samedi 23 janvier 2016

LA GABACHINA CHAPITRE 7 : JE VEUX VOIR



Je veux voir. Tu veux toujours voir. Ce qu’il y a de si intéressant dans cet objet que je tiens souvent devant moi et derrière lequel je semble me dissimuler. Ce que tu ne comprends pas, c’est qu’une fois que tu m’as rejointe, il n’y a plus rien d’intéressant à voir. Parce que ce que je veux voir, moi, c’est toi. Te filmer pour te garder. Une arme contre le temps qui passe.
Ce que je ne savais pas c’est que c’était une arme à double tranchant. Des souvenirs qui reviennent façon boomerang. Comme celui de cet été 97. Le soleil décline doucement, il fait enfin un peu moins chaud, les adultes s’installent pour prendre l’apéritif habituel en cette période de vacances où les uns et les autres se retrouvent après des mois de séparation. C’est l’heure où les enfants vont se coucher. Enfin…
« Aurélien ! Allez, au lit !
- Maman, pourquoi Kévin il se couche pas lui ?
- Chéri, ton cousin n’a pas l’habitude de …
- Je veux pas me coucher si Kévin ne va pas au lit. »
Un drame se prépare; ta tante est plutôt du genre rigide sur les horaires. Aurélien a quatre ans et demi, deux ans de plus que toi, et doit se coucher impérativement à 21h au plus tard en été. Quitte à réveiller tout le monde à 7h, le lendemain. Pendant les vacances. Mais bon, la famille c’est la famille. Pour l’instant, l’important c’est d’avoir la paix ; de pouvoir profiter de la présence de mes parents, de ma grand-mère, de mes deux frères et de leurs familles. Un petit aparté avec toi s’impose.  

« Kévin, il faut que tu m’aides. J’ai envie d’être tranquille pour la soirée et si Aurélien ne va pas se coucher, ça ne sera pas possible. Tu veux bien faire semblant d’aller te coucher ?
- Ui. Après je reviens. 
- C’est ça.»
J’entends encore ta voix, ta façon de dire « Ui » au lieu de « Oui », cette application sur les « r » ; que veux-tu, quand on est linguiste de formation, on ne peut que retenir ce genre de choses. Ton regard aussi, amusé, complice, tranquille.
La comédie se met en marche. Tu joues le jeu avec conviction. 
« On y va, Kévin ? C’est l’heure de dormir.
- D’accord, Maman. Je dis bonne nuit d’abord. »
Tu commences à faire le tour de la table. Aurélien, d’abord soupçonneux, finit par y croire. Certains des adultes présents aussi. Ta tante monte avec Aurélien, nous les suivons tous les deux. Sa chambre est la première à gauche de l’escalier, il se couche et pendant que sa mère le borde, il regarde dans le couloir pour vérifier que nous allons bien vers la tienne.
Complices, nous nous asseyons sur le grand lit où je dors à côté de toi pendant ces vacances. Deux ou trois minutes tout au plus et Sylvie redescend. Je tente ma chance, après tout, peut-être vais-je enfin réussir à te faire prendre un rythme plus propice à l’entrée en maternelle qui t’attend à la fin de l’été.
« Bon, maintenant, tu te couches. D’accord ? Tu vois qu’Aurélien est déjà au lit, lui. »
Je n’oublierai jamais ton regard à ce moment-là. C’était comme si tu me soupçonnais d’être atteinte de sénilité précoce. Gentiment, calmement, tu me réponds.
« Mais, Maman, on fait semblant, tu sais. »
J’insiste pourtant.
« Ça te ferait du bien de dormir plus tôt.
- Non, moi je veux voir. »
Amusée, et certaine au fond de moi que tu as raison, je cède. Nous redescendons. Sylvie ne dit rien mais je vois bien qu’elle pense que j’ai tort de ne pas me montrer plus ferme à ce sujet. Les autres s’amusent et te demandent ce que tu fais là.
« On a fait semblant. Moi, je veux voir. »

Voir. Tu veux tout voir. Tout contrôler. Tu es le petit gardien. Déjà. Tu refuses de dormir. Tu veilles. Sur qui ? Sur moi, probablement. Pour l’instant, ça n’est pas un problème et l’école t’obligera à adopter un autre rythme mais comme un boomerang la chose réapparaîtra à l’adolescence. Cause ou conséquence ? En tous cas, intrinsèquement liée à ton mal-être et à ta crise.
Il n’empêche; tu avais raison. Raison de vouloir voir. Jean, que tu adores et qui te le rend bien, en particulier. Nous sommes repartis le 16 Août et il est mort le 27 Octobre. Deux jours avant que nous n’arrivions pour les vacances de Toussaint. 

Quand je le vois sur le petit film que j’ai fait ce jour-là, te prendre dans ses bras, s’amuser avec toi de la bonne blague que tu as jouée à Aurélien, je sais que malgré la douleur que je ressens en regardant celui qui n’est plus, tu as eu raison : il est bon de vouloir voir. Pendant qu’il est temps. 

