vendredi 9 juin 2017


                              CHAPITRE 2
             L’ARRIVEE AU CHÂTEAU


  Les ombres fantasmagoriques des arbres seulement éclairés de temps en temps par la lune qui jouait avec les nuages, la plainte de leurs branches craquant sous le vent, le souffle rauque du cheval: tout concourrait à créer pour Liouba une atmosphère à mi-chemin entre rêve et réalité. D’abord effrayée par l’imposant animal, elle avait retenu un cri inquiet quand le barine l’avait juchée sur son dos tel un fétu de paille avant de l’y rejoindre d’un bond puis elle s’était petit à petit habituée à l’étrange situation qui faisait qu’elle se trouvait appuyée contre la poitrine de l’homme, enveloppée par son manteau de voyage et comme bercée par le trot de leur monture. 
  Tout comme la fatigue de la journée le disputait dans son esprit à l’excitation de la nouveauté, la prudence qui lui commandait de s’en tenir aux indications nécessaires pour guider le cavalier était sans cesse mise à mal par sa curiosité naturelle. Bien évidemment ce fut cette dernière qui l’emporta :
  - Vous êtes officier?
  A sa grande surprise, la réponse fut immédiate comme si le barine ne voyait aucun mal à être questionné par une enfant.
  - Oui, je suis ce que l’on appelle un capitaine. Même si je ne pense pas que ça veuille dire grand chose pour toi.
  - Est-ce que vous avez fait la guerre?
  Liouba fut étonnée de la réaction de son compagnon de voyage improvisé : une sorte de petit rire amer.
  - Pas la guerre comme tu l’entends, petite. Disons que je me suis battu pour mon Tsar. 
  - Que Dieu ait notre Tsar Fédor en sa Sainte Garde.
  La réaction de Liouba avait été instinctive; comme tous les moujiks, elle n’avait qu’une très vague idée de ce qui se passait à Moscou mais une chose était évidente: le Tsar était sacré, pratiquement un Dieu lui-même. Aussi le choc fut-il grand :
  - Fédor? Mais Fédor est mort ! Il y a plus d’un mois déjà. Le Zemski Sobor avait nommé son frère Ivan et son demi-frère Pierre pour qu’ils gouvernent ensemble mais leur soeur s’en est mêlée et a profité - maudite soit-elle - de la révolte des streltsy pour s’emparer du pouvoir et maintenant  le Tsar Pierre et sa mère sont prisonniers dans un village loin de la ville. 
 Surprise par cette avalanche de nouvelles, Liouba tarda à réagir et ce ne fut qu’en voyant la masse du château apparaitre au détour du chemin qu’elle retrouva ses esprits :
  - Voilà Sertolovo, Barine. Je ne sais pas pourquoi vous êtes là mais j’ai peur que vous ne soyez venu pour rien, le maître n’habite plus là depuis longtemps et l’intendant est parti ce matin.
  - Parti? Tu es sûre? 
  - Presque oui. 
  - Peu importe, nous verrons bien. 
   Ils venaient de s’engager dans la longue allée sablée qui menait à l’imposant bâtiment quand l’inconnu exprima exactement ce qui venait de traverser l’esprit de Liouba :
  - Nous allons chercher l’entrée de la cuisine; il est tard, il n’y a que là que nous pourrons trouver quelqu’un. 
Quelques minutes plus tard, ce fut chose faite : une jeune femme leur ouvrait en tremblant l’épaisse porte de bois peint. La présence de Liouba que l’homme avait habilement fait passer devant lui dut quelque peu la rassurer puisqu’elle s’effaça pour les faire entrer. Par la suite, ce fut pourtant l’uniforme de l’homme qui sembla dicter sa conduite : une obéissance totale.
  - Bonjour, Barine, que puis-je faire pour vous? Le maître n’est pas là et Monsieur l’intendant non plus. 
  - Donne-nous un peu de kvas, s’il te plait, et viens t’asseoir ici. 
  Tout en parlant, il lui montrait une place sur l’un des deux immenses bancs. Quant à lui, il s’était installé au bout de la longue table de chêne. Tel un maître songea Liouba. Comme chez Féodora. Comme partout sûrement … 
 - Dis-moi, tu es seule ici? Les autres sont déjà couchés? 
 - Oui, Barine. Moi, je suis la cuisinière; il me restait des choses à préparer pour demain. Je m’appelle Darya, pour vous servir. 
  - Pour me servir? Tu ne crois pas si bien dire. Mais prenons les choses dans l’ordre : tu me disais que l’intendant n’est pas là, sais-tu où il est allé?
 - Il a dit qu’il partait à Kirovsk pour y attendre le nouveau maître. 
 - A Kirovsk? Voilà qui est étrange… Et que sais-tu  de ce nouveau maître qu’il est censé y retrouver?
 - Absolument rien, Barine, seulement que c’est un cousin éloigné de Pavel Illitch, notre pauvre maître. Que Dieu ait pitié de son âme ! 
  Le kvas moussait maintenant dans les bols disposés devant eux mais Liouba attendit sagement que l’inconnu trempe le premier ses lèvres dans la boisson odorante avant d’en faire autant; son discours, la façon dont il interrogeait la servante, tout incitait maintenant la petite à un prudent respect. Darya semblait du même avis car, loin d’avoir accepté la place assise, elle se tenait humblement debout au coin de la table, attendant de nouveaux ordres ou pour le moins de nouvelles questions. Qui ne tardèrent guère … une fois que l’homme eut réussi à extirper de dessous sa chemise une lettre cachetée portant l’emblème impérial à deux têtes ainsi qu’une bague. 
  - J’imagine que tu ne sais pas lire. Et que donc ce document ne nous sera d’aucune utilité. Heureusement pour moi, ton ancien maître avait pris toutes ses précautions avant de se donner la mort: il avait souhaité que son héritier reçoive la bague aux armoiries de la famille en même temps que les terres. Je pense que tu as dû voir ce dessin quelque part dans le bureau, la bibliothèque ou la grande salle … 
  - Au doigt même de mon maître. Nous avons tous embrassé cette bague quand il nous a dit adieu. Je n’ai pas oublié, Barine.
 Dès que l’homme lui avait mis la bague sous les yeux, Darya avait plongé en une profonde révérence et sa voix s’était mise à trembler à tel point que Liouba avait craint qu’elle ne puisse terminer. D’ailleurs, mue par une sorte de réflexe, la petite fille avait tenté elle aussi de se lever pour saluer celui qui, de toute évidence, était le nouveau seigneur et maître des lieux … ainsi que de tous ceux qui y demeuraient. Y compris elle. Mais un bras s’était posé sur le sien, la maintenant assise à sa place. Sans même la regarder, le maître poursuivit à l’intention de Darya :
 - Relève-toi. Nous n’avons pas de temps à perdre et beaucoup de choses à faire. D’abord, tu vas faire entrer celui qui nous écoute depuis un moment derrière cette porte.
  Liouba n’aurait su dire qui avait été la plus surprise :  Darya ou elle-même. Un timide coup d’oeil au maître lui confirma qu’aucun doute ne subsistait dans l’esprit de celui-ci. Et le courant d’air froid qui se produisit au même moment dans son dos lui apprit que la porte venait de lui donner raison en s’ouvrant d’elle-même. Quelques secondes plus tard, Liouba vit surgir dans son champ de vision une tignasse embroussaillée; un homme venait de s’agenouiller à ses côtés. 
  - Ton nom?
  De la masse de cheveux bruns émergea l’espace d’un instant un intense regard noir puis la tête de l’homme retomba sur sa kosovorotka bleue. Liouba avait eu le temps de le reconnaître pour l’avoir déjà vu plusieurs fois en compagnie de l’intendant. 
  - Timur, Seigneur. 
  - Bien, relève-toi. 
   Le valet s’exécuta, laissant son regard errer sur ce qui l’entourait avant de se poser sur la table, attendant visiblement de nouveaux ordres.
  - Tu t’inquiétais de voir un étranger arriver si tard au château et je t’approuve d’avoir voulu protéger Darya mais maintenant que tout est clair tu vas pouvoir aller …
  Liouba s’attendait à ce que celui qui était désormais son maître renvoie Timur se coucher mais visiblement quelque chose venait de le faire changer d’avis. Les yeux mi-clos, il observa quelques secondes le valet avant de reprendre :
  - Cette lettre t’intéresse? 
 Timur sursauta, comme pris en faute et répondit rapidement:
  - Non, Barine, enfin oui … je regardais l’aigle. 
  Un sourire éclaira le visage du maître qui changea de sujet:
  - Bien, passons à la suite. Puisque ma venue était annoncée, j’imagine que ma chambre est prête. Sauf le feu dans le poêle sans doute. Darya, tu vas t’en charger. Vérifie aussi s’il y a bien des chandelles et tout ce qu’il faut pour écrire. Quant à toi, Timur, tu vas aller dans le bureau me chercher le livre de comptes. Quelque chose me dit que j’y trouverai un début d’explication au départ de l’intendant. 
  Les deux dvoronys ne se firent pas prier et Liouba se rendit soudain compte qu’elle allait devoir abandonner le rôle de spectatrice muette qu’elle avait tenu depuis leur arrivée et qui lui convenait finalement plutôt bien. Elle se préparait à satisfaire de son mieux la curiosité du maître quand elle l’entendit énoncer clairement : 
  - Andreï Wladimirovitch Zlatiev. 
  - Quoi? Co … comment, maître? Je …
  - Andreï Wladimirovitch Zlatiev. Tu m’as reproché avant le dîner de ne pas m’être présenté. Voilà qui est fait. 








LE BONHEUR EST UNE CHOSE SIMPLE; UNE AMIE, UNE TERRASSE, UN DÉJEUNER. QUATRE MOIS JOUR POUR JOUR APRÈS MON OPÉRATION, JE REMARCHE, AVEC UNE BÉQUILLE, CERTES, MAIS QU'IMPORTE ... LA VIE A ENCORE PLUS DE GOÛT !!!