CHAPITRE 17 : LE RETOUR DE MARIE
Une fine silhouette se détachait sur le gravier de l’allée. Un véritable attroupement les attendait sur le perron mais Anissia s’était élancée vers le carrosse dès qu’elle l’avait vu déboucher au coin du verger. Piotr fit arrêter la voiture. Liova remonta le long manteau qui l’enveloppait depuis le début du voyage et enfonça plus profondément le chapeau dont il s’était affublé. Précaution bien inutile : Anissia n’avait d’yeux que pour sa fille !
Marie se précipita dans ses bras. Plus rien d’autre ne comptait. Ce fut à peine si elle se rendit compte que Piotr mettait lui aussi pied à terre et que le carrosse repartait emportant Liova vers l’écurie. Jamais Marie n’aurait pensé qu’Anissia avait autant de forces ; elle la serrait à l’en étouffer. Et c’était en russe qu’elle s’adressait à elle, l’enveloppant d’amour.
« Goloubouchka ! Ma douce ! Ma chérie ! Tu vas bien ? J’ai eu si peur !
- Maman ! Je suis désolée de vous avoir inquiétée. Je vous aime tant ! »
Elles se tinrent enlacées, seules au monde, un bref instant. Puis Marie aperçut du coin de l’œil le reste des habitants d’Oblodiye qui s’avançait vers elles. Elle commençait à se préparer à les retrouver eux aussi quand elle se rendit compte qu’Anissia les ignorait totalement ; elle ne regardait que Piotr. Les larmes aux yeux, elle se mit à murmurer :
« Merci ! Merci ! Merci !
- Je te devais bien ça, Kochka. Et puis Marie est une petite fille adorable. Je suis heureux d’avoir eu la chance de la découvrir.
- Merci, Piotr. »
Le regard de Marie allait de l’un à l’autre. Il était évident que leur pardon mutuel était désormais total. Tout dans leur ton, leurs regards, disait combien ils étaient maintenant apaisés, réconciliés, enfin capables de se comprendre et de se parler.
Le reste fut une longue série d’embrassades, d’émotions, de larmes et de sourires mêlés. Marie se retrouva rapidement dans les bras de son père puis dans ceux de Sacha pour finir dans ceux … de Vania. De là, elle observa avec quelle timidité Olga s’approchait de leur groupe.
Entourée de ses deux filles, la femme de Piotr semblait hésiter à se mêler à leurs retrouvailles comme si elle ne s’en sentait pas tout à fait le droit.
L’espace d’un instant, Marie se demanda si l’ombre d’Anissia planait encore sur la vie de famille de Piotr. Il n’avait pas dû être facile pour Olga de lutter contre un fantôme pendant toutes ces années. Il n’était pas difficile d’imaginer que des dizaines de femmes s’étaient battues pour succéder à Anissia dans le cœur de Piotr mais que lui avait soigneusement choisi quelqu’un de totalement opposé à la belle aux yeux de miel ; quelqu’un de discret, dénué d’ambition et totalement dévoué à son mari.
Ludmila et Natacha ne se posèrent pas autant de questions ; échappant à la surveillance d’Olga, elles se précipitèrent dans les bras de leur père. Piotr tendit la main vers sa femme et l’attira près de lui avant de l’embrasser fougueusement. De son côté, Marie voyait ses sœurs se précipiter vers elle ; les choses rentraient dans l’ordre, chacun retrouvait son monde et pourtant … quelque chose restait à régler.
Ils étaient tous en train de se diriger tranquillement vers le château quand plusieurs serviteurs en sortirent précipitamment. La petite fille comprit instantanément ; Liova venait certainement de faire son entrée à Oblodiye en compagnie des gardes de Piotr. Une arrivée qui n’était pas passée inaperçue !
« Excellence, il faut que je vous parle.
- Bien sûr, Marie, je … Mais que se passe-t-il ? Attends, je crois qu’il y a un problème.
- C’est justement à cause de ça que … »
Marie ne put achever ; les serviteurs étaient trop près. La présence de Liova au château fut annoncée dans une sorte d’incrédulité affolée. Vania commençait à donner des ordres pour qu’on s’empare de lui tandis que ses valets tentaient de lui expliquer que la situation était assez complexe ; les gardes de Piotr semblaient plus protéger l’homme que le retenir.
Tout le monde s’était regroupé autour de Marie. Elle tenta de s’expliquer.
« Liova n’est plus le même homme, il ne veut plus faire de mal à personne. Il m’a sauvé la vie … Je sais qu’il m’a enlevée et mise en danger mais il a empêché Mikhaïl Ilitch de me tuer, il m’a sauvée des flammes, il a réussi à nous libérer de ce maudit barine … Il …
- Marie, es-tu devenue folle ?
- Marie, qu’est-ce que tu racontes ?