vendredi 22 janvier 2016

LA GABACHINA CHAPITRE 6 : RTVA



Il s’appelle François. Il enseigne la physique. Il n’a jamais parlé de son âge à Aurélie mais elle lui donne entre trente et trente-cinq ans. De taille moyenne, les yeux marron et les cheveux bruns toujours bien lissés avec une raie sur le côté droit, il a une sorte de physique passe-partout. Ni beau, ni laid, quelconque. Seule sa voix est un peu étrange; un peu trop aigüe, pas ridicule du tout mais légèrement désagréable.
C’est important la voix chez un professeur. Il y a des voix apaisantes, d’autres stressantes, des voix de stentors, des voix murmurantes, des voix criardes. Il parait même qu’Aurélie en change les rares fois où elle s’énerve, ce sont les élèves qui le lui ont dit. Une voix plus basse, plus puissante.
François, c’est peut-être sa voix qui le dessert. Enfin … il ne peut pas y avoir que ça. Parce que la réaction des élèves est trop forte, trop unanime, trop vraie pour être juste due à un amusement. Ils sentent quelque chose. Quelque chose qui les met mal à l’aise.
Ça a commencé comme d’habitude. Une plaisanterie de l’un, une allusion de l’autre, une maladresse de François. La rumeur est parvenue jusqu’aux oreilles d’Aurélie. François n’a aucune autorité et il commence à se faire chahuter. Elle a évidemment tenté de raisonner ceux qui ont osé en parler devant elle mais les choses ne sont pas si faciles; ce sont surtout les « Cinquièmes » de François qui s’agitent et elle, Aurélie, elle n’a jamais de «Cinquièmes».
C’est Caroline, une des élèves de la «Quatrième» qu’ils ont en commun, qui raconte. Les moqueries des élèves, les menaces de François, les appels aux parents qu’il multiplie, les mauvaises notes. Aurélie essaie de lui parler mais de quel droit viendrait-elle lui donner des conseils? Il a le même diplôme qu’elle, non? 
Cruelle ironie d’un métier que l’on exerce sans jamais l’avoir appris. CAPES d’Espagnol, c'est-à-dire de longues réflexions sur la littérature du Siècle d’Or, de savantes études autour de l’évolution phonologique de la «jota» ou de la signification à donner à la folie qui pousse Sancho à suivre Don Quichotte. Quel rapport avec les premiers cours de «Quatrième» : «¿Cómo te llamas ? » « Dónde vives ?» … ? 
Des gens surqualifiés, jetés dans la fosse aux lions et découvrant terrifiés qu’il est trop tard pour changer de voie. A son époque, il n’y avait même pas de stage. Ou plutôt si ; avec l’hypocrisie habituelle de ces «décideurs», la première année d’enseignement correspondait à ce fameux stage. Un peu tard, non? Comment oser s’avouer, en fin d’année, alors que l’inspecteur valide notre travail, que nous ne sommes pas capables de le faire correctement. Il nous a vus à l’œuvre une heure, une seule, pendant laquelle, les élèves vaguement impressionnés par l’intrus, ont assisté au meilleur cours de l’année, celui que nous avons préparé pendant des journées entières. Que sait-il de nos doutes, de notre terreur devant certaines classes, de l’impuissance qui nous tord les tripes, du désespoir qui nous saisit quand rien ne passe?
Ce qu’Aurélie a vécu les premiers mois, allant jusqu’à s’effondrer en larmes devant la pire de ses classes, François le vit toujours après dix ans d’enseignement. Alors elle guette la moindre occasion, le moindre appel au secours déguisé, elle tente de lui dire les mille et un petits trucs et les grands principes. Apprendre les prénoms le plus vite possible pour casser l’effet de masse et mettre chacun devant ses responsabilités. Circuler dans la classe à bon escient, se l’approprier sans agresser. Encourager au maximum mais ne jamais menacer en vain. Ne pas essayer de crier tant que les élèves bavardent mais après seulement. Rester calme. Savoir quand relâcher la pression.
Il y a tant de choses à dire et à faire mais peut-on vraiment les apprendre. Et puis surtout, peut-on apprendre à ne plus avoir peur? Peut-on apprendre à se sentir bien dans une classe? François ne comprend pas qu’il est trop rigide, que les élèves devinent qu’il les voit comme une menace, comme un combat, forcément perdu d’avance. Ils le sentent se raidir à leur approche, se figer dans son rôle, s’effacer derrière sa fonction.
Enseigner, c’est être soi-même avant tout. Profondément, intensément. C’est aussi jouer un rôle, celui de la personne qui possède le savoir et donc l’autorité. Une place assignée dans un jeu de rôles où chacun, professeur ou élève, accepte de dire le texte. Un texte dont la ponctuation, le souffle, l’âme, appartiennent à chacun. Ce qui fait qu’un acteur sera fabuleux là où un autre peine à nous faire croire au même personnage, ce n’est pas le texte, probablement pas la technique non plus, mais le don de trouver en soi de quoi nourrir l’être de papier. Transformer ce qui n’est que mots, encre et papier, en un être de chair et de sang, quoi de plus beau et de plus difficile? Aurélie ne prétend pas être une actrice; son répertoire se limite à un seul rôle. Ce qu’elle sait en revanche, c’est qu’il faut incarner, au sens premier du mot, ce personnage qui se présente devant les élèves et prétend leur apprendre des choses. 
Sinon, le malaise s’installe. Les élèves ressentent le décalage comme si un masque était posé en permanence sur le visage de celui qui leur fait face. Comment apprendre de quelqu’un en qui on n’a pas confiance? Quelqu’un que l’on n’identifie pas comme étant un enseignant. Les élèves ne s’attendent pas à aimer tous leurs profs. Ils ont leurs préférences. Qui varient selon leur âge, leur caractère, leurs goûts. Mais ils les reconnaissent tous comme authentiques. Pas François.
Pourtant, il essaie. Pour tenter de se rendre plus humain, plus crédible à leurs yeux, il se confie parfois. Il sait rester discret mais voudrait partager avec eux quelques anecdotes de sa vie professionnelle dans son ancien collège, ou de sa passion pour les voyages mais rien ne passe. Il les sent fuyants, moqueurs. Un jour il demande à Aurélie si elle connait une chaîne numérique qui s’appelle RTVA. Lui, il n’a même pas la télé. Ça ne lui dit rien à Aurélie mais elle croit comprendre que ça a un rapport avec les élèves. François confirme ; le matin, l’un d’entre eux lui a demandé s’il connaissait cette nouvelle chaîne. Il a cru à un début de dialogue et a cherché à savoir mais les explications se sont faites confuses et les rires grandissants. Il a coupé court.
«Raconte Ta Vie Ailleurs, M’dame ! Il nous soûle avec ses histoires. C’est ça que ça veut dire.»
Caroline et d’autres ont expliqué, amusés de la curiosité d’Aurélie.
«Vous l’aimez bien, vous, le prof de physique?»
Et allez, un petit sermon. Trop tard. Dès le lendemain, au passage de François, les couloirs bruissent de blagues :
«T’as regardé la télé, hier?
- Ouais, trop mortelle, la nouvelle chaîne!
- Trop de la balle, RTVA!
- Vous connaissez, M’sieur?
- Si, je vous jure, elle existe.
- Même qu’en Amérique, elle s’appelle RTLA.

- La « life », quoi!»

