se fier à la vie. A l'âme surtout qui a
choisi de venir s'incarner dans celui qui va devenir - qui est déjà
– l'être le plus précieux pour nous sur Terre.
Oui,
c'est à tout cela qu'Aurélie pense tandis qu'on l'installe dans la
salle de travail. Quel travail se demande-t-elle? Ce n'est rien que
du bonheur et du plaisir. Lorsque les contractions se font un peu
fortes, la péridurale entre en action et c'est l'esprit serein et le
sourire aux lèvres qu'elle accueille Lucas à 18H35. Certes, il a
pris son temps depuis 10H du matin mais la journée a filé comme
l'éclair entre la surveillance des sage-femmes, les visites du futur
papa et les coups de fil de la famille ou des amis.
D'un
coup, tout s'est accéléré et elle vient d'entendre un discret
toussotement. Pourtant, dans les films, le bébé crie tout de suite
comme pour bien montrer la force de ses poumons. Inquiète, elle
questionne le médecin: est-ce bien normal? Il rit et confirme:
-Ne
vous en faîtes pas, vous aurez tout le temps de l'entendre crier. Il
est juste très calme pour l'instant.
Et
effectivement, la voix de Lucas ne tarde pas à se manifester lors
des tests, du petit bain et de l'habillage auxquels on le soumet. Il
ne se calme que quand on le pose sur la poitrine d'Aurélie. Dès
qu'elle l'a enfin dans les bras, deux réflexions traversent
immédiatement l'esprit de la jeune femme.
Tout
d'abord que, contrairement à ce qu'elle pensait, un bébé ça n'a
pas l'air si fragile que ça. Certes, Lucas n'est pas très gros - il
fait tout juste trois kilos cinquante – mais il est grand. Et si
ses mains sont fines et menues, elles sont loin d'être aussi
minuscules qu'elle se l'imaginait. Curieusement, sans doute, elle ne
voit pas son fils comme une petite chose délicate mais comme un être
à part, un être en devenir mais à l'identité déjà bien
présente.
La
deuxième impression c'est celle qu'elle a ressenti dès sa première
seconde de vie. Depuis ce toussotement. Comme s'il avait dit: «Bon,
Ok, ça y est, je suis là, on peut commencer». Comme s'il avait …
l'habitude.
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