jeudi 31 décembre 2015

CHAPITRE 16 : L’ARRANGEMENT

   Le lendemain, la petite fille se montra beaucoup moins souriante qu’à son arrivée. Pas vraiment triste, elle semblait seulement plus sérieuse, pensive, moins insouciante. Tous les domestiques l’avaient remarqué mais seule Marfa soupçonnait le lien existant avec les questions que se posait Marie à propos du passé d’Anissia. Elle en eut la confirmation lorsque la petite rentra de la promenade qu’elle fit ce matin-là en compagnie de Piotr à travers les rues de la ville. Le marchand avait décidé que ce serait leur dernier jour à Moscou et comprenant que Marie n’avait guère apprécié la ballade de la veille, il l’avait emmenée se promener sur les bords de la Moskova tout près du Kremlin. Lorsqu’il la redéposa à son palais avant de rejoindre ses bureaux, la petite l’embrassa et le remercia en l’appelant « Oncle Piotr ». Quand le maître fut reparti et que Marie se retrouva attablée à ses côtés, Marfa osa sa question.
   « Son Excellence a répondu à vos questions, n’est-ce pas, Barinia?   
   - Oui, Marfa.
   - On dirait que le maître n’est plus tout à fait le méchant homme que vous pensiez avoir découvert il y a quelques semaines.
   - Non, tu as raison. C’est un homme bon. Ma mère et lui n’ont pas su s’aimer. Se comprendre. C’est tout. »
   La petite passa ensuite un long moment à bavarder avec la gouvernante. Le soir commençait à tomber et les jumelles, Danka et Ludmila, venaient juste de finir la préparation du repas du soir quand Grigori pénétra dans la pièce. Le garde venait dîner avant tout le monde pour ensuite reprendre sa surveillance devant la porte de la cave. Marie réalisa soudain que c’était là sa seule chance de descendre parler un peu avec Liova. Ensuite la nuit viendrait puis au matin un autre garde remplacerait Grigori jusqu’à leur départ. Elle savait que le deuxième homme se trouvait selon son habitude en compagnie du portier ; personne ne lui barrerait le chemin.   

   Prétextant une envie de lire dans sa chambre, elle se retira quelques minutes après l’arrivée du garde. Elle se rendait maintenant compte qu’elle ne savait rien des intentions de Piotr concernant le prisonnier. Uniquement préoccupée de découvrir le passé d’Anissia, elle avait oublié son étrange compagnon de voyage. Poussée par une sorte de remords, elle dévala l’escalier, la porte n’était jamais fermée car la première pièce servait de réserve de nourriture, de remise pour le bois de chauffage et de cave à vin ; les domestiques devaient pouvoir y accéder facilement. Marie s’y faufila avant de laisser ses yeux s’habituer à l’obscurité. Dans le fond de la salle, derrière les rayonnages portant les précieux vins français de Piotr, une grille barrait l’accès à une deuxième pièce. La petite s’en approcha doucement, plusieurs torches illuminaient la grande salle mais leur lumière vacillante ne faisait que projeter de hautes ombres sur la roche des parois laissant la petite pièce totalement dans l’ombre.
   « Liova ! Liova ! Tu es là ?
   - Princesse ? Je croyais que tu étais déjà repartie ! »
   Marie retint un cri d’horreur. Elle arrivait devant la grille quand Liova s’en approcha à son tour. Amaigri, le visage mangé par une barbe naissante, les traits déformés par les hématomes liés aux coups reçus quelques jours plus tôt ; l’homme était presque méconnaissable. Il se rendit compte de l’effet qu’il produisait sur la petite fille et chercha à la rassurer.
   « Eh, Princesse ! C’est bien moi. Tout va bien.
   - Liova, on dirait que … Les gardes t’ont frappé ?
   - Non, Princesse. Ils n’osent plus. Ce que tu vois c’est en quelque sorte la preuve que mon visage guérit, les hématomes finiront par disparaître. Dis-moi, tu m’avais oublié ? Les gardes avaient réussi à me faire croire hier que tu étais déjà repartie avec Piotr Ivanovitch.
   - Jamais je ne t’abandonnerai. Oncle Piotr ne voulait pas que je t’approche ; c’est pour ça que les gardes restaient devant la porte.
   - Oncle Piotr ! Et bien dis-moi ! Vos relations se sont bien améliorées. Tu sais sûrement ce qu’il veut faire de moi, alors. »
   Une vague de culpabilité envahit la petite. Elle s’empara d’une des mains de Liova à travers les barreaux.
   « Liova, je suis désolée. Je … je ne sais pas. Nous n’en avons pas parlé.
   - Ce n’est pas grave, Princesse. Je …
   - DEHORS ! Tout de suite ! Montez immédiatement dans votre chambre, Mademoiselle ! Vous allez finir par apprendre à m’obéir. »
   Piotr venait de les surprendre et semblait plutôt furieux. Effrayée, Marie laissa échapper un petit cri avant de lâcher la main de Liova puis de tenter maladroitement de se défendre.
   « Oncle Piotr, je voulais seulement …
   - Allez m’attendre dans votre chambre ; je n’en ai pas terminé avec vous. Allez ! »
   La colère du maître de maison semblait être en train de retomber pourtant Marie sortit en tremblant. Une fois hors de la vue de Piotr, elle s’arrêta pourtant. D’abord pour essayer de se calmer un peu mais aussi parce que ce qu’elle venait d’entendre la sidérait : un bruit de serrure. Visiblement, Piotr avait ouvert la grille qui le séparait de Liova. Aucun garde n’était en vue et Liova, même affaibli, restait un homme extrêmement dangereux. La petite commençait à s’inquiéter pour Piotr ; après tout, Liova n’avait pas grand-chose à perdre à essayer de fuir. Ce qu’elle entendit la rassura un peu :
   « Vous ne manquez pas de courage, Excellence ! 
   - Nous avons à parler et j’aime regarder mes interlocuteurs dans les yeux. 
   - Et bien, parlons !»
   Marie aurait bien voulu en apprendre davantage mais Grigori risquait de redescendre prendre son poste à n’importe quel moment et il n’était pas question que Piotr découvre qu’elle l’espionnait. Elle montait déjà vers sa chambre quand elle entendit Grigori sortir précipitamment de la cuisine. De toute évidence, un autre garde venait de le prévenir de l’arrivée de Piotr.

