vendredi 1 janvier 2016

CHAPITRE 20 : LES EXCUSES

   Le lendemain, Marie s’éveilla, le corps tout endolori. Le moindre mouvement lui coûtait, ses gestes étaient raides et malhabiles et la perspective de devoir passer la journée à parcourir le château en tous sens pour présenter ses excuses à chacun des convives de la veille ne la motivait guère à sortir de sa chambre. C’était pourtant une petite fille courageuse et bien décidée à faire ce que l’on attendait d’elle, aussi commença-t-elle par préparer une liste afin de déterminer dans quel ordre elle irait rendre visite aux uns et aux autres afin de mieux se motiver.
   Elle décida qu’elle devait commencer par ceux dont le pardon lui était indispensable ; son père et sa mère. Ensuite venaient ceux dont le pardon ne lui semblait ni trop difficile à obtenir ni vraiment nécessaire à son équilibre comme Kolia, Maroussia ou des invités comme le frère de la princesse. Après, venaient les pardons qui ne lui semblaient pas trop difficiles non plus mais beaucoup plus importants à obtenir comme ceux de Piotr et de Sacha. Pour finir, il lui resterait à affronter les deux personnes qu’elle regrettait vraiment d’avoir offensées ; Vania et Wladimir et bien sûr le couple princier.
   Serrant sa liste sur son cœur, Marie se dirigea vers la chambre de ses parents. La servante qui travaillait dans le petit salon et qui alla annoncer son arrivée revint lui dire que son père refusait de la recevoir mais qu’Anissia arrivait tout de suite. Jamais la petite fille n’aurait pu imaginer que Pierre réagirait de la sorte ; sous le choc, elle se laissa tomber dans un fauteuil et ne sortit de sa torpeur que quand Anissia pénétra dans la pièce. Sans attendre, elle commença ses excuses :
   « Maman, je suis désolée. Je n’ai compris qu’après à quel point j’avais pu vous blesser, vous mettre tous les deux dans une situation délicate voire impossible. Tout ce que je voulais c’était montrer à la princesse que dans cette histoire vous n’aviez été qu’une victime. Elle était si méprisante. Je voulais que cesse cette comédie, que …
   - Chut, ma chérie, chut ! Je sais. Je comprends. Tout va bien, Machenka. »

   Une fois de plus, Marie eut du mal à admettre la réalité ; après le rejet de son père c’était maintenant le pardon immédiat et sans condition de sa mère qui la déstabilisait totalement. Elle s’était lancée dans ses excuses comme on se jette à l’eau, se dépêchant d’en dire le plus possible avant d’être interrompue par des reproches ou pire par un refus de l’écouter et voilà qu’Anissia la serrait dans ses bras à l’en étouffer, la couvrant de baisers. 
   « Maman, je … je ne comprends pas ; vous … vous n’êtes plus fâchée contre moi ?
   - Non, ma chérie. Hier déjà, j’étais plus bouleversée que vraiment fâchée contre toi. Tu as très mal agi en te montrant aussi insolente envers Son Altesse, en mettant mal à l’aise tous les convives, surtout Son Excellence qui est le meilleur homme qui se puisse trouver sur cette terre mais je reconnais que tous autant que nous sommes nous avons une part de responsabilité dans cette affaire. Surtout moi qui ai toujours voulu oublier mon passé sans vouloir comprendre qu’il était également le tien.  
   - Je suis si heureuse de voir que vous me pardonnez, Maman. C’est si important pour moi. Et mon père ? Pourquoi … Croyez-vous qu’il me pardonnera un jour ? J’aurais tant de chagrin si …
   - Machenka, comment peux-tu douter ainsi de ton père ? Après tout ce qu’il a fait ! Laisse-lui un peu de temps. Et puis il attend la visite de Son Altesse pour savoir quelle suite donner à ta punition.
   - Oh, Maman, croyez-moi, j’ai déjà été bien durement punie par le prince Nikolaï. Plus jamais je ne me montrerai insolente ; le seul souvenir de la fessée qu’il m’a administrée suffira à m’en dissuader.
   - Puisse le Ciel t’entendre !
   - Ne riez pas, Maman, c’est vrai, je vous assure… Maman ? … Je … Son Altesse m’a parlé, après …
   - Oui ? 
