CHAPITRE 18 : SON ALTESSE NIKOLAI
Piotr se trouvait déjà dans la salle du petit-déjeuner quand Marie et ses parents s’y présentèrent. Debout, quelques pas derrière son nouvel employeur, se tenait Liova. Pendant quelques secondes, l’air d’impassibilité permanente qui semblait le caractériser disparut et un large sourire éclaira son visage en réponse à celui que Marie lui adressait. Pourtant, très vite, il se reprit et reporta toute son attention sur Piotr.
Marie sentit que ce bref instant de complicité entre Liova et elle avait déplu à son père. Pierre de Fronsac n’avait rien d’une girouette et la petite était sûre que plusieurs semaines et de nombreuses explications seraient nécessaires avant qu’il ne révise son jugement sur Liova. Pourtant la veille, il avait semblé mieux comprendre ce qu’il prenait pour une folie auparavant ; l’entêtement de sa fille à sauver son ravisseur. Il avait écouté le récit de Marie et de Piotr avec une attention grandissante et posé plusieurs questions, cherchant à percer le secret de la conduite de Liova. Mais ce matin, il semblait de nouveau contrarié et nerveux en sa présence.
Piotr dut le ressentir car pendant que Marie et sa famille s’installaient, il appela Liova à ses côtés et lui demanda de se faire remplacer par Grigori. Son nouveau garde du corps s’exécuta aussitôt. Dès qu’il fut sorti, Pierre prit la parole :
« Merci, Piotr. Il est vrai que je n’avais pas très envie de me retrouver face à lui.
- Je vous comprends, Monsieur. Ne vous inquiétez pas. J’essaierai de vous épargner sa présence au maximum. Dîtes-moi, qu’allez-vous faire aujourd’hui ?
- Je pense que nous allons nous promener en famille. Nous retrouver en quelque sorte.
- Je vois. Voilà qui me paraît être une excellente idée. »
Marie remarqua avec plaisir à quel point les rapports entre son père et Piotr s’étaient détendus ; elle se rendait compte que les deux hommes avaient retrouvé leur ancienne complicité, le respect et l’amitié qui les unissaient autrefois. Quant à Anissia, Piotr et elle n’avaient échangé qu’un bref salut mais le sourire qui l’accompagnait en disait long sur la nouvelle sérénité qui présidait à leurs rapports. Une chose pourtant gênait la petite fille, la conversation se poursuivait, agréable et légère, mais si Piotr avait répondu à son salut, il semblait maintenant totalement l’ignorer. Vaguement vexée, elle décida de faire de même et s’apprêtait à suivre ses parents lorsqu’ils quittèrent la table quand Piotr l’interpela :
« Macha ! »
La petite se retourna vivement.
« Bonne journée, petite.
- Bonne journée, Oncle Piotr. »
N’y tenant plus, elle se précipita dans ses bras tandis qu’il murmurait :
« Il est important que vous restiez en famille aujourd’hui »
Réconfortée, Marie le quitta sur un clin d’œil.
La journée se déroula comme dans un rêve ; toute la famille se rendit dans l’un des villages de l’immense domaine d’Oblodiye. Richino était un village que Pierre aimait particulièrement ; il s’agissait du village où demeurait autrefois la nourrice des enfants de Vania et il les y avait souvent accompagnés. Si la femme était morte depuis longtemps déjà, suivie une dizaine d’années plus tard par son mari, le vieux Danilo, plusieurs familles de moujiks se souvenaient encore très bien de Pierre.
Il dut honorer de nombreuses invitations et Marie avala ce jour-là plus de blinis, de bortch et de thé que dans toute sa vie. La bonne humeur des moujiks était communicative et les chants, les danses, la fête qu’ils improvisaient étaient une invitation permanente au bonheur. La petite lâchait rarement la main de sa mère et elle pouvait sentir à quel point Anissia se laissait elle aussi envahir par la joie véhiculée par la musique. Aussi ne fut-elle pas tout à fait surprise quand elle la vit se lever, s’éloigner un peu et se joindre à un groupe de paysannes en train de danser.