- C’est un assassin, voyons !
- Il ne mérite aucune pitié !
- Que fait-il ici ? »
Le tollé était général. Courageusement, Marie tenta de faire front avant d’appeler Piotr à son aide :
« Je veux pouvoir oublier tout cela. Je ne veux plus de violence. Ne lui faîtes pas de mal. Je … Oncle Piotr, je vous en prie, aidez-moi ! »
La petite eut le temps de lire la surprise dans les yeux de Pierre qui s’était agenouillé devant elle pour tenter de la raisonner. Il comprenait que les choses avaient changé et que de tendres relations s’étaient nouées entre sa fille et celui qu’il avait appris à détester. Des relations comparables à celles d’un père et d’une fille ? Marie songea l’espace d’un instant à le rassurer mais pour l’heure c’était de Liova qu’il fallait se préoccuper. Heureusement, Piotr venait de prendre les choses en main :
« Ecoutez-moi tous, Liova est ici de son plein gré. Il ne représente plus de danger et est venu librement s’en remettre au jugement de Sacha.
- S’en remettre à moi ? Après avoir voulu me tuer et avoir enlevé Marie ? Qu’on lui donne le fouet avant de l’égorger !
- Non, Parrain, par pitié, non !
- Marie, il suffit maintenant …
- Sacha, écoute-la ! Tu me connais ; je ne suis pas facile à déstabiliser pourtant j’ai été obligé de revoir mon jugement sur cet homme. Marie a réussi à toucher son cœur : Liova a changé. Et la petite s’est attachée à lui. Il m’a été impossible de le faire mettre à mort à Moscou tant la souffrance de Marie était vive. Je n’ai pourtant pas oublié ce qu’il voulait te faire et nous sommes parvenus à cet accord, Marie, Liova et moi.
- Sa Majesté le tueur a accepté de revenir à Oblodiye ! Quelle grandeur d’âme !
- Je comprends ton ironie et ta colère, Sacha, mais je t’en prie, prends en compte les sentiments de Marie et le fait que Liova n’est plus un danger …»
Une voix grave et douce se mêla à la conversation.
« Tu en es sûr, mon fils ?
- Oui, Père.
- Bien. Allons finir de régler cette histoire à l’intérieur ! »
Le petit groupe venu accueillir Marie et son sauveur suivit le maître de maison et pénétra à sa suite dans le château.
Liova se tenait au milieu de l’entrée, bien planté sur ses deux jambes qu’il maintenait légèrement écartées, bras croisés, tête haute, il regardait droit devant lui. A quelques pas, autour de lui, les gardes de Piotr attendaient eux aussi, montrant clairement par leur attitude que tout était sous contrôle afin de rassurer le reste de la famille de Vania. En effet, le long des murs, dans l’embrasure des portes, Marie aperçut Alexeï et sa femme, Andreï, Lena et son mari, Maroussia, Kolia ainsi que de nombreuses personnes dont elle ignorait le nom ; probablement des invités pour le mariage.
A ce propos, justement, le principal intéressé semblait manquer à l’appel. Marie comprit à ce moment-là que son vœu devait avoir été exaucé ; si le prince Nikolaï et sa famille avaient été présents à Oblodiye, Amaury n’aurait pas manqué d’être là lui aussi. Il se trouvait certainement à Orenbourg en compagnie de Nina ; elle n’aurait pas à se soucier d’affronter le prince, tentant de deviner s’il pouvait oui ou non être son véritable père. Toute son attention pouvait se concentrer sur Liova.
Pendant que Vania mettait au courant les spectateurs de la scène, Sacha s’avançait vers son ancien valet. L’homme ne baissa pas les yeux une seconde.
« Ainsi, c’est vrai ; tu es venu de ton plein gré pour t’en remettre à moi.
- Oui, Excellence.
- Tu accepteras ma décision quelle qu’elle soit ?
- Oui.
- Que feras-tu si je te remets à la justice ?
- Je mourrai sous le knout.
- Tu essaieras de t’échapper. Admets-le.
- Non, Excellence. Je ne veux plus fuir.
- Avoue que tu comptes plutôt sur ma clémence.
- Personne ne s’est jamais montré aussi bon que vous à mon égard. Vous m’avez donné à manger et un travail alors que je refusais de répondre à vos questions.
- J’aurais mieux fait d’insister ! Tu m’aurais tué sans remords ni hésitation, n’est-ce pas ?
- Oui, Excellence.
- Pourquoi ?
- Parce que l’on m’avait payé pour ça.
- Parce que tu ne sais rien faire d’autre ?
- C’est ce que je croyais.
- Tu as appris un autre métier depuis ?
- J’ai seulement appris que je ne veux plus exercer celui-là.
- Comment l’as-tu découvert ?
- Grâce à Maria Petrovna.