CHAPITRE 5 : BEJAR



La voiture roule depuis plusieurs minutes et Aurélie n’a toujours rien dit. Elle s’est retrouvée là par hasard. Parce que depuis une semaine, Carmen est là. Parce qu’elles sont devenues amies. Carmen est un peu plus âgée, dix-neuf ou vingt ans peut-être, elle est surtout extrêmement sympa et vraiment intéressée par le fait de connaître une Française et de découvrir ainsi un petit peu de ce pays qui la fascine depuis toujours. Aurélie retrouvera fréquemment ce sentiment d’attirance et de répulsion, d’envie peut-être, que ressentent les Espagnols pour leurs voisins du Nord.
Carmen habite à Madrid et elle vient passer tous ses étés dans le village de sa mère. Son père est mort il y a plusieurs années déjà. Son frère et sa sœur sont beaucoup plus vieux qu’elle. Ils restent dans la capitale; pour eux, Sorihuela est synonyme d’ennui mortel. Carmen n’est pas de cet avis, elle aime le calme de ses promenades dans la campagne, les discussions animées le soir au bar, les sorties nocturnes avec toute la bande. Elle apprécie surtout la compagnie de son oncle, sa gentillesse, ses timides espoirs qu’elle partage. Son oncle s’appelle Miguel. Il tient le bar du village. Et oui; Carmen est la cousine de Carlos. Et c’est tout naturellement que le «chulo» fait profiter sa cousine de la voiture de son meilleur ami, Juan. 
Sauf que ce soir, Carmen a insisté pour que la «francesita» l’accompagne. Le garçon n’a rien dit, il s’est contenté de sourire. De ce sourire inimitable qui fait fondre toutes les filles. Du coup, ils sont quatre sur la banquette arrière de la voiture. Serrés comme des sardines pour le plus grand bonheur d’Aurélie. Pedro, le jeune frère de Juan, Carmen, Aurélie et entre elles deux, Carlos. Juan conduit pendant que sur le siège avant sa «novia» minaude.
Pour laisser un peu plus de place à ses compagnes de voyage, Carlos a ouvert les bras et les a posés sur le rebord de la banquette au dessus de leurs têtes. Aurélie sent par instants, au gré de la conduite sportive de Juan, la main de Carlos se poser sur son épaule. Ce simple contact lui donne le frisson. Ça et surtout l’odeur du jeune homme; à travers celle de l’eau de toilette bon marché si fréquente en Espagne dont il s’est aspergé elle parvient à capter ses effluves de jeune mâle. Elle, si sage, si réservée en France, elle ne comprend pas comment une odeur de transpiration peut la mettre dans un tel état. 
Elle est toujours vierge. Comme toutes les filles de sa classe de Terminale. Sauf une. Dans la campagne française, à la fin des années 70, les filles sont sages. Elles ne se laissent tenter qu’une fois hors du domicile familial. A la fac, loin du regard des parents, tout est plus simple. Au milieu de nouveaux amis, il est plus facile de passer à une nouvelle vie et puis … les tentations sont plus nombreuses et les garçons n’ont rien de camarades d’enfance.
Carlos non plus. Pour la première fois de sa vie, Aurélie ressent au fond d’elle-même, un besoin animal de toucher ce garçon, de sentir ses mains sur son corps. A en avoir mal. Rien à voir avec ces emballements de gamine ou même ce tendre sentiment si intense et pourtant si pur ressenti à onze ans. Ce n’est plus sa tête ou son cœur qui parlent mais bien son corps. 
L’expérience est nouvelle et bouleversante. Au début, quand il a commencé à lui plaire, dès leur rencontre en fait, au bar, elle a pensé que c’était le plus bel homme qu’elle ait jamais vu et puis elle a commencé à rêver de lui, à fantasmer … mais là, son corps est si présent, si près, si tentant!
Lui, il ne fait rien. Il ne la touche qu’accidentellement: que Dieu bénisse les cahots de la route! Il ne lui parle même pas. Pourtant ce soir, il est célibataire, Ana, sa «novia» officielle, n’est pas là. Elle doit se rendre à l’évidence, elle ne l’intéresse pas. Ne lui plaît pas. La douleur est intense, comme une brûlure.
Elle se maudit intérieurement. Se dit qu’elle aurait dû mieux écouter en cours d’espagnol, certes, elle a des notes honorables mais ça ne l’a jamais passionnée. Elle aurait pu mieux participer à la conversation, se montrer drôle, le séduire par la vivacité de ses réparties … 
Elle voudrait que le voyage entre Sorihuela et Bejar dure toujours et en même temps que sa torture prenne fin. De toute façon, les prières ne font rien à la chose et la réalité est là; la ville s’approche et finit par s’imposer. Les passagers descendent de voiture. Déjà, Carmen attire Aurélie vers les devantures des magasins, pourtant fermés à cette heure-ci. La Madrilène a toujours quelque chose à lui montrer, à commenter. La vie même. Carlos semble attendre quelqu’un. Il consulte sa montre et regarde de tous côtés. Juan, sa copine et Pedro patientent. Ana va-t-elle finalement les rejoindre? Après tout qu’importe! Il ne veut pas d’elle. Où peut-être ne pouvait-il pas? Devant Carmen, par exemple. Contre toute logique, elle veut espérer.
Une voiture s’arrête de l’autre côté de la rue. Au lieu d’Ana, ce sont cinq garçons qui en descendent. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, juge Aurélie. Ils sont bruyants. Visiblement ivres. Déjà. Ils s’approchent de Carlos, une conversation animée s’engage. A laquelle elle ne participe pas; Carmen a entrepris de lui raconter l’histoire de la ville. Aurélie l’adore cette fille, si sympa, foncièrement gentille mais si seulement elle pouvait se taire! Peut-être la Française pourrait-elle entendre - comprendre? - quels sont les plans pour la soirée de celui qui la trouble tant.
«¿Cuántos hermanos tienes me dijiste? Aurelia, ¿no me oyes? ¿No sabes cuántos son?»
Mais qu’est-ce qu’elle a à la fin, Carmen? Non, Aurélie ne l’a pas écoutée. Elle n’a pas envie de répondre pour l’instant. On s’en fout de ses frères. Qu’est-ce que ça vient faire dans l’histoire de la ville d’ailleurs? Elle a dû rater un épisode. Bon, là-bas, les garçons semblent en avoir fini et s’approchent d’elles. Répondre vite, pour en finir.
« Sólo tengo dos hermanos. 
- ¿ Franchuta ? Hola, buenas noches.
- ¿Qué tal, guapa ?»
Ça y est, une fois de plus elle est repérée. «Franchuta» Comment ont-ils fait? Elle n’a dit que quelques mots. Elle ne veut pas l’admettre mais son accent est loin d’être parfait. Les « s » surtout. Ni très différents ni tout à fait semblables aux « s » français. Finalement plus traitres que la « jota » ou le fameux « r » roulé. Ne parviendra à les prononcer correctement, au point de tromper les espagnols eux-mêmes, qu’en 81. Ne le sait pas encore, bien sûr. 
Eux, en tous cas, ils n’ont aucun doute; elle est française et donc portée sur le sexe. Elle a bien compris maintenant après trois semaines de présence ici que pour une grande partie des hommes espagnols les Françaises ont la même réputation que les Suédoises en France. Parfois cela l’amuse et l’excite, comme à Sorihuela, parmi la petite bande habituelle, mais là, ça la met un peu mal à l’aise. Pourtant, elle va jouer à un jeu idiot; puisque Carlos ne veut pas d’elle, elle va lui montrer que d’autres ne font pas tant la fine bouche. Elle les laisse lui prendre le bras, la taille, l’entraîner vers la zone des bars. 
Ils sont maintenant tous installés autour d’une table. Elle se trouve à un bout, Carlos juste en face d’elle. En fait, elle est assise sur les genoux d’un des garçons. Un autre à sa gauche, se montre attentionné, il lui caresse la cuisse tout en lui servant du vin. Ils ont commandé des tas de «tapas» diverses et sont en train de picorer à droite et à gauche. Elle a bien essayé de demander du «mosto», du jus de raisin, seule boisson qui ne l’écoeure pas trop et lui laisse les idées claires mais les garçons ont été plus rapides; vin pour tout le monde. Difficile de lutter; trop de bruit, d’agitation. De mauvaise volonté de leur part aussi.   
Elle sait pourtant l’effet que lui fait le vin, l’alcool en général ; elle a pu le vérifier lors de leur première halte à Burgos. Elle était sortie avec Marisol, la fille des amis de Felisa et d’Edelmiro. Elle est rentrée totalement ivre. Heureuse, riant à pleins poumons, parlant espagnol «hasta por los codos» comme ils disent : jusqu’avec les coudes, langage gestuel compris donc. Mais saoule! La chambre a tourné, tourné … cette nuit-là. Pour la première fois de sa vie. En France, elle ne boit jamais. Sauf à Noël ou au jour de l’An et encore … une coupe de champagne et c’est tout.
Alors, elle essaie de boire très lentement son premier verre. Eux, ils doivent en être au dixième à en juger par le volume sonore de leurs interventions. Leurs mains se font pressantes autour de sa taille, sous sa jupe … Elle commence à paniquer. Carmen ne se rend compte de rien ; après tout, Aurélie semblait sûre d’elle, désireuse de s’amuser. Seulement voilà, elle ne s’amuse plus du tout.
«Carmen ! ¿ Por qué no nos vamos ? Felisa debe estar buscándome.»
Félisa, la chercher? Quelle plaisanterie! Elle l’imagine mal en train de patrouiller dans la zone des bars. Felisa sait qu’elle est avec des gens de Sorihuela, tout va bien. Elle a voulu être indépendante, à elle d’assumer. Carmen s’apprête à répondre mais les garçons ne lui en laissent pas le temps. Les plaisanteries fusent; elle ne comprend pas tout, la fatigue, le bruit, la vitesse à laquelle ils parlent. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’ils se moquent de la «franchuta» qui a besoin de sa maman.
Son regard s’affole et finit par tomber sur celui de Carlos. Cette fois, il ne l’esquive pas de son sourire en coin. Au contraire, il semble vouloir retenir le sien et lui indique d’un mouvement rapide la direction de la table. Sa main s’y trouve, tendue vers elle. Dans un réflexe, elle y dépose la sienne. 
 Tout va très vite ensuite; des mouvements divers, des protestations, des «tacos», des jurons, elle sait que les autres s’en prennent à Carlos. Elle reconnait le mot «macho» dont les hommes se traitent les uns les autres, une exaltation de leur virilité; ils ne sont pas vraiment agressifs, ils essaient plutôt de le convaincre de les laisser s’amuser eux aussi. Tout ce qu’elle a compris c’est que Carlos l’a tirée par la main, vers lui. Qu’entraînée par le mouvement, elle s’est levée, échappant aux caresses intrusives des autres, pour se retrouver debout à ses côtés. Il se pousse, lui fait une place.
«La chica ha venido conmigo». Ce sera la seule explication qu’il donnera à ses amis. La fille est venue avec moi. Sous entendu; je suis responsable d’elle ou elle m’appartient? Après tout, peu importe; si la formulation est ambigüe, elle s’en contente. Elle est si soulagée de ne plus sentir ces mains pressantes sur elle. Reconnaissante aussi qu’il soit passé outre ses provocations, qu’il ait compris, qu’il subisse sans broncher les allusions, les jurons, les protestations. 
Les choses s’apaisent; Juan et Carmen se mêlent à la conversation. Des plans sont établis, d’autres bars prévus, des noms de filles circulent. L’équipe décide de lever le camp. Honteuse, Aurélie n’a rien dit. Elle les suit à l’extérieur. A son grand étonnement, les garçons repartent de leur côté. Pourtant, les plans … Elle se tourne vers Carlos.
«Tu ne vas pas avec eux ?
- Luego.»
Plus tard? Mais alors, et maintenant? Carmen, Juan et sa fiancée, Pedro, les suivent. Elle comprend vite; une place apparait avec une estrade, un orchestre, des lampions partout, c’est ici que la fête a lieu. Elle n’a aucun mal à repérer Felisa et Edelmiro. 
«Carlos, écoute, je … Il est tôt. Pourquoi … »
Elle sait très bien pourquoi. Elle en a assez fait comme ça. Il va pouvoir aller retrouver ses amis tranquillement. Pourtant, elle voudrait le retenir encore un peu, le remercier, s’excuser, sentir encore son corps contre le sien … Elle se sent si stupide, si vulnérable, elle en a les larmes aux yeux. Il l’oblige à le regarder.
«Te veo mañana, guapa». A demain, ma belle. Il lui a dit qu’elle était belle. Bien sûr qu’elle sait que les espagnols ont de curieuses façons de s’interpeler : «macho», «morena», «hombre», «rubia», «mujer» … et que «guapa» n’en est qu’une variante. Il n’empêche que c’est la première fois qu’il l’emploie pour lui parler. D’habitude, il l’appelle «francesita» comme tous ou par son prénom prononcé à l’espagnole. Elle veut y croire. De toutes ses forces. 

Elle le regarde s’éloigner, attendant qu’il disparaisse au milieu de la foule avant d’aller s’asseoir à la table de Felisa. La fête est belle mais pas pour elle. Elle ne l’aura donc jamais! Elle répond à peine aux questions. Non, elle n’est ni malade ni triste ni fâchée. Elle ne peut pas leur dire la vérité: qu’elle est juste désespérément amoureuse. De quelqu’un qui doit sûrement la prendre pour une gamine irresponsable. Et à qui elle a donné ce soir de bonnes raisons de le penser.

LA GABACHINA CHAPITRE 4 : L’AEROPORT 



Je te regarde, assis juste en face de moi et pourtant si loin. Je te revois dans d’autres aéroports à travers le monde. Nous en avons fait des voyages toi et moi. Avant. Avant cette crise. Avant ce voyage dont je ne fais pas partie. Celui qui te pousse si loin de notre monde.
Je te revois glisser ta petite main dans la mienne au moment du décollage. J’ai toujours eu peur des décollages. Heureusement pas assez pour m’ôter l’envie de voyager mais quand même… Ta petite main, comme une assurance. Contre la peur. Contre la mort, presque. Ta petite main comme un gage d’aventure. 
Car comment vivre vraiment l’aventure sans personne avec qui la partager? Quoi de plus merveilleux par exemple que de réaliser mon rêve de visiter l’Egypte, né pendant les cours d’histoire de ma 6°, avec mon fils sur le point d’entrer lui-même en 6°? Quelle émotion que de voir mon propre émerveillement répercuté sur ton visage lorsque nous avons pénétré main dans la main dans la pyramide ! Quel bonheur, lors de notre premier voyage -tu avais trois ans- de voir les bateaux glisser sur le Bosphore tout en tenant ta petite main dans la mienne!
L’Espagne aussi, nous l’avons vécue ensemble. Deux fois. Pourtant, tu n’as rien ressenti. Ni à quatre ans ni à douze ans. L’Espagne ne parle qu’à moi. L’Espagne des montagnes de Covadonga et celle des plages de Ribadesella. Les Asturies, toujours. Mon ancrage. Mon ailleurs. Mon refuge. 
Pendant des années, ce qui m’a empêché de sombrer c’était cette idée; celle d’une évasion possible, de l’existence d’une autre vie pour moi. L’idée suffisait, pas besoin de la réaliser, juste de savoir que si les choses devenaient trop dures, il y aurait une porte de sortie. 
Peut-être -sûrement - est-ce pour cela que j’ai entrepris ce voyage. Ce voyage de retour pour moi. Ce voyage de la dernière chance pour toi. C’est là encore que je dirige nos pas. Comme une ultime prière au destin. Ce pays à qui j’ai rendu visite, année après année, malgré les changements de ma vie. Ce pays que j’aime tant parce qu’il m’a révélé à moi-même. 
Quel pays pourrait faire de même pour toi? A douze ans tu avais déjà vu le Maroc, la Tunisie, la Grèce, l’Egypte, la Turquie, l’Espagne et l’Italie. Puis plus rien depuis quatre ans. Pourtant je te sais attiré par l’Asie, Chine ou Japon en particulier. Pas assez pour vouloir faire l’effort de partir en tous cas. Quelles sont donc ces chaines invisibles qui te retiennent ici? 



LA GABACHA CHAPITRE 3 : YOANN



Il est resté assis. Son livre est encore ouvert sur la table devant lui. Tous les autres sont sortis depuis longtemps. Quand la sonnerie a retenti, Aurélie avait fini son cours; le temps qu’elle se retourne pour essuyer le tableau et la classe s’était vidée. Il faut dire qu’il est midi et demie et que le froid de ce début Décembre pousse les gamins à rechercher la chaleur de la cantine au plus vite.
"Il y a un problème, Yoann ?"
Evidemment qu’il y a un problème, qu’est-ce qu’elle croit? Qu’il reste assis parce qu’il n’a pas compris que le cours est fini? Où alors, qu’il veut "squatter" sa salle le temps du déjeuner? Enfin, lentement, il relève la tête. Il est le "chef secret" de la classe, un individu qui peut tout faire basculer. D’un côté ou de l’autre. Une configuration que l’on retrouve parfois dans certaines classes ; ni délégué, ni forte tête, juste quelqu’un - pratiquement toujours un garçon - qui par sa forte personnalité influence un groupe d’autres élèves qui l’imitent et qui à leur tour en amusent ou en impressionnent d’autres. Tout cela sur un fond passif composé souvent de filles. 
Yoann, lui, il les attire toutes. Ses yeux bleus, sa longue chevelure de rebelle, ses vêtements de marque aussi. Les vacances qu’il passe aux quatre coins du monde les font rêver. Aurélie est intriguée; que peut-il bien lui vouloir? Apparemment, les autres sont au courant ou du moins ils ont senti quelque chose; pas un n’a traîné. Même ses deux fidèles lieutenants, Karim et Jonathan. Personne ne semble attendre dans le couloir.
Elle et lui ne se sont jamais vraiment parlé. Il ne fait pas partie de ceux qui viennent la retrouver à la fin d’un cours sous un prétexte ou un autre : une note à vérifier, un point de grammaire, et qui attendent qu’elle pose la question magique. "Et à part ça, la vie ça va?". Les réponses sont variables, depuis des aveux de bêtises dans d’autres cours – elle est prof principale en troisième – jusqu’à des confidences parfois douloureuses sur leur vie à la maison. Elle en a entendu de toutes les couleurs depuis vingt ans qu’elle fait ce métier; des violences avouées à mi-voix, des peurs de l’échec, des rêves que l’on veut briser. Des incompréhensions surtout.
A chaque fois, elle fait ce qu’elle peut; conseils personnels, rencontres avec les parents, toujours sous un prétexte scolaire même si elle fait dévier la conversation après, appels à la conseillère d’orientation ou à l’assistante sociale pour les cas les plus difficiles. Mais s’il y a quelqu’un qu’elle n’attendait pas c’est bien Yoann.
En début d’année, il s’est installé dans le fond et elle a tout de suite compris que l’espagnol ce n’était pas son truc. Renseignements pris, elle a découvert que c’était un bon élève, plutôt scientifique et pratiquement bilingue, une mère américaine apparemment, bref; le genre qui pouvait se passer de la matière qu’elle enseigne. En plus, elle a vite repéré son influence sur les autres. Alors, elle a fait ce qu’elle sait si bien faire; du charme. 
Oui, du charme. Rien de malsain, juste une opération "l’espagnol peut te plaire à toi aussi", un pacte de non-agression mutuelle – tu me fous la paix en classe et moi je ne vais pas te chercher – agrémenté d’un ensemble "essaie, tu n’as rien à perdre". Méthode très efficace, testée de nombreuses fois avec bonheur. 
Bien sûr, cette méthode demande un certain doigté, un savoir-faire qui s’acquiert avec le temps, quelque chose que l’on sent ou pas. Quelque chose qu’Aurélie ne pourra jamais enseigner aux stagiaires qui lui sont confiés. Juste donner quelques trucs. Des pistes. Mettre les gens dans la bonne direction. Prof, on a ça dans le sang … ou pas. Elle, elle l’a. Il n’y a pas grand-chose dont elle soit sûre mais d’avoir choisi le bon métier, ça oui.
Enfin choisi, ce n’est pas vraiment le bon mot. Disons qu’elle a choisi l’espagnol. Avec passion. Dès son retour de Sorihuela. Oui, elle referait une Terminale C et elle aurait son bac cette fois. Elle l’a promis à Jean mais elle a aussi ajouté : "après, je vais en fac d’espagnol". Son père a juste demandé : "tu es sûre?". Elle a dit "oui", il a répondu "d’accord". Comme elle l’a aimé ce jour-là d’avoir compris que quelque chose d’essentiel se jouait, de lui avoir fait confiance, de ne pas avoir parlé finances, jeunes frères à élever ou marché de l’emploi incertain.
Le métier, c’est venu après comme une évidence. Que peut-on faire avec une licence d’espagnol et un DEUG d’anglais? Pas grand-chose à part prof. Elle a d’abord décidé de prendre le temps. Le temps de réfléchir. Le temps de vivre surtout. Retour à la case Espagne. Le pays de la vraie vie. Une fois de plus, Jean a dit "tu es sûre? D’accord" Et il l’a laissée partir. Comme pendant l’été 77. Comme en 1980, en été toujours, où elle est allée rejoindre un petit ami américain. En Californie. A 20 ans.
Là, en Septembre 81, elle devient assistante de français dans un lycée des Asturies. Pourtant, Jean a peur; en Mars de la même année, un lieutenant-colonel, le même grade que le sien, est entré dans les "Cortes" l’arme au poing. En plus cet été-là, une sombre histoire d’huile de colza frelatée a défrayé la chronique mais Aurélie a su trouvé les mots, pour elle, l’Espagne c’est comme un homme aimé. Une confiance aveugle l’anime; rien de mal ne peut lui arriver dans ce pays. Quant à Tejero, le lieutenant-colonel, elle explique à Jean que ça a été l’occasion pour le roi de se révéler comme un véritable chef d’état, que maintenant les choses sont claires pour les Espagnols ; le roi est du côté de la démocratie. Aurélie, républicaine convaincue, idolâtre Juan-Carlos Premier. Elle a suivi, avec retard certes mais avec passion, en communion totale avec ceux de Sorihuela, son intervention à la télé. Et les chars qui étaient sortis dans les rues sont rentrés dans les casernes. A Valence et ailleurs.
Elle n’oubliera jamais comment "el titere", la marionnette de Franco est devenu un homme en direct. Un symbole vivant; celui d’une démocratie en marche. Dans son cœur, ils étaient tous là, Pepe, Miguel, Fernando, Carlos, Edelmiro qui avait enfin pu rentrer au pays. Elle a pensé à quelqu’un d’autre aussi, à Adolfo. Il a des "cojones", Suárez. Quand l’autre a tiré dans le plafond des Cortes, ils se sont tous jetés à terre, les députés du peuple, sauf lui et un ou deux autres. De toute façon, il y a longtemps qu’elle ne se moque plus de son prénom; elle a compris que si toutes ces réformes existent, si le pays découvre enfin la démocratie, au point de provoquer ce sursaut de peur chez les fascistes, c’est grâce à lui. Et au roi, bien sûr.    
Et une fois de plus, l’Espagne répond à ses questions. Au retour, elle sait. Elle sera prof. Parce que c’est le seul moyen de vivre de sa passion. Parce qu’elle a découvert une autre Espagne, beaucoup moins austère que la Castille, parce que de nouveau ce pays a pris son cœur. Il s’appelle Pablo.
Curieusement, c’est à lui qu’elle pense alors que Yoann relève la tête. A ce qui l’a poussée à faire ce métier. Les yeux bleus sont noyés. Derrière la chevelure châtain, elle sait maintenant que l’on doit dire "castaño", qui lui couvre la moitié du visage, les larmes ruissellent. Il ne peut visiblement pas parler. Il n’est même pas parvenu à se lever. Et elle, elle comprend qu’elle va en avoir pour un moment. Dommage, elle commençait à avoir vraiment faim. 
Alors elle fait ce qu’elle n’a pas vraiment le droit de faire; elle ferme la porte et vient s’asseoir en face de lui. Pas besoin de témoins. Elle comprend qu’il ne parlera que dans la discrétion la plus totale. "Yoann, je … tu as bien fait. Je suis prête à t’écouter. Quoi que tu aies à me dire. Ça m’intéresse et ça restera entre nous.
- Je peux pas.
- Me parler ? Je suis sûre que si.
- Aller en Russie." 
Il hoquète plus qu’il ne parle. Pourtant, peu à peu, toute l’histoire défile; elle comprend que le père de Yoann est un homme d’affaires et qu’il va aller passer deux ans à Saint-Pétersbourg. Que Yoann et sa jeune sœur vont devoir suivre. Le garçon raconte ce que son père lui a dit pour le convaincre; qu’il vivrait dans une immense maison, qu’il aurait un garde du corps personnel, qu’il irait dans une excellente école privée. Et là, elle sent qu’il y a un problème. Intuition féminine? Décodage inconscient des émotions? Logique?
"Pourquoi cette école te fait-elle si peur?"
Un instant interdit, Yoann se laisse aller, ses larmes redoublent. Quand ses sanglots s’espacent, il retrouve la force de parler. Plus il parle, plus il se libère. Les larmes, trop longtemps retenues, ont balayé l’émotion quand la digue s’est rompue. Aurélie découvre à quel point un jeune de quatorze ans peut se rendre malade, littéralement malade de peur rien qu’à l’idée de décevoir un père. Un père trop brillant, trop angoissé lui-même par la réussite, trop exigeant. 
Elle dit qu’elle peut essayer de parler à cet homme, que de toutes façons Yoann est un bon élève et qu’il ne peut que réussir, que son père l’aime et qu’il saura comprendre … tout ce qui lui passe par la tête. Elle sait que l’important n’est pas là, il est dans le lien créé, dans la confiance en soi retrouvée, dans la maîtrise de l’émotion.
"Pas la peine de prendre rendez-vous avec mon père, Madame. Ça va aller. De toute façon, il est parti pour une semaine au Koweit. Après, il y aura les vacances et … Franchement, je préfère pas. J’ai compris."
Les larmes ont cessé, un sourire timide, un peu bravache, flotte sur le jeune visage.
Pas besoin de sortir l’artillerie lourde pour cette fois; Aurélie se contente d’en parler à Marie, le professeur principal de Yoann. Lors de la remise des bulletins, la collègue feindra de découvrir l’imminence du déménagement et fera part au père de ses craintes - sans doute infondées, vus les excellents résultats de Yoann - quant à l’adaptation du garçon dans une nouvelle école. 
Pendant les semaines qui précèderont le déménagement, Aurélie et Yoann reprendront leurs rôles. Ni vu ni connu. Aucune allusion à leur entretien. Pas question pour lui de se mettre à participer à la classe, il se contente de répondre quand on le sollicite. Pas question pour elle de demander si les choses vont mieux, elle l’observe discrètement c’est tout. Elle a été là au bon moment, pour redonner un petit coup de pouce, juste ce qu’il fallait pour qu’il reparte vers la vie. Rien d’extraordinaire. Elle a fait son boulot en somme. C’est aussi pour ça qu’elle l’aime, pas que pour le côté espagnol de la chose.
La veille de son départ, les élèves de cette classe lui demandent la permission d’organiser un goûter. Elle ne le fait que rarement et ils le savent pourtant ils ont choisi son cours pour dire au revoir à Yoann. Elle accepte. Le jour J, ils ont tout prévu, gâteaux, sodas, bonbons mais aussi assiettes et verres en plastique et même serviettes en papier. Photos aussi. Là encore, ils demandent la permission; ils veulent qu’elle pose avec eux. Pas très protocolaire et pas très recommandé; ensuite on ne sait jamais quels commentaires peuvent accompagner les photos sur Internet. Elle croise le regard de Yoann et elle dit oui.
Deux mois plus tard, elle reçoit une copie de la photo. Au dos, un mot. Spassiba. 
   





MON ELEMENT
Tu es mon élément
Le feu qui m’éveille
L’eau qui m’apaise
Le vent qui m’anime
La terre qui me nourrit
Tu es mon océan
De tendresse et de vie
Du cristal de ton rire
Du bleu de ton sourire
Tu es ma flamme
Ton soleil éloigne mes larmes
Ta chaleur apaise mes alarmes
Tu es ma lumière
Tu chasses mes fantômes
Eclaires mes peurs
Secoues la poussière

Et fais naître la vie.




Le marcheur de ton rêve

Je suis le marcheur de ton rêve
Abandonné aux sables de la grève
Je suis l'ange noir de la gloire 
Nourri aux feux de tes espoirs
Je suis le souffle du temps 
Porté par les ailes du vent
Je suis les sables mouvants 
Cédant sous les pas du présent
Je suis l'absence et le sens
Le seul qui soit à ton existence 


DANS
Dans la lumière de ton sourire
Dans l’océan de ton regard
Dans la tendresse de ta voix
Dans la chaleur de tes mots
Dans le tourbillon de tes passions
Dans la force de ton souffle
Dans l’explosion de tes envies
Dans le cristal de ton rire
Dans l’écoute de ton silence
Dans l’émotion de tes révoltes
Dans le bleu de tes rêves

Je puise la vie. 

LA GABACHINA CHAPITRE 2 : SORIHUELA



Le soleil chante sur ce village castillan. L’air ondule au-dessus du chemin. Les hommes sifflent l’étrangère qui avance de sa démarche dansante, indifférente aux racines et aux petites pierres qui parsèment le sol. Elle ne comprend pas tout ce qu’ils disent ; peu importe, ce sont des «piropos», des compliments lui a-t-on expliqué. D’ailleurs, elle n’est pas sûre que son manque de maîtrise ne soit pas une bonne chose, ils sont tout de même un peu bizarres ; «morena» crient les uns, «rubia» la hèlent les autres, elle est châtain, bon sang ! Sont tous daltoniens ou quoi ? Comment dit-on châtain déjà en espagnol ?
Un mot qu’elle connaît en tous cas c’est «democracia». Ils ne parlent que de ça. La tête de Felipe est partout. Sur les murs, les piliers des ponts, les vitrines des magasins. Une affiche qui se veut rose mais qui tire sur le orange. Ils viennent de voter. Pour l’autre. Adolfo. Tu parles d’un prénom ! Il est de droite mais quand même !
Elle apprend que c’est quand même un peu une histoire de prénom. Qu’avant, il y avait un «Adolfo» à la tête du pays. Qu’il est mort en Novembre 75. Il y a moins de deux ans. Alors maintenant comme dit Miguel, le patron du seul bar - du poumon - du village : «On n’a pas encore la démocratie mais au moins on peut en parler»
Il se fait rembarrer à chaque fois par le vieux Pepe qui se moque de «l’ouverture» et du poids que le nouveau gouvernement donne aux régions. Des autonomies qu’ils appellent ça. Elle aussi, elle trouve ça bizarre qu’il y ait un gouvernement basque, un catalan …. Pepe dit même qu’il y en a un en Andalousie. Mais bon, elle est française ; elle vient d’un état où tout est très centralisé. C’est ce que Don Jaime lui explique. Lui, c’est l’instituteur. Elle devine que derrière le respect marqué par le «don» et voulu par sa fonction c’est le mépris et la peur que Pepe exprime. Il dit : «Don Jaime me dira sans doute que nous aurons bientôt nous aussi un gouvernement autonome. Ici, en Castille !» Don Jaime confirme. Il a raison.
Plus tard pourtant, quand elle se souviendra de l’Espagne de sa première fois, ce ne sont pas les mots de l’instituteur qui lui reviendront en mémoire mais des émotions ; la peur de Pepe qui sent son monde basculer, l’espoir que Miguel n’ose nommer de peur de le voir disparaître, le soulagement et la fierté de la plupart d’être enfin «normaux». 
«Nous aussi nous avons le choix» lui a dit le sage Fernando. Il est gentil, Fernando ; il lui a même offert un bracelet. De pacotille, c’est vrai, mais elle l’aime bien. Elle se sent fière. De l’intérêt qu’elle éveille en lui. De l’émotion qui fait trembler sa voix. Ses mains aussi parfois. Surtout quand ils dansent ensemble. Sur les airs que joue le juke-box. Dans la salle à côté du bar.
Ils se retrouvent tous là. Les jeunes du village. Les vieux aussi. Qui les regardent danser. Avec envie. Elle sent leurs regards sur elle ; curieux surtout, critiques aussi, tendus de désir parfois. Edelmiro lui a déjà dit qu’elle devait faire attention. 
«Attention à quoi ?», a-t-elle répondu. Mais on ne peut pas jouer avec Edelmiro, d’abord il parle français, ensuite il la regarde toujours droit dans les yeux. Pour lui, elle n’est pas la «francesita», elle est Aurélie, la fille de ses amis français. Ceux qui lui ont fait confiance. Au point de lui confier leur fille de dix-sept ans. Pour deux mois.
Il semble si vieux, Edelmiro, à ses yeux d’adolescente. Pourtant il ne doit avoir qu’une petite trentaine d’années seulement. Lui et Felisa, sa femme, ils descendent tous les ans de Bretagne vers Sorihuela. Tout près de Salamanque. Ils passent tous leurs étés avec leurs trois enfants chez Adela, la mère de Felisa. Sa famille à lui habite tout près, à Fresnedoso.
Ils s’arrêtaient toujours à l’aller et au retour chez ses parents dans les Deux-Sèvres, une des étapes de leur longue route. Quelques années plus tôt, c’étaient ses parents à elle qui avaient profité de l’accueil chaleureux des espagnols qui habitaient juste à côté, dans cette ville de Bretagne où son père, officier dans l’armée, venait d’être nommé. Alors quand ils étaient revenus en Poitou, les Français avaient pris l’habitude d’accueillir les Espagnols tous les étés.  
C’était l’occasion de vérifier ses progrès. A vrai dire, cela ne lui plaisait guère et elle «botait souvent en touche» comme disait son père. C’était assez facile, plus simple pour la fluidité de la conversation, plus poli aussi vis-à-vis de ses parents mais surtout cela correspondait à son besoin de rester en retrait. 
Elle avait horreur d’être le centre d’attention, Aurélie. Avait, parce que là … dans ce petit village de quelques centaines d’habitants, elle n’a pas le choix. Et elle a découvert qu’elle aime ça. Elle en a découvert des choses d’ailleurs. A commencer par la vérité sur ses envies. Jusque là, elle s’est laissé porter. Elle a laissé les autres décider pour elle. Elève brillante en troisième, ils l’ont orientée vers la voie noble de l’époque : maths-physique. Neuf heures de maths et cinq de physique par semaine. Un samedi après-midi sur deux occupé par un devoir sur table. La terminale est un enfer. Elle n’aime que l’histoire et la littérature. Fait son courrier pendant les cours de maths et ne s’intéresse qu’à la partie chimie du reste du programme scientifique. Vient d’ailleurs de rater son bac.
Son père en a-t-il parlé avec Edelmiro au téléphone, lui qui déteste ça ? Le téléphone et parler de choses aussi personnelles. Les deux. Il est très pudique, Jean. Secret, parfois. Avec le temps, Aurélie comprendra que sous ses dehors parfois volubiles, sous son besoin de s’entourer d’amis, son appétit de fêtes, il cache une volonté farouche de garder pour lui les choses importantes. Les blessures d’une enfance marquée par la guerre ; un père et un frère tués alors qu’il n’a que onze ans. Les souvenirs de ses deux guerres à lui ; celles qui ne disent pas leur noms, celles que l’on qualifiera «d’événements». Ses inquiétudes pour l’avenir de ses enfants aussi ; avenir qu’il a peur de ne pas pouvoir assurer maintenant que l’armée l’a mis à la retraite d’office après son infarctus. A quarante-trois ans.
Aurélie ne saura jamais comment elle s’est retrouvée ici, à Sorihuela, en cet été 77. Cela lui a toujours semblé naturel. Une sorte d’évidence. Dès la première halte, à Burgos, la terre du Cid, elle s’est sentie chez elle. Totalement conquise. Subjuguée. «Pourquoi tous ces gens sont-ils dehors, Felisa? Il y a un problème?» Il est 22h30 et le «paseo» qu’ils sont en train de longer est noir de monde. Un éclat de rire général répond à la Française. «Un problème ? Ils sont en train de se promener !»
Abasourdie, elle a alors compris que ce qu’elle a toujours connu dans sa province, en France, n’a aucun sens ici. Elle est sur une autre planète ; horaires de repas complètement décalés, sens de la fête, façon différente d’appréhender la vie et la ville. Un véritable coup de foudre. Et puis la langue aide ; on sent beaucoup moins le poids des mots dans une langue qui n’est pas la nôtre, on ose plus.
Pour oser, elle ose. Edelmiro regrette-t-il de l’avoir amenée ici? En tous cas, il fait ce qu’il peut pour la surveiller. Tous les soirs, il est au bar, pourtant il ne boit presque jamais d’alcool. Il parle avec les gars du village et il observe du coin de l’œil les jeunes qui s’amusent. Avec peut-être une indulgence particulière pour Fernando, un de ses cousins semble-t-il.
A-t-il compris qu’Aurélie ne s’intéresse pas vraiment à lui? Juste comme à un ami. Un ami un peu tendre. Ce qu’elle aime, ce sont les regards des autres. Etre le centre d’attraction. Elle se «lâche» au son de la musique. Et ça marche, ils se bousculent auprès d’elle. Tous sauf lui. Carlos, le fils de Miguel. Il travaille au bar avec son père. Il a dix-neuf ans et il est d’une beauté à couper le souffle. Plutôt grand, de grands yeux sombres, des cheveux noirs qu’il peigne en arrière comme les rockers américains et surtout un sourire dévastateur. 
Aurélie est sûre qu’il sait. Il sait qu’il lui plait. La façon dont il la regarde quand il embrasse sa copine. Où quand il se détourne alors qu’elle cherche son regard. Avec juste le temps d’un sourire en coin. Il est le «chulo», le beau gosse et ça aussi, il le sait. Le reste du temps, il joue les «grands» ; il est l’un des plus vieux de la petite bande, il travaille et il est chez lui dans ce bar.
Une qui a compris ce qui se passait c’est Maria. La fille aînée d’Edelmiro et de Felisa. Toujours à traîner dans les pattes d’Aurélie. Les parents ont expliqué qu’elle pourrait l’aider, lui servir d’interprète mais l’adolescente se demande s’ils n’avaient pas une autre idée en tête. En tous cas, une chose est sûre, Maria, du haut de ses neuf ans, ne se prive pas pour s’immiscer dans leurs conversations. Par la force des choses, elle traîne le soir avec la petite bande. Aurélie est même sûre que si la petite y met autant de cœur c’est parce qu’elle aussi est amoureuse de Carlos. L’adolescente comprend très bien, elle se souvient de ses premiers émois, de ce professeur dont elle était si éprise, de cet amour si intense, si pur et si désespéré à la fois. Elle avait onze ans. 
Elle comprend les moqueries que Maria glisse de temps en temps dans la conversation, cherchant - et trouvant presque toujours - le soutien de Carlos. Elle comprend aussi le dépit de la petite quand, alors qu’elle croit que tout est fini, elle surprend le regard de Carlos se poser sur sa chute de reins à elle, Aurélie. Ce que Maria déteste surtout ce sont les fêtes qui ont lieu dans les villes et les villages environnants parce que, contrairement à Aurélie, elle doit y aller en voiture avec ses parents. Les adolescents prennent alors tout leur temps, se répartissant au gré des véhicules disponibles et trainant à travers les rues avant de redonner signe de vie à leurs familles. Avant de repartir dans la nuit. Comme cette fois-là, à Bejar. Quand Aurélie s’est retrouvée pour la première fois dans la même voiture que Carlos. Tout contre lui.