Un bref coup d’œil à son père lui apprit que si Pierre avait lui aussi été surpris dans un premier temps, il comprenait et même approuvait ce que sa femme était en train de faire. Il était profondément heureux de la voir rire et s’amuser, enfin sereine. L’après-midi se passa tranquillement à écouter les vieilles du village raconter leurs histoires ; sur les métiers à tisser les jupons et les corsages apparaissaient peu à peu tandis que les sorcières, les princes et les moujiks allaient et venaient au gré de l’imagination des conteuses.
La nuit tombait déjà quand le carrosse s’arrêta devant le perron du château d’Oblodiye. L’habituelle nuée de serviteurs se pressa autour d’eux ; l’heure du dîner approchait et le service n’attendait pas. Marie et toute sa famille se préparaient à monter se changer quand la porte du salon s’ouvrit. La petite s’étonnait de n’avoir encore aperçu personne ; certes ils ne revenaient pas d’un long voyage mais Vania et sa famille étaient des gens chaleureux, Sacha ou Piotr en particulier, auraient pu vouloir avoir la primeur du récit de sa journée. Elle se préparait d’ailleurs à apercevoir l’un des deux quand se fut Vania lui-même qui apparut.
Mais il n’était pas seul ; juste derrière lui, le dominant d’une bonne tête, une sorte de géant à la chevelure blanche venait d’apparaître. Plus encore que sa taille, ce qui impressionna Marie ce fut le regard que l’inconnu darda sur elle. D’un intense vert clair, il était pratiquement impossible à soutenir et donnait un côté à la fois sauvage et mystérieux au personnage. Ses traits fins et réguliers, la façon dont il se tenait, l’air de profonde assurance qu’il arborait permirent immédiatement à Marie de comprendre qu’elle se trouvait face au célèbre et redoutable prince Pavelski.
Il semblait plus jeune que son grand ami Vania, peut-être du même âge que Pierre, en tous cas, suffisamment vieux pour être le père d’Anissia ; pourtant Marie comprenait parfaitement que sa mère ait pu être attirée par lui au point d’en oublier toute prudence. Plus que la beauté qui continuait à se deviner sous les griffures du temps c’était son autorité naturelle et sa prestance qui, combinées au regard vert, avaient dû la fasciner tout comme elles le faisaient maintenant pour Marie.
Le terrible regard ne la quittait pas et ce fut à peine si la petite, subjuguée, entendit les saluts que ses parents échangeaient avec le prince et Vania. Un brouhaha lui parvenait par vagues depuis le salon ; elle songea que toute la famille du prince devait s’y trouver. Elle avait appris que sa femme et lui étaient les parents de deux garçons d’une vingtaine d’années, anciens compagnons de jeux de Sacha et d’Andreï, d’un autre garçon beaucoup plus jeune et enfin de Nina, tout juste vingt ans et fiancée à Amaury.
Anissia et Pierre semblaient très calmes, polis, sans froideur ni excès. Marie se dit qu’ils avaient eu le temps pendant les deux mois où elle avait été absente de refaire connaissance avec Nikolaï et toute sa famille et que, d’une façon ou d’une autre, tous avaient réussi à se donner une contenance, à adopter une attitude de neutralité, un comportement qui leur permettraient d’assister au mariage de Nina et d’Amaury avec dignité.
Seulement voilà, elle était de retour et la façon dont le prince la regardait montrait clairement que sa présence ne saurait être ignorée. Cherchait-il une éventuelle ressemblance ? Un semblant de parenté ? Avait-il autant envie qu’elle de savoir ? Aurait-il, au contraire, ne jamais voulu l’avoir croisée ? S’intéressait-il vraiment à elle ? Sa curiosité n’avait-elle d’autre but que de mieux la rejeter ensuite ?