   Elle attendit de longues minutes, à la fois inquiète et curieuse. Préoccupée par ce qui se déroulait à la cave et par ce qui se passerait bientôt pour elle. Consciente d’avoir vraiment mis Piotr en colère et désireuse d’obtenir son pardon au plus vite. Elle guettait ses pas dans l’escalier et se leva dès qu’elle entendit arriver.
   « Je suis désolée, Oncle Piotr ! Je sais que je vous ai désobéi mais je voulais seulement …
   - Ce que vous vouliez m’est bien égal, Mademoiselle. Ce qui importe c’est ce que je veux moi. Vous allez apprendre à m’obéir ; nous devons encore passer trois semaines ensemble et il n’est pas question que je passe mon temps à discuter avec vous du bien-fondé de mes décisions. »
   Marie tenta d’intervenir mais Piotr se montra inflexible.
   « Je ne veux pas vous entendre ! Si je vous avais interdit de revoir Liova c’est parce que je voulais que vous puissiez repenser à lui plus sereinement et ainsi mieux m’aider à décider de son sort. Votre désobéissance me montre que vous n’avez pas changé d’avis sur lui et que peu importe qu’il vous ait enlevée, effrayée, malmenée, vous lui avez pardonné et ne souhaitez en aucune façon le voir punir.
   - Je … 
   - Je t’ai dit de te taire. Je n’ai pas terminé. Je n’oublie pas que Liova est un meurtrier et qu’il voulait assassiner Sacha. Alors j’ai cherché une solution qui puisse nous convenir à tous les deux, à tous les trois devrais-je dire ; je viens d’en parler à Liova. Voilà ce que j’ai décidé ; je ne le livrerai pas à la justice mais je lui ai demandé de s’en remettre au jugement de Sacha. Il a accepté.
   - Ça veut dire qu’il va venir avec nous ?
   - Oui. Et je … »
   Cette fois, ce fut Piotr qui ne put achever ; la petite venait de se précipiter tout contre lui.
   « Je vous aime ! Je vous aime tant ! »
   Piotr la repoussa doucement.
   « Et moi, je suis toujours fâché.
   - Vous pouvez me faire tout ce que vous voulez. Je suis si heureuse. Je suis vraiment désolée de vous avoir désobéi mais je ne peux m’empêcher d’être contente pour Liova.
   - Je veux pourtant que tu réfléchisses à tes actes ; tu resteras enfermée ici jusqu’à demain. Marfa te montera de quoi manger tout à l’heure. Cela te donnera le temps de rédiger une lettre d’excuses.
   - Oui, Oncle Piotr, tout ce que vous voudrez.
   - A demain. »
   Sans un mot de plus, il fit demi-tour et, repoussant une deuxième fois Marie, referma la porte à clé derrière lui.

   La petite fille eut bien du mal à s’endormir tant elle était la proie d’émotions diverses ; intense soulagement de savoir Liova pratiquement hors de danger, remords persistant d’avoir désobéi à Piotr, excitation de retourner à Oblodiye pour y retrouver ses parents, satisfaction d’avoir découvert à la fois Moscou et une bonne partie du passé d’Anissia, inquiétude aussi à l’idée de rencontrer le prince Nikolaï. Le jour filtrant à travers les tentures l’éveilla doucement et ce fut donc en pleine possession de ses moyens qu’elle accueillit Piotr. En effet ce fut le maître de maison en personne qui vint la délivrer. Marie commença par lui tendre sa lettre d’excuses mais elle n’eut pas la patience d’attendre et se précipita contre lui.
   « Dîtes-moi que vous me pardonnez ! Je vous en prie ! Je suis si heureuse ! »
  La nuit semblait avoir considérablement adouci Piotr qui pour toute réponse déposa un tendre baiser tout paternel sur le front de Marie avant de l’entraîner à sa suite dans la cuisine. Là encore, une bonne surprise l’attendait ; libre, installé au milieu des domestiques, