lundi 15 mai 2017

UN ESCALIER ET DES BÉQUILLES OU ... COMMENT APPRENDRE L'HUMILITÉ SI CE N'EST PAS ENCORE FAIT 

dimanche 14 mai 2017

UNE VOIX DE BASSE INCROYABLE + UNE CHANSON DE MON DIEU : BOWIE MAIS ...
ON LE VIRE !!!! PAS BIEN THE VOICE PAS BIEN ....

jeudi 11 mai 2017

L’ESPION DU TSAR


CHAPITRE 1 LA RENCONTRE
Cachée sous les fougères, Liouba attendait que le jour baisse encore un peu avant de rejoindre comme chaque soir l’isba de la vieille Féodora. Elle voulait d’abord être bien sûre que le tsaroste1 avait renoncé à la chercher pour lui administrer la correction promise.
Quelques instants plus tôt, elle n’avait pas pu s’empêcher de se moquer une fois de plus de lui quand l’orage lui avait fourni la preuve éclatante qu’elle avait raison et qu’il aurait été bien plus sage de rentrer la récolte plutôt que de s’occuper de réparer les barrières de l’enclos.
Eclatante était bien le mot songea Liouba lorsque la foudre la fit sursauter en tombant sur le grand mélèze du hameau de Poliats. Elle se consola en se disant que c’était sans doute le genre d’avertissement dont Anton Borissovitch2 avait besoin pour comprendre que l’instinct d’une fillette de huit ans même aussi insolente qu’elle n’était pas à négliger...
Pourtant Liouba était bien consciente que de toute façon le tsaroste trouverait un moyen de faire retomber la faute sur les moujiks3 du village. Comme il le faisait tout le temps, se rangeant du côté du barine - ou plutôt de son intendant puisque le maître était parti depuis des années à Moscou où


1 Le tsaroste, en général choisi par les autres habitants, est le chef du village et sert de relais entre les moujiks et le barine ou son intendant.
2 En russe, la façon polie de s’adresser à quelqu’un ou de parler de lui est d’utiliser son prénom suivi de son patronyme basé sur le prénom de son père.
3 Le servage ne fut aboli qu’en 1861 par le Tsar Alexandre II. A l’époque de ce roman, sous le règne de Pierre le Grand, le pouvoir des nobles - appelés barines - était immense et la possession de terres entrainait de fait celle des êtres humains qui y travaillaient.





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il venait d’ailleurs de mourir - au lieu d’essayer d’aider ceux qui l’avaient choisi pour les représenter. Grigor Alexeïevitch, l’intendant, se montrait d’une cruauté sans nom, n’hésitant pas à donner le knout aux rares personnes qui avaient eu le courage - ou la folie - de protester et Anton Borissovitch avait eu vite fait de choisir son camp.
Depuis, tous se taisaient, supportant de leur mieux les coups et les brimades et se débrouillant pour survivre en travaillant le soir la petite terre qui leur appartenait en propre. Certains avaient été mieux lotis que d’autres et à ce jeu-là les femmes seules avec deux enfants comme l’était la mère de Liouba avaient dû se contenter des miettes. La situation était d’ailleurs si difficile que Macha avait accepté que sa fille se rende tous les soirs chez la vieille Féodora pour y trouver un repas chaud en échange de quelques menus travaux ce qui lui permettait de mettre un peu plus de bortch4 dans l’assiette de son petit frère.
Liouba commençait d’ailleurs à sortir prudemment de sa cachette pour se diriger vers la maison de la babouchka5 quand elle se jeta de nouveau brusquement à terre. Là-bas à une centaine de mètres devant elle un cavalier venait d’apparaître.
Sur les terres du barine, la seule personne que Liouba ait jamais vue se promener à cheval était l’intendant. Or, tout au long de la journée, les conversations des uns et des autres n’avaient eu qu’un seul thème : son départ aux premières heures de la matinée. De toute façon, malgré la pluie battante, aucune confusion n’était possible : l’inconnu portait un uniforme.


4 Bortch : soupe à base de choux et de betteraves
5 terme effectué employé pour parler à une vieille femme; grand-mère





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Il semblait chercher désespérément un abri contre la pluie et se laissa rapidement glisser au sol en apercevant la petite maison de Féodora. Liouba le vit ensuite attacher son cheval, frapper à la porte de la vieille femme et s’engouffrer dans la maison. Totalement déstabilisée par l’évènement, la petite fille hésita un moment puis décida de se remettre en marche; son estomac criait famine, Féodora avait vraiment besoin de son aide au quotidien et peut-être encore plus maintenant avec cet étranger chez elle.
Il n’était cependant pas question de perdre toute prudence, la petite fille se glissa donc sous l’une des fenêtres avant de jeter un coup d’oeil à l’intérieur. Les mains tendues vers le poêle, le militaire lui tournait le dos tandis que Féodora disposait sur la table le pain et le sel typiques de l’hospitalité russe. Quelque peu rassurée par le calme de la scène, la fillette se décida à entrer à son tour.
Liouba s’attendait bien sûr à voir l’inconnu se retourner mais la rapidité de sa réaction l’étonna tellement
qu’elle hésita un instant avant de refermer la porte. De taille moyenne, l’homme n’impressionnait nullement par sa carrure ou par la finesse de ses traits; chez lui, au contraire, tout semblait commun, ordinaire ...Pourtant son maintien n’était en rien comparable à celui des moujiks. Liouba avait l’habitude de voir femmes, hommes et enfants, toujours aux aguets, prompts à courber l’échine, les yeux baissés mais attentifs au moindre mouvement. Cet homme, lui, avait un regard de maître, droit, franc, inquisiteur même. Visiblement sûr de son bon droit et faisant fi du fait qu’il s’était lui-même invité chez Féodora, l’inconnu se permit d’emblée de questionner la petite paysanne qui venait de faire irruption dans la pièce.

- D’où est-ce que tu sors, toi?
- Depuis quand ça vous regarde ? Ce serait plutôt à vous de vous présenter !
Sidéré aussi bien par l’insolence de la réponse que par l’aplomb de la gamine qui le fixait sans ciller une seconde, le militaire marqua une pause qui lui permit d’observer cette dernière plus attentivement. Son sarafan6 collé au corps par la pluie, les cheveux trempés et les pieds nus dans des lapti7, elle ne semblait tenir debout que par la force de sa seule volonté. Une énergie qui paraissait se concentrer dans ce regard qui ne se détournait pas : des yeux d’un bleu si clair qu’il en était presque transparent.
- Alors, satisfait?
- Liouba, voyons ... Arrête ! Tu vois bien que ... Oh, Barine, par pitié, ce n’est qu’une enfant, elle ne sait pas ...
Sincèrement choquée qu’une enfant puisse répondre ainsi à un adulte et qui plus est à un barine, Féodora tentait maladroitement d’intervenir quand l’homme en question décida de la rassurer sans plus tarder.
- Ne t'inquiète pas, babouchka; elle m’amuse. C’est ta petite fille?
- Non, Barine, Liouba vient seulement m’aider un peu le soir. Elle s’occupe de tout ce que mon vieux dos ne me laisse plus faire; le jardin, laver le sol ... En échange, elle partage mon dîner. Elle habite un peu plus loin, dans le village de Rodorov, avec sa mère et son petit frère.
- A propos de dîner, petite mère, il y a longtemps que je n’ai rien avalé. J’ai de quoi payer...
Une bourse venait d’apparaitre dans la main de l’homme et les pièces qui s’amoncelèrent sur la table firent briller les yeux de Liouba. Du coup, elle hésita beaucoup moins à



6 vêtement traditionnel des paysannes russes
7 chaussures faites partir d’écorce de tilleul, de bouleau ou d’orme.