LA


                   GABACHINA





                                                                                                                 SYLVIE SIMONNET




                                                                                      A Jean, c'est-à-dire … à Robert.
                                                      A l’Espagne. Enfin … à mes Espagnes.
CHAPITRE 1 : LETTRE A MON FILS
Tu t’en vas. Pour un voyage sans retour. Je reste là, sur le rivage de la vie, à te regarder t’enfoncer toujours plus dans le silence. Tu as commencé par ne plus faire de sport, ensuite tu n’as plus contacté tes amis, tu n’es plus allé au collège et maintenant, tes écouteurs visés sur les oreilles, tu dérives.
Vers quels mondes ? Tout ce que je sais c’est qu’ils sont peuplés de créatures étranges ; visages cloutés ou cheveux roses, parlant une langue au rythme haché et avec la violence pour nature. Tu me parles encore, parfois, de ces histoires de clans, de luttes, de pouvoirs extraordinaires. 
Evidemment, je m’intéresse, j’essaie de suivre ; tu parles si peu en dehors de ça mais très vite, je me perds, ou plutôt je perds pied à te voir confondre ainsi réalité et … rêve ? Parfois, comme un éclair de lucidité, tu lances une de ces réparties que j’aimais tant, avec cette distance, ce décalage déjà. Et je me souviens à quel point je m’émerveillais de te voir souligner avec justesse et acuité nos petits travers et nos incohérences d’adultes.
Est-ce cela que tu as fui, conscient trop tôt des compromis, de l’hypocrisie et de la violence ? Refusant de te laisser séduire par l’illusion des sentiments, as-tu découvert qu’il n’y avait rien, rien d’autre que le vide, que la solitude …infinie ?
Bien sûr que j’en ai conscience, moi aussi mais, disons que … je fais ce que tu refuses : je joue le jeu. Oh, je n’ai aucun mérite, j’y trouve quelques compensations, la plupart du temps, mon métier, ma vie de femme et de mère, ma passion pour l’écriture m’occupent assez pour m’empêcher de penser. 
Nous mettons tous en place des stratégies pour supporter le réel une fois que nous savons que la finitude est notre lot. La fuite en avant dans le travail scolaire est plus courante qu’on ne le pense. Dans le travail tout court aussi d’ailleurs. Si tu y ajoutes des frères plus jeunes et pleins de vie, peu enclins à se poser des questions, des parents très classiques et bien structurants et des hasards de la vie propices à déclencher des passions au moment même où le doute aurait pû apparaitre, tu comprendras mieux l’absence de révolte. 

Je t’ai pourtant parlé de ces mois étranges, où mon corps semblait refuser toute nourriture, où manger une simple pomme me semblait une victoire payée au prix d’incommensurables nausées. De ce sentiment de vide, d’absence d’avenir, d’inutilité. Ce qui m’a sauvée ? Où en tous cas, poussée en avant ? L’Espagne, ou plutôt son souvenir.