   - De … de la marque que j’ai sur l’épaule. »
   Un nuage de tristesse s’abattit sur le visage souriant d’Anissia.
   « Igor … Alors je ne m’étais pas trompée. Je me demandais si ça pouvait être une coïncidence.  
   - Le prince a dit qu’Irina avait la même. Oh, Maman, c’est si affreux ! Je suis tellement triste pour vous ; toutes ces épreuves, ce malheur, ces …
   - Ce miracle d’avoir trouvé ton père sur ma route ce soir-là, cette chance d’avoir pu aimer et être aimée, ce bonheur de t’avoir. Je suis sûre que si Igor peut nous voir, il est lui aussi terriblement heureux et fier de toi. 
   - Il devait tellement vous aimer ! Son Altesse a dit qu’il était son serviteur personnel. Il faisait partie des privilégiés mais il n’a pas hésité. Il vous …
   - Chut, Marie ! Il faut tourner la page.
   - Justement Son Altesse m’a proposé, pour mieux pouvoir en finir avec cette histoire, d’aller sur la tombe d’Igor à Orenbourg.
   - Vraiment ? Je vois que Son Altesse n’a pas fait que te punir hier soir. Ce n’est pas vraiment étonnant ; ton père et moi nous pensions bien que c’était la meilleure chose à faire. Seul le prince pouvait à la fois sanctionner ton insolence et te livrer sa part de vérité. C’était à lui de décider. 
   - Avant, il veut que je fasse des excuses à tous ceux que j’ai offensés.
   - Voilà qui me paraît tout à fait sensé et simple à mettre en œuvre.
   - Sensé certainement mais pas si simple ; je dois tous les voir les uns après les autres. Je vous avoue que ce matin ça me parait bien impressionnant. 
   - Je comprends, ma chérie. Ecoute … je t’accompagne. 
   - Quoi ? Vous … vous voulez …
   - T’accompagner. Oui, Marie. Par qui as-tu prévu de commencer?
   - Par les enfants de Son Excellence.
   - Voilà qui me paraît parfait. Allons-y.»

   Plusieurs heures plus tard, la mère et la fille faisaient enfin une pause. Anissia se rendit à la salle-à-manger pour y retrouver les autres convives pendant que Marie déjeunait rapidement dans sa chambre. Pendant toute la matinée, elles n’avaient pas économisé leur peine, montant dans les appartements privés, parcourant le parc, descendant dans les salons. La présence d’Anissia favorisait l’accueil réservé aux excuses de Marie ; la petite avait pu s’expliquer et réussir à faire comprendre à tous ces interlocuteurs à la fois qu’elle avait compris la leçon et saurait désormais  faire preuve de respect mais qu’il y avait peut-être également des raisons à son geste. A vrai dire sa tâche avait été grandement facilitée par le fait que tous les convives de la veille étaient déjà au courant de l’histoire et comprenaient parfaitement à quel point une découverte d’une telle ampleur pouvait perturber celle qui était finalement la principale intéressée. La plupart lui firent cependant remarquer qu’elle avait vraiment peiné Vania qui déployait des efforts considérables pour que tout se passe bien et qui s’était toujours montré envers elle et toute sa famille d’une bonté sans faille.
   Marie savait déjà que ces excuses-là seraient parmi les plus difficiles avec celles qu’elle devait à Tatiana et à Wladimir. La redoutable explication de la veille avec Nikolaï avait au moins eu le mérite de lui faire comprendre que celui-ci était tout disposé à pardonner, une fois que les autres convives auraient pu écouter ses excuses et lui dire leur façon de penser.
   Certains ne s’en étaient pas privés ce matin et la honte sans cesse répétée de devoir déranger quelqu’un pour pouvoir s’excuser avant d’écouter tête basse ses reproches, l’humiliation de devoir remercier encore et encore pour ce pardon enfin accordé, l’angoisse grandissante de l’affrontement final auraient sans doute eu raison du courage de la petite sans la présence apaisante d’Anissia. Marie en était bien consciente et avait souhaité que sa mère prenne un peu de repos après le repas ; elle lui avait expliqué que pour rencontrer Sacha et Piotr elle n’avait pas besoin d’encouragements et que si leur pardon était autrement plus important pour elle que celui des gens vus le matin, il n’en était certainement pas plus difficile à obtenir. Anissia en avait convenu et il avait été décidé qu’elles se retrouveraient toutes les deux peu après le retour de Vania qui sortait tous les après-midi sur sa propriété. Cela donnait amplement le temps à Marie de présenter ses excuses à Sacha avant que celui-ci ne rejoigne son père pour la promenade. Piotr, lui, n’avait jamais aimé ni le domaine d’Oblodiye ni les promenades à cheval ; il serait facile de trouver un moment pour aller le retrouver dans ses appartements privés.