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laisser Féodora seule avec l’étranger pendant qu’elle se rendait dans le petit potager derrière la maison. Tandis qu’elle profitait des dernières lueurs du jour et d’une accalmie pour biner la terre autour des maigres plants sagement alignés, la petite fille essayait de raisonner. L’homme ne présentait de toute évidence aucun danger et semblait même être une chance. Liouba se souvenait du passage quelques années plus tôt dans son village de soudards échappés d’une armée en déroute et de la terreur qu’ils avaient fait régner pendant plusieurs jours mais de toute évidence le militaire qui se trouvait dans la maison n’avait rien à voir avec ce genre d’hommes. La veste et le pantalon verts à parements dorés lui donnaient fière allure et sans en avoir jamais vu Liouba était sûre qu’il s’agissait de l’uniforme d’un officier. Un barine donc; Féodora avait raison et elle, Liouba, s’était montrée bien imprudente en lui répondant aussi vivement. On ne savait jamais ce qui pouvait passer par la tête de ces gens-là; une parole de travers et l’on se retrouvait accusé de tous les maux et condamné à recevoir le knout ! Mais une question se
posait : que venait faire un barine dans le coin? Une seule raison pouvait l’avoir mis sur cette route; il se rendait au château. Pourtant la demeure du maître recevait peu de visites depuis qu’elle n’était plus occupée que par l’intendant du domaine. Quelques marchands, les intendants des deux ou trois domaines environnants, tels étaient les gens qui passaient les portes de la grande bâtisse jaune et blanc qu’on apercevait au loin depuis Rodorov. Dans ses bons jours, Féodora racontait les fêtes, les troïkas allant et venant, les cavaliers et les belles dames. Tout avait pris fin peu de temps avant la naissance de Liouba; un jour, il y avait eu un terrible accident, les chevaux de la voiture du maître s’étaient emballés et
lorsque l’on avait relevé le carrosse, le barine pratiquement indemne avait longtemps refusé qu’on le sépare du corps sans vie de sa femme. Avec elle disparaissaient, non seulement la promesse abritée par son ventre, mais aussi l’envie de continuer à mener la vie d’un propriétaire terrien avec les soucis de gestion des terres et le poids de la responsabilité de l’existence de centaines de moujiks. Le maître s’était enfermé pendant de longues semaines avant de décider de quitter à tout jamais ce domaine qui ne lui rappelait plus que de mauvais souvenirs. Il avait laissé les rênes entre les mains de Grigor Alexeïevitch et était parti à Moscou pour passer la fin de sa vie à essayer de s’étourdir, tentant de noyer dans l’alcool les images qui le torturaient nuit et jour. Et c’était ainsi, que trois mois plus tôt, une triste nouvelle s’était répandue de village en village à travers tout le domaine : le barine avait mis fin à ses jours en se tirant une balle dans la tempe. Depuis, le temps semblait comme suspendu; on ne connaissait aucune famille directe au maître et les notaires avaient dû faire de longues recherches et tous, à travers les terres du domaine, se posaient encore et encore la même question : qu’allaient-ils devenir? Qui désormais déciderait de leur avenir? Le nouveau maître viendrait-il en personne diriger son domaine ou le laisserait-il entre les mains de l’horrible Grigor Alexeïevitch? Au village, les moujiks qui se rendaient au château tous les matins pour y porter des légumes frais étaient d’ordinaire les mieux informés et tous avaient prétendu pendant la journée que l’intendant était parti à la rencontre du nouveau maître dès les premières lueurs de l’aube. L’officier était-il un messager du Tsar, porteur officiel de l’annonce tant attendue? Dans ce cas, il avait visiblement fait tout ce chemin pour rien puisque l’intendant semblait déjà avoir pris ses dispositions. Etait-il là pour
vérifier l’identité du nouveau maître et procéder à son installation officielle? Là, au contraire, il arriverait trop en avance ...
L’odeur aigre-douce du chtchi8 et celle si intiment liée à sa petite enfance des pirojki9 atteignirent de plein fouet Liouba lui rappelant un peu rudement les longues heures passées le ventre vide. Féodora se tenait debout à côté de la table, comme intimidée dans sa propre maison. Assis devant elle, l’inconnu était en train de dévorer un petit pâté sans se soucier le moins du monde du jus qui coulait entre ses doigts. Un barine peut-être mais un barine affamé songea Liouba en se laissant glisser sur la chaise à ses côtés. Féodora avait esquissé un mouvement pour la retenir : manger à la même table qu’un maître était de toute évidence inconcevable pour la vieille femme. Pas pour la petite fille qui se mit à engloutir tout ce qui se trouvait à sa portée.
Quelques instants plus tard, l’homme se décida à rompre le silence - à peine troublé par les divers bruits de mastication - qui avait présidé au repas :
- Un excellent dîner, petite mère, cette jeune fille a bien de la chance de pouvoir en profiter ainsi tous les soirs. Je n’entends presque plus le tonnerre, je crois bien que l’orage s’éloigne et que je vais pouvoir poursuivre mon chemin. Je cherche la maison des Zlatiev, le propriétaire de ces terres, et je voudrais savoir si c’est encore loin, si j’ai une chance d’y arriver avant que tout le monde ne soit couché là-bas.
- Il y a bien un moyen, Barine, en coupant à travers le bois mais il faut connaitre pour ne pas se perdre et je ...


8 Soupe à base de choux
9 petits pâtés en croute farci aux champignons, au fromage ou à la viande.




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Visiblement, l’homme venait d’avoir la même idée que Féodora :
- Liouba? C’est bien ton nom? Toi, tu saurais me guider n’est-ce pas ?
Le repas et la chaleur du poêle avaient considérablement radouci la fillette qui refoula sans difficulté le « je pourrais le faire si je voulais » qui lui était spontanément passé par l’esprit et se contenta de hocher la tête. A vrai dire, la chose ne l’arrangeait guère car il lui faudrait ensuite retourner à Rodorov à travers champs et en pleine nuit mais d’une part il semblait difficile de s’opposer à la volonté d’un barine et d’autre part une ou deux pièces pouvaient peut-être récompenser le service rendu.