Les questions s’étaient mises à bourdonner dans sa tête comme de petites abeilles prises de folie. Ce ne fut que quand le regard vert fut à moins d’un mètre de son visage qu’elle réagit. Elle avait déjà gravi plusieurs marches quand la porte s’était ouverte, pourtant de l’autre côté de la rampe, le regard du prince était exactement à sa hauteur.
« J’ai dit ; bonsoir jeune fille.
- Bon …bonsoir, Votre Altesse. Je … je suis désolée.
- Il n’y a pas de mal, Maria Petrovna. J’étais seulement curieux de faire votre connaissance. Piotr a déjà commencé à me raconter vos aventures mais j’ai hâte d’avoir votre version. A tout à l’heure au dîner. Je vous laisse aller vous changer. »
Sur ces paroles, il tourna les talons et retourna vers ceux qui l’attendaient au salon. Interloquée par un départ aussi brusque, Marie resta un instant interdite, fixant la porte par laquelle le prince venait de disparaître. Ce fut à peine si elle se rendit compte que ses parents et ses sœurs s’étaient éclipsés en direction des appartements qu’ils occupaient au château.
« Kolia a toujours été un homme surprenant ; à la fois terriblement imposant comme tout prince de sang et incroyablement peu conventionnel. »
La voix était douce comme à son habitude, pourtant Marie était tellement plongée dans ses pensées qu’elle sursauta ; Vania n’avait pas suivi son ami et se tenait à quelques mètres d’elle, au pied de l’escalier.
« Excellence, je …je ne vous ai même pas salué. Je …
- Tu es désolée, oui, je sais. Tu es surtout encore en train de te poser des questions. As-tu remarqué comment, à chaque fois qu’un coin du voile se déchire, il révèle à la fois une partie de la vérité et une nouvelle zone d’ombre ?
- Que voulez-vous dire ?
- Que tu connais maintenant le rôle joué par Piotr dans le passé de ta maman mais que tu as également compris que Kolia en fait lui aussi partie.
- Oui, c’est vrai mais cela n’a plus d’importance.
- Oh, si ! Et pas seulement pour toi. Kolia n’a pas pour habitude de se montrer aussi impatient de faire la connaissance des enfants de ses amis.
- Des enfants de ses amis ou de sa fille ? Parce que s’il s’imagine que je vais accepter qu’il se prenne pour mon père, il …
- Tout doux, jeune fille. N’oubliez pas de qui vous parlez ni le respect que vous devez à vos aînés.
- Si je vous ai offensé, je le regrette car vous, je vous respecte infiniment mais lui …
- Lui, tu ne le connais même pas.
- Je sais qu’il s’est servi de Maman avant de l’abandonner.
- C’est ce que Piotr t’a dit ?
- Non, pas exactement, mais …
- Mais tu as décidé qu’il devait avoir le mauvais rôle, qu’il ne devait rien avoir à faire avec toi.
- Je ne veux rien savoir de plus sur le passé de Maman. »
De l’autre côté de la rampe, Vania s’était approché d’elle ; ses yeux d’un bleu intense lui souriaient tranquillement.
« Marie, je dois aller les retrouver tous mais je veux te dire une dernière chose avant le dîner : le problème avec le passé c’est qu’on ne peut plus le modifier. On peut essayer de l’oublier, de l’ignorer mais si on essaie de le transformer, il y a toujours quelqu’un pour rétablir la vérité. En accompagnant tes parents ici, c’est cette vérité que tu es venue chercher sans le savoir. »
Le Comte Simonov disparut à son tour dans le salon tout proche laissant une fois de plus Marie en proie à mille et une pensées contradictoires. Quand elle se décida enfin à gravir à son tour le monumental escalier de marbre, l’une d’elles s’imposa à son esprit : Nikolaï était la clé du passé de Vania. La nuit où Piotr lui avait parlé de son enfance, il lui avait expliqué que le prince l’avait recueilli et sauvé d’une mort certaine et comme elle s’étonnait que ce ne soit pas plutôt Vania qui ait joué ce rôle puisqu’il était devenu son père adoptif, le marchand lui avait alors raconté l’histoire des deux hommes et de leur improbable et pourtant indestructible amitié. Il lui avait parlé du moujik en fuite qui s’était un jour retrouvé en train de voler une poule dans le château d’un prince exilé par le Tsar. Il avait expliqué comment le barine au lieu de punir le voleur l’avait recueilli, protégé, sauvé. Mieux encore, à travers son récit, elle avait compris comment les deux hommes s’étaient rapprochés au point de devenir plus que des amis ; des frères. Inséparables.