   Sitôt son déjeuner avalé, Marie se précipita aux écuries ; elle savait que son parrain ne raterait pour rien au monde une promenade sur les terres de son enfance et qu’il était toujours très ponctuel. Effectivement, ce fut bien Sacha qui se présenta le premier sous ses yeux. La petite ne perdit pas de temps et se précipita vers lui.
   « Parrain, je vous en prie, je vous demande pardon, je suis tellement désolée …
   - Ah, te voilà enfin toi ! Son Altesse nous a expliqué que tu devais faire des excuses à tout le monde aujourd’hui ; tu n’avais pas l’air très pressée de venir me les présenter !
   - Oh, Parrain ! Comment pouvez-vous penser que … Votre pardon est si important pour moi. Je … »
   Marie ne put achever, Sacha venait de l’attirer contre lui et déposait un tendre baiser sur ses cheveux.
   « Goloubouchka, je suis si heureux que tu sois saine et sauve. J’ai eu si peur. Quand j’ai compris pourquoi tu avais fui, je m’en suis voulu ; j’aurais dû te parler ou demander à ta Maman de le faire. C’était un secret bien trop lourd. Nous avons tous une part de responsabilité dans cette histoire. Je t’aime, ma chérie. Tu peux repartir tranquille et finir tes excuses auprès des autres. Qui est le prochain ?
   - Oncle Piotr.
   - Voilà qui ne devrait pas trop poser de problèmes non plus. Dis-moi, quand comptes-tu les présenter à notre père ?
   - Juste après votre promenade, Oncle Sacha.
   - Bien. Il a été très choqué, il est important que tu puisses t’expliquer avec lui. 
   - Oui, Parrain. Je sais que ce sera difficile.
   - Il te pardonnera, chérie, tu le sais bien. »
   Marie repartit vers le château, pleine d’un courage nouveau.

   Quelques instants plus tard, la petite se retrouvait devant les appartements de Piotr. Elle se sentait plus intimidée qu’elle ne l’aurait crû ; elle venait de se rendre compte que non seulement elle devait s’excuser auprès de Piotr mais également auprès d’Olga Wladimirovna, sa femme. Certes, celle-ci était d’un naturel effacé et s’en remettait sûrement à son mari pour la plupart des décisions à prendre ou du moins jamais elle n’oserait s’opposer à lui mais les circonstances avaient été telles qu’elles se connaissaient à peine et qu’en plus c’était à cause d’elle, Marie, qu’Olga et ses filles s’étaient vues privées de la présence de Piotr pendant deux mois. La chose ne serait pas aisée et Marie se félicita de ne pas avoir mentionné Piotr dans son discours de la veille.
   Un valet l’introduisit dans le bureau où ses maîtres la rejoignirent peu de temps après. Une surprise entra en même temps qu’eux ; Katia, la maîtresse de maison, les accompagnait. Tout d’abord déstabilisée, Marie se dit que cela lui simplifiait la tâche et que la Comtesse se laisserait plus facilement pousser au pardon en présence de Piotr et qu’il serait plus aisé de rencontrer Vania en tête-à-tête.  
   Sans plus attendre elle plongea en une profonde révérence et commença ses excuses en insistant sur le manque de respect dont elle avait fait preuve face à des gens qui l’avaient si bien accueillie et à qui elle avait déjà causé tant d’ennuis. Elle eut la sagesse de ne pas faire d’allusions au choc de sa découverte et ne glissa qu’une phrase rapide sur le fait que tous autour de la table attendaient d’une petite fille qu’elle soit capable de supporter sans broncher ce qu’eux-mêmes avaient eu tant de mal à accepter. Katia et Olga ne se firent pas prier davantage et accordèrent leur pardon à Marie avant de se retirer, la laissant seule quelques instants avec Piotr. 
   « Et vous, Oncle Piotr, vous n’avez encore rien dit ; me pardonnerez-vous ? 
   - Réponds-moi franchement, Marie, en as-tu douté un seul instant?
   - Non, Oncle Piotr. 
   - Je préfère ça. De toute façon - et que ce soit un secret entre nous - je pense que la plupart de ceux qui se trouvaient autour de la table n’ont eu que ce qu’ils méritaient. A commencer par Son Altesse Tatiana à qui pourtant je dois beaucoup pour toute l’aide et le soutien qu’elle m’a apportés à mes débuts. Mon père pourtant …
   - Oui, Oncle Piotr, je vous promets. Dans quelques heures, après sa promenade …
   - Sa promenade ? Mais, Marie, aujourd’hui mon père y a renoncé. 
   - Parrain ne m’a rien dit, alors que je viens de le quitter.
   - Si mon cher petit frère ne se précipitait pas à ce point dès qu’il est question de sortir il aurait entendu ce que Père nous a confié avant de rejoindre ses appartements ; qu’il souhaitait rester seul cet après-midi.
   - Mais, la promenade ?
   - Sacha ne s’ennuiera pas ; il ne manque pas de convives pour vouloir se détendre et visiter Oblodiye avec lui aujourd’hui. De toute façon, même seul, sous la neige, ton parrain ne renoncerait pas à se promener sur les terres de son enfance. Et franchement, même si je ne partage pas son enthousiasme, je le comprends parfaitement, surtout après dix ans d’exil. 
   - Son Excellence ne veut donc voir personne cet après-midi ? Comment ferai-je pour …
   - Macha, il te reste encore beaucoup de choses à découvrir sur Ivan Sergueïevitch. C’est toi qu’il attend.
   - Vous êtes sûr ?
   - Sûr au point de te conseiller de ne pas tarder. Il se doute que tu es venue me voir.
   - J’y vais de ce pas, Oncle Piotr. Merci une fois de plus. »
   Marie déposa un furtif baiser sur la main de Piotr avant de se rendre au plus difficile de ses rendez-vous de ce jour-là.

   Pendant quelques instants, elle avait songé retourner auprès de sa mère pour la prévenir que leurs plans avaient été modifiés avant de se raviser. D’abord Anissia le savait sans doute déjà puisqu’elle avait assisté au déjeuner et ensuite, il semblait évident que c’était elle seule que le Comte Simonov voulait voir et qu’il avait certainement eu la délicatesse de s’en expliquer avec sa mère. 
   Ce fut donc sans l’aide précieuse de sa complice de la matinée qu’elle se présenta dans la partie du château réservée au maître de maison. On ne la fit pas attendre ; le petit valet, Chourik, l’introduisit dans le petit salon et Marie eut à peine le temps de se retourner que Vania pénétrait à son tour dans la pièce.
   Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait la petite eut du mal à reconnaître le maître des lieux ; son regard d’un bleu intense et lumineux était teinté d’une sévérité nouvelle. De toute façon, elle ne pouvait pas renoncer ; elle commença le petit discours qu’elle avait préparé :
   « Excellence, si j’ai tant tardé à venir vous présenter mes excuses c’est parce que ce sont sans doute les plus difficiles pour moi ; vous êtes l’une des deux seules personnes que je regrette vraiment d’avoir offensées. Votre pardon compte infiniment pour moi ; vous vous êtes montré si bon, vous m’avez comprise, consolée parfois, aidée toujours. Je comprends dans quelle position délicate je vous ai mis, après tous les efforts que vous aviez déployés pour que tout se passe bien, j’ai tout gâché. Je sais à quel point je vous ai manqué de respect, à vous le maître des lieux. Quelles qu’aient pu être mes raisons, elles auraient dû s’effacer devant le respect que je vous dois. J’en suis désolée, je vous assure. Quoi que vous exigiez pour me pardonner, je m’y plierai de bon cœur. Je ferai tout ce que vous voudrez pourvu que vous acceptiez mes excuses. Je vous en prie ! Je vous en supplie ! »
   Les larmes lui étaient montées aux yeux tant l’impassibilité de Vania la mettait mal à l’aise. Elle qui l’avait toujours vu se montrer si chaleureux, se sentait profondément angoissée devant lui. Bras croisés, lèvres pincées, regard fixe, il semblait ne même pas la voir. Enfin, il se décida à prendre la parole :
   « Maria Petrovna, savez-vous que je ne me souviens de m’être mis en colère que deux fois depuis mon arrivée à Oblodiye ? Une première fois contre Sacha avant mon mariage avec Katia et hier contre vous. »
   Totalement abattue, la petite ne savait que répondre à une telle remarque. Elle baissa la tête en attendant la suite.
   « Vous m’avez profondément déçu. Je comprenais votre volonté de savoir, votre désarroi face à toutes ces révélations, votre colère même contre nous tous mais je croyais que votre enlèvement vous avait mis un peu de plomb dans la tête. Je pensais que cela vous avait aidé à comprendre quelles étaient les seules choses vraiment importantes ; être en vie, en pleine santé et avoir une famille aimante autour de soi. L’amour de vos parents ne vous suffit donc pas ? Est-ce ainsi que vous les remerciez d’avoir pris soin de vous toute votre vie ? Est-ce ainsi que vous remerciez Piotr de vous avoir cherché à travers tout le pays ? De vous avoir expliqué ce qui vous perturbait tant ? Est-ce ainsi que vous me remerciez de mon accueil ? Certes, vous ne devez aucun remerciement à Leurs Altesses mais à votre âge on ne devrait plus avoir à vous enseigner une chose aussi simple et évidente que le respect. Et bien, qu’avez-vous à me répondre ? »

   Lentement, Marie leva les yeux. Un brouillard voilait l’éclat fauve de son regard et ce fut d’une voix tremblante qu’elle s’exprima :
   « Excellence, je n’ai rien à répondre si ce n’est que vous avez raison sur tous les points et que je suis bien coupable. Tout ce que je peux ajouter c’est que je suis terriblement désolée et anxieuse d’obtenir votre pardon. La seule chose dont je sois sûre c’est que je n’oublierai plus jamais le respect dû aux adultes ; les mains de Son Altesse sont redoutablement convaincantes. 
   - Pour ça, je te crois. »
   Pour la première fois depuis le début de leur entretien, un sourire flottait sur les lèvres de Vania. Marie faillit en pleurer de bonheur, elle tenta maladroitement de poursuivre la conversation sur ce sujet:
   « Comment savez-vous … Son Altesse, quand il était votre … votre maître …Oh ? Pardon ! Je … 
   - Alors, Piotr t’a aussi parlé de mon passé à moi ! Franchement la vision de Kolia en train de me donner la fessée est pour le moins cocasse, non ? Un peu stupide aussi, tu ne crois pas ? »
   Vexée, Marie n’en laissa rien paraître, trop heureuse d’avoir pu rétablir un lien entre elle et Vania. Cependant, il lui était difficile de s’avouer vaincue.
   « Pourtant, vous avez souri, comme si cela évoquait un souvenir.
   - Kolia n’a jamais levé la main sur moi, Marie. Pas une fois. Alors qu’il avait le droit de me tuer, simplement pour ce que j’étais quand je l’ai rencontré ; un moujik en fuite. Disons que le souvenir concerne … quelqu’un d’autre. »
   La petite se garda bien de demander de qui il s’agissait. Elle se contenta de redire ce qui lui tenait à cœur :
   « Même s’il m’avait donné le fouet, je ne serais pas plus désolée que je ne le suis de vous avoir déçu et manqué de respect. Je vous en prie, croyez-moi !
   - Je te crois, petite. Je te crois. Allez, viens là. »
   Joignant le geste à la parole, il l’attira contre lui et traça un signe de croix sur son front avant de l’embrasser tendrement sur le front. Soulagée, Marie se laissa enfin aller à verser quelques larmes bien à l’abri des bras de Vania. Après un instant, celui-ci repoussa doucement la petite fille.