- Pourquoi devrais-je t’épargner ?
- Pour l’amour de votre filleule.
- Tu es bien sûr d’elle ?
- Oui, Excellence. Mon sort dépend d’elle depuis plusieurs semaines maintenant. D’abord, ce n’est que justice mais surtout ma vie ne saurait être en de meilleures mains.
- Je crois que tu as raison. Je t’avoue que, face à toi, je me sens comme devant un serpent venimeux ; je n’ai plus aucune confiance en toi et mon seul réflexe serait de t’anéantir tant que j’en ai la possibilité. Seulement … il y a Marie. Nous sommes tous si heureux de la revoir saine et sauve que je ne veux pas tout gâcher en la perturbant davantage. Et puis, Amaury va bientôt se marier ; l’heure est à la fête pas aux règlements de comptes. Voilà ce que j’aimerais pour toi : que tu deviennes le valet, le garde du corps de Marie. Tu l’as mise en danger mais tu as su par la suite la protéger mieux que quiconque ; je souhaite que tu restes attaché à sa personne toute ta vie ou en tous cas tant qu’elle voudra de toi. Seulement, il faut que ses parents soient d’accord. »
Tous les regards s’étaient portés sur Pierre et Anissia. La réponse du Français fut catégorique :
« Non, il n’en est pas question !
- Père, je vous en prie !
- Il suffit, Marie ! Votre parrain lui fait grâce, cela devrait vous suffire.
- Mais Père, où ira-t-il ? Comment pourra-t-il …
- Marie, en voilà assez ! Je suis comme Sacha, je ne supporte pas de voir cet individu en face de moi, libre de ses mouvements, après ce qu’il a fait. L’avoir en permanence sous les yeux, pendant nos promenades, nos repas, jusque dans nos appartements, toujours à tourner autour de toi ; cela est au-dessus de mes forces. »
Marie comprenait qu’il lui faudrait du temps et beaucoup de patience pour venir à bout de la résistance de Pierre. Car il ne s’agissait vraiment que de son père ; Anissia était restée silencieuse. Marie se demandait si sa mère ne disait rien parce qu’elle approuvait Pierre et qu’elle le laissait exprimer leur opinion commune ou au contraire parce qu’elle se fiait au jugement de Piotr et de Sacha sans oser contredire son mari. Pour l’instant, elle devait continuer à penser à Liova ; elle s’approcha de Piotr et s’apprêtait à lui demander son aide quand il prit les devants.
« Sacha, si je comprends bien, tu es prêt à renoncer à poursuivre Liova s’il consacre sa vie à la sécurité de Marie ?
- Oui, mais tu as entendu Monsieur de Fronsac … Quant à le laisser repartir libre, je ne sais pas si nous pouvons vraiment nous fier à lui. Tu dis qu’il n’est plus dangereux mais …
- Ecoute, pour l’instant Monsieur de Fronsac ne veut pas de Liova et je comprends parfaitement ses raisons. Voilà ce que je propose ; je prends Liova à mon service tout le temps nécessaire, définitivement s’il le faut.
-Tu as à ce point confiance en lui ?
- Oui.
- Alors qu’il en soit ainsi. »
Soulagée, Marie embrassa discrètement la main de Piotr pendant que les gardes s’écartaient, commençant à se diriger vers les appartements privés de leur employeur. Les invités du mariage et le reste de la famille s’approchèrent à leur tour de Marie soit pour faire sa connaissance soit pour lui témoigner leur affection. Piotr, quant à lui, recevait leurs félicitations pour sa perspicacité et pour le succès dont ses recherches avaient été couronnées. Seul, Liova n’avait pas bougé, laissant les regards curieux ou inquiets glisser sur lui. Il attendit tranquillement que son nouveau maître ait été libéré pour s’avancer vers lui. Il s’inclina brièvement.
« Je suis à vos ordres, Excellence.
- Je crois que le mieux pour aujourd’hui c’est que tu restes dans mes appartements. Je pense qu’il faudra du temps pour que l’on s’habitue de nouveau à ta présence ici.
- Oui, je le crois aussi. »
Liova s’apprêtait à se retirer quand il se ravisa.
« Excellence ?
- Oui ?
- Je … je suis bien conscient de tout ce que je vous dois. Je ne voudrais pas que vous pensiez que vous avez affaire à un ingrat. C’est juste que … que j’ai beaucoup de mal à … Enfin, je voulais vous remercier. Je …
- Et bien, tu vois, ce n’était pas si difficile ! Allez, va maintenant!»
Liova s’inclina de nouveau, plus profondément cette fois, avant de disparaître. Une petite main se glissa alors dans celle de Piotr ; Marie était revenue sur ses pas et ce fut ensemble que son sauveur et elle rejoignirent le salon où l’on attendait avec une intense curiosité le récit de leur voyage de retour.
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