Vania était devenu le Comte Simonov bien plus tard, après bien des péripéties, mais sans Nikolaï il serait mort depuis longtemps et toute cette famille n’existerait pas. Pierre n’aurait jamais rencontré Anissia, elle-même ne serait pas née et la vie à Oblodiye, resté aux mains du Comte Iliouchine, aurait été bien différente. Tous ceux qui étaient réunis ici, à l’occasion du mariage de Nina et d’Amaury, étaient d’une façon ou d’une autre redevables à Nikolaï.
Marie repensait à la conversation qu’elle avait surprise en France entre son père et sa mère ; Anissia avait eu raison, les ombres étaient nombreuses ici. Elle avait tout d’abord crû que la plus terrible serait celle de Piotr, à la fois amant et maître mais celle du prince était bien plus impressionnante encore.
La salle bourdonnait du bruit des conversations. Marie, vaguement écœurée par toute la nourriture déjà ingurgitée dans l’après-midi, ne touchait pratiquement pas à son assiette. Depuis le début du repas, elle se sentait mal à l’aise et si l’indigestion qui menaçait et le bruit n’arrangeaient rien, elle savait que la vraie raison se trouvait ailleurs.
Quand elle était entrée en compagnie de ses parents, la première chose qui l’avait frappée c’était l’absence d’autres enfants. Elle aurait pourtant dû y être habituée car à Oblodiye, apparemment la règle était de n’autoriser leur présence que lorsqu’ils atteignaient dix ans. Ni ses sœurs, ni les fils de Sacha, ni les enfants de Lena, la sœur jumelle d’Andreï, ni les filles de Piotr ne s’étaient jamais assis autour de l’immense table de chêne. De toute évidence, les invités se pliaient eux aussi à la règle ; ni Ilya, ni Sergueï, les deux fils de Nikolaï, ne s’étaient présentés avec leurs enfants, pas plus que leurs cousins, les neveux de Tatiana.
Tatiana, justement, semblait être la cause principale de son sentiment de malaise. Quand Vania avait attiré Marie à ses côtés pour lui présenter les nouveaux arrivants, la petite fille avait été éblouie par Nina, belle jeune femme brune aux yeux bleus mais quand elle avait découvert sa mère, elle était restée sans voix ; de l’argent se mêlait à l’or naturel de ses cheveux et l’ovale de son visage avait perdu de son éclat mais Tatiana resplendissait littéralement et semblait exercer une véritable fascination sur tous ceux qui l’entouraient. Marie comprenait que seule une femme d’une telle majesté pouvait lutter à armes égales avec Nikolaï et que l’amour qui existait entre ces deux êtres devait être aussi intense et passionné que leurs regards étaient impressionnants. Elle admettait enfin l’idée que la jeune Anissia n’avait pu être qu’un amusement, qu’une passade dans la vie du prince. La jeune servante ne faisait tout simplement pas partie du même monde qu’eux, dans tous les sens du terme.