   « Macha chérie, il te faut maintenant poursuivre la mission que Kolia t’a confiée. Je suppose que tu as déjà vu Sacha et Piotr donc si j’ai bien compris ce que ta maman a dit au déjeuner il ne te reste que trois pardons à obtenir. Et quelques heures avant le dîner. Kolia et Tatiana ne sont pas sortis aujourd’hui, ils m’ont dit qu’ils se contenteraient d’une promenade dans le parc. Tu devrais les trouver dans le petit bois derrière le château, c’est l’un des endroits préférés de Nikolaï. Ah, ne te perds comme la dernière fois ! »
   L’entretien se termina sur ce dernier clin d’œil et Marie prit sans tarder la direction de la prairie, juste derrière le château. Elle ne put s’empêcher de repenser à la fuite éperdue qui l’y avait menée la dernière fois. Les choses avaient bien changé depuis ; elle comprenait à quel point les adultes s’étaient trompés en croyant la protéger mais maintenant elle savait aussi qu’elle aurait dû s’en tenir au respect et à la raison. Cette fois ce qui faisait battre son cœur plus vite ce n’était plus la rage et le dégoût mais la peur et l’émotion de devoir bientôt affronter la princesse.  

   Soudain, au détour d’un chemin, elle les découvrit ; chevauchant côte à côte, majestueux et si terriblement beaux. Ils se dirigeaient maintenant droit vers elle ; émue, elle s’arrêta et attendit. Très vite, les deux cavaliers mirent pied à terre devant elle. Là encore, elle put admirer la grâce avec laquelle la princesse venait de descendre de son cheval, d’une façon à la fois naturelle et élégante, résultat aussi bien d’une longue habitude que d’un soin méticuleux.
   Le prince, lui, s’était laissé glisser à terre d’un mouvement souple et énergique. Il s’était aussitôt emparé des rênes des deux chevaux et venait de s’écarter afin de les attacher à un arbre situé un peu plus loin sur la gauche. Marie se retrouva donc plus ou moins seule avec la princesse ; elle décida alors de ne pas perdre de temps afin de ne pas se laisser submerger plus longtemps par l’émotion. S’inclinant profondément, elle commença :
   « Votre Altesse, je voudrais vous demander humblement pardon pour les infâmes propos que j’ai tenus à votre encontre hier. Je suis mortifiée d’avoir ainsi oublié le respect qui vous est dû à vous et à toute personne de votre qualité. Je regrette profondément de vous avoir offensée ainsi que tous ceux qui se trouvaient autour de cette table. Je …
   - Un bien beau discours, jeune fille. Il est vrai que vous avez eu le temps de le préparer … 
   - Oui, Votre Altesse, j’ai passé la journée à présenter mes excuses à tous ceux qui ont eu à souffrir de mon insolence. Je vous assure pourtant que je pense chacun des mots que j’ai utilisés aujourd’hui. Je vous supplie de me croire et de me pardonner.
   - Tout doux, jeune fille. Quelques questions d’abord, ensuite nous verrons. »
   Marie jeta un coup d’œil en direction du prince ; il avait fini d’attacher les chevaux et pourtant il restait à l’écart. Souhaitait-il lui laisser le temps de faire correctement ce qu’il avait exigé d’elle ? Répondait-il à une demande de sa femme, formulée avant même cette rencontre ? Il était inutile de chercher à comprendre, tout ce qu’elle pouvait faire maintenant c’était de répondre de son mieux aux questions de la princesse Tatiana.
   « Dîtes-moi d’abord, aviez-vous prémédité votre geste d’hier ?
   - Oh non, Madame, je vous jure que non. Je …
   - Que vouliez-vous obtenir ?
   - Surtout que vous vous taisiez. Pardon, Votre Altesse, mais c’est vrai ; je voulais seulement que Maman cesse d’être aussi mal à l’aise, que tous arrêtent de prétendre ne rien savoir, que …
   - Pourquoi alors ne pas avoir fait allusion à Piotr Ivanovitch.
   - Parce que c’était à vous que je voulais faire du mal.
   - Au moins, vous êtes franche ! Bien, continuons ; que regrettez-vous le plus ?
   - D’avoir blessé Son Altesse Wladimir.
   - Pourquoi devrais-je vous pardonner ?
   - Parce que vous êtes une adulte responsable et non une enfant comme moi. Parce que vous êtes une bonne âme et parce que je n’oublierai plus jamais le respect qui vous est dû.
   - Qui me le garantit ?
   - Mes regrets sont sincères, Madame, et la correction que Son Altesse m’a administrée hier suffisamment sévère pour me faire réfléchir une bonne fois pour toutes. »
   L’espace d’un instant, Marie eut l’impression de se retrouver face à Vania ; un sourire flottait maintenant sur le visage de Tatiana. Quel souvenir commun les unissait donc ? Et si … Marie n’eut pas le loisir d’approfondir la question :
   « Je vous crois, jeune fille, et je vous pardonne.
   - Merci, Votre Altesse, merci. Je ne vous décevrai plus.
   - J’en suis convaincue. Allons, venez, rentrons ! »
   La princesse l’entraîna à sa suite vers Nikolaï qui attendait toujours à quelques pas de là. Sans un mot, celui-ci tendit alors la main vers Marie, l’attira près de lui et, à sa plus grande surprise, la souleva dans ses bras avant de la déposer sur son propre cheval. Il aida ensuite sa femme à se remettre en selle avant de rejoindre la petite.
   Ce fut donc à cheval que Marie parcourut la courte distance qui les séparait du château. Comme ils ressortaient de l’écurie, ils croisèrent un couple qui se promenait dans les jardins qui flanquaient les côtés du bâtiment. Le cœur de la petite se remit à battre lourdement ; elle se trouvait tout d’un coup en face de Pierre ! Anissia lui souriait tendrement, fière du courage qu’elle avait montré toute la journée mais elle, Marie, ne voyait que ce visage si cher à son cœur, celui de cet homme qui lui avait tout donné et qu’elle avait tant déçu, ce père qui l’avait rejetée le matin même pour la première fois de sa vie. Folle d’angoisse à l’idée d’un nouveau refus, épuisée par sa journée, éperdue d’amour pour lui, elle se jeta dans ses bras en sanglotant.
   « Papa, pour l’amour de Dieu, ne me repoussez pas ! J’ai tellement honte de moi. Si toute cette histoire m’a appris quelque chose, ce n’est pas l’ampleur de votre amour pour moi que je connaissais déjà mais que je n’aurai jamais assez de toute ma vie pour vous prouver le mien. Vous aviez toutes les raisons de me considérer comme un fardeau et pourtant vous m’avez toujours soutenue, aimée et moi, moi … »
   Un doux baiser sur ses cheveux vint à son secours.
   « Toi, tu es mon petit soleil russe. Je t’aime, ma fille. C’est fini, ma chérie. Fini. »  

   La cavalcade des chevaux rentrant de promenade vint démentir les propos de Pierre ; l’un des cavaliers semblait les observer attentivement et quand l’habituelle armée de valets s’approcha de la petite troupe et que Marie le vit mettre pied à terre à son tour elle reconnut en frissonnant la haute silhouette brune de son voisin de la veille. Nikolaï avait suivi son regard.
   « Même caractère susceptible que son père. Même besoin d’action pour maîtriser son orgueil et sa sensibilité. Il va vous fuir, Marie. Rattrapez-le, étonnez-le ! »
   Tout d’abord interloquée par le discours du prince, la petite fille comprit qu’elle n’avait pas le choix ; après un dernier coup d’œil vers Tatiana et ses parents qui semblaient commencer à discuter tranquillement elle s’élança dans la direction prise quelques secondes plus tôt par Wladimir. 
   « Altesse, Altesse, écoutez-moi ! Attendez-moi ! Il faut que je vous parle.»
   Un bref ralentissement comme une vague hésitation permit à Marie de comprendre que Wladimir l’avait entendue mais il n’en continua pas moins son chemin. Ses longues jambes lui permettaient d’adopter sans forcer une allure d’une ampleur qu’elle était loin de pouvoir imiter ; sans hésiter, elle se mit à courir. Consciente du ridicule de la situation et prise d’une inspiration soudaine, elle se mit à crier :
   « Continuez à fuir si vous voulez mais moi je vous poursuivrai où que vous alliez. »
   Comme elle le pensait, le verbe « fuir » fit son effet ; le jeune homme stoppa net, obligeant Marie qui était sur le point de l’atteindre à faire un écart. Le regard bleu étincelait.