Dix années s’étaient écoulées et pourtant la Princesse n’avait pas pardonné. Marie le sentait à la façon dont elle évitait soigneusement d’adresser la parole à Anissia, à ses regards méprisants, à la gêne qu’elle feignait de ressentir chaque fois que Vania s’adressait à elles deux, essayant de les amener à parler ensemble. En effet, le protocole et l’amitié qui le liait au prince et à la princesse depuis tant d’années imposaient au Comte Simonov de placer Tatiana à sa droite, place qu’il avait jusque là réservé à Anissia, mais il avait demandé à la jeune femme de rester près de lui, juste de l’autre côté de la table. Les deux femmes se faisaient donc face et il fallait toute la diplomatie, la patience et l’autorité de Vania pour amener Tatiana à accepter une telle situation.
L’autre source du malaise de Marie venait du fait que, pour la deuxième fois en moins de quarante-huit heures, elle devait faire le récit de ses aventures. Autant la veille, cela lui avait semblé normal et même nécessaire pour achever de convaincre son père et Sacha de ne plus s’en prendre à Liova, autant ce soir, devant cette femme si méprisante et tant de visages inconnus, elle se sentait gênée de devoir raconter, expliquer, justifier même parfois ce qui lui était arrivé. Elle sentait confusément qu’elle ne pourrait pas être aussi convaincante, aussi maîtresse d’elle-même que la veille et ni la présence de ceux qu’elle aimait ni l’aide de Piotr n’y pouvaient rien changer.
Le plan de table ou la volonté du maître de maison l’avaient placée au milieu de l’immense assemblée, juste en face du plus jeune des convives après elle ; Wladimir, le benjamin des fils du prince, âgé d’une quinzaine d’années. Le jeune garçon semblait attendre avec impatience son récit ; Marie avait plusieurs fois surpris son regard d’un bleu profond posé sur elle et au lieu de détourner les yeux il lui avait alors souri comme pour l’encourager. C’était bien là le seul réconfort qu’elle pouvait ressentir ce soir-là car son père se trouvait aussi loin d’elle qu’Anissia ; assis à l’autre extrémité de la table, à gauche de Katia et … en face de Nikolaï. Sacha et Piotr se trouvaient plus près d’elle mais du même côté de la table ce qui l’empêchait de pouvoir les regarder, leur sourire …
Le moment qu’elle redoutait était arrivé avec le dessert ; Vania s’était levé, avait réclamé le silence et avait prononcé un bref discours d’où il ressortait que son bonheur était à son comble et que plus aucune ombre ne venait ternir la joie qu’il éprouvait à voir s’unir son fils et la fille de son meilleur ami. Marie avait bien compris que l’ombre c’était elle ou plutôt sa disparition et que désormais la porte était ouverte à toutes les questions la concernant.
Comme elle s’y attendait ce fut Nikolaï qui posa la première :
« Marie, je comprends qu’il puisse être pénible pour vous d’en reparler mais j’aimerais comprendre pourquoi ce tueur s’en est pris à vous alors que sa cible était visiblement Sacha.
- L’occasion, Votre Altesse. L’occasion qui fait le larron, vous le savez bien. Et l’immense affection que me voue mon parrain. Liova était sûr qu’Oncle Sacha se lancerait à ma recherche. »
Un léger silence suivit et Marie se prit à rêver mais quelqu’un relança la conversation ; Alexeï, le frère de Tatiana, s’intéressait lui-aussi à elle :
« Dîtes-moi, Maria Petrovna, l’homme s’est-il montré violent envers vous ?
- Non, Excellence … enfin un peu … Disons qu’il m’a surtout effrayée.
- A ce que l’on m’a dit vous avez intercédé auprès de Piotr afin que l’on épargne cet assassin. »
C’était Ilya, le fils aîné de Nikolaï, qui venait d’intervenir à son tour. Même voix coupante, même ironie sous-jacente. Une voix de maître habituée à commander, à diriger la vie des autres. Marie s’efforça d’oublier à quel point elle détestait obéir et recommença à se justifier. Les questions s’enchaînèrent et elle poursuivit son récit, seulement ponctué des précisions que lui apportait Piotr. La fatigue et l’envie d’en finir se faisaient de plus en plus pressantes quand arriva la question qui mit le feu aux poudres. La princesse qui jusque là s’était contentée d’écouter, se fit alors entendre :
« Dîtes-moi, jeune fille, il y a quelque chose que je ne comprends pas : que faisiez-vous seule dans ce bois ? »
Tatiana savait-elle ? Ou du moins devinait-elle ? Essayait-elle seulement de démontrer à quel point Anissia négligeait sa fille en la laissant faire n’importe quoi ? Marie vit sa mère blêmir et une ombre passer sur le visage d’ordinaire si souriant de Vania. Il était trop tard : la petite en avait assez de l’hypocrisie de tous ces gens ; ils voulaient savoir et bien ils sauraient.
« Je m’étais enfuie du château après avoir découvert que l’homme que j’aime le plus au monde, mon père, Monsieur de Fronsac, n’était pas mon géniteur. »
La petite avait parlé d’une voix forte et claire. Un court silence prolongea ses paroles bientôt suivi d’un concert de protestations.
« Marie, voyons !
- En voilà assez !
- A-t-on idée …
- Quelle impudence … »
Anissia était livide. Quant à Pierre, Marie n’osait même pas regarder dans sa direction. Seule la princesse semblait calme et déterminée, paraissant attendre la suite. Voyant que Marie n’osait poursuivre, elle l’y invita, heureuse de prolonger le scandale.
« J’imagine le choc en découvrant que votre mère … enfin … Comment pouvez-vous en être sûre ? Rien ne peut vous le confirmer…
- Altesse, j’écoutais derrière la porte. De toute façon je ne sais quelle comédie nous jouons ici ; vous-même, ainsi que tous ceux qui sont assis autour de cette table, vous savez que votre mari pourrait très bien être mon père. »
Marie avait volontairement omis de parler de Piotr, souhaitant ainsi clairement démontrer à Tatiana que cette question était réglée. Elle essayait également de faire comprendre à la princesse que si elle voulait créer des problèmes à Anissia, elle, Marie, avait de quoi répondre. La réaction montait telle une vague effrayante, grondant de toutes parts autour de la table. La petite fille comprit qu’elle devait se hâter si elle voulait pouvoir aller au bout de son discours.
« Depuis le début du repas, je vous observe, Madame ; vous évitez soigneusement d’avoir affaire à ma mère comme s’il s’agissait d’une pestiférée. Ne me dîtes pas maintenant que vous ignorez la trahison de votre mari. Car c’est bien par là qu’il faut commencer ; une pauvre servante fascinée par un grand prince, un noble qui s’amuse avec elle pendant un temps, en usant selon son bon plaisir avant de l’abandonner en hurlant avec les loups quand l’histoire tourne mal. Si vous devez condamner, commencez par balayer devant votre porte. »
Le scandale fut énorme. Même Vania, le calme et doux Vania était rouge de colère. Il s’était levé et, suivant son exemple, plusieurs autres convives se trouvaient eux aussi maintenant debout. Anissia, elle, demeurait assise, prostrée, le visage entre les mains. En face d’elle, respirant rapidement sous le coup de l’émotion, les dents serrées, les yeux rivés sur la petite comme si elle voulait la forcer à se taire, Tatiana pâlissait à vue d’œil.
A travers le brouillard qui voilait maintenant ses yeux, Marie eut juste le temps d’apercevoir le visage ravagé de Wladimir ; apparemment le jeune garçon ignorait tout de l’histoire. La pointe acérée du remords se ficha dans le cœur de Marie mais il était trop tard ; elle s’enfuit de la salle tandis que la voix de Pierre résonnait à ses oreilles.
« Dehors, Mademoiselle ! Dans votre chambre tout de suite ! Cette fois vous n’y échapperez pas. Nous allons en finir une bonne fois avec votre insolence. Dehors ! »
15 - Kolia est le diminutif du prénom Nikolaï.
16 - Voir « Le Barine et le moujik » du même auteur.
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