   « Fuir ? Pour qui me prenez-vous ? Il se trouve que je n’ai nulle envie d’écouter vos excuses. Je sais ce que mon père vous a demandé et apparemment vous avez brillamment réussi. Il est inutile d’y ajouter ma contribution ; vous direz ce que vous voudrez, de toute façon il vous a déjà pardonné.
   - Que … que …
   - Je vous observais tout à l’heure. Et puis … je le connais bien.
   - Lui aussi vous connait bien ; il savait que vous fuiriez. 
   - Que …
   - Et puis qui vous dit que j’ai envie de vous faire des excuses ? J’ai attendu les vôtres toute la journée. »
   Cette fois, ce fut la surprise et même l’incrédulité la plus totale qui envahirent les yeux bleus. Le jeune garçon en bafouilla.
   « Co … comment … que … 
   - J’ai attendu que vous veniez m’expliquer pourquoi vous n’avez pas profité de … de cette malheureuse découverte pour vous révolter vous aussi. Pour m’aider. Me soutenir. Faire éclater les conventions. Pour une fois, rien qu’une fois.
   - Mais vous êtes folle, ma parole ! Vous n’avez rien compris. Vous avez passé la journée à vous excuser et pourtant vous ne regrettez rien. 
   -Si. Une chose surtout ; de vous avoir fait subir ce que j’ai moi-même subi. Si je pouvais revenir en arrière, je me tairais, je vous l’assure. Je pensais que vous saviez, vous aussi.
   - Pourquoi m’aurait-on mis au courant ? Ces choses-là ne regardent que les adultes.
   - C’est bien ce que je pensais ; si jeune et déjà si conventionnel.
   - En voilà assez à la fin ! Il y a des règles. »
   Les yeux de Wladimir venaient de virer au gris-orage. Marie savait qu’elle devait en finir.
   « Oui, je suis d’accord avec vous. Et … quoi que vous pensiez, je ne suis pas une espèce d’hypocrite capable de faire des excuses toute la journée sans en penser un mot. Je suis vraiment désolée d’avoir offensé tous ces gens, en particulier Son Excellence. Je suis désolée d’avoir agressé vos parents, d’avoir mis les miens dans un tel embarras. Mais je suis vraiment triste de vous avoir fait du mal à vous. Ceci dit je ne plaisantais qu’à moitié, je comprends que … que la force de persuasion de votre père vous ait depuis longtemps convaincu de vous montrer obéissant mais … ils savaient tous et ne vous ont rien dit, vous auriez pu en profiter pour exiger … disons provoquer des explications.
   - Comment savez-vous que ça n’a pas été le cas ?
   - Mais …
   - Mais quoi ? Si nous parlons de fuir ; c’est vous qui avez fui ensuite. 
   - Alors, vous …
   - Nous en avons parlé. En famille. Calmement. Quand mon père est revenu après … après avoir discuté avec vous, il est venu me rejoindre et m’a tout raconté.
   - Tout ? Alors vous savez que nous ne …
   - Que nous ne sommes pas parents, oui. Que vous irez demain à Orenbourg aussi. »
   Cette fois ce furent les yeux couleur de miel qui vacillèrent. Comme si toute la fatigue de la journée tombait d’un coup sur ses épaules, sans bien comprendre ce qui lui arrivait Marie se sentit submerger par l’émotion. Tout ce qu’elle réussit à balbutier ce fut :
   « Je suis désolée. Vraiment désolée, Votre Altesse. Pardonnez-moi. »
   Elle commençait à se détourner pour cacher son trouble quand Wladimir la retint. D’un geste tendre, il caressa lentement sa joue.
   « Vous êtes une étrange petite fille, Maria Petrovna.
   - Je ne suis pas une petite fille.
   - D’accord. D’accord. Petit lutin. Faisons la paix, voulez-vous ? »

   La caresse quitta sa joue. Le jeune prince attendait ; Marie s’empara de la main tendue. Quand elle releva les yeux, le bleu d’un velours profond qui lui faisait face était teinté d’une vraie tendresse. Une idée saugrenue traversa à cet instant l’esprit de la petite fille ; elle était heureuse de ne pas être la sœur de ce garçon-là. Quelque chose de doux, de chaud, d’étrange s’était installé, bien au creux de son ventre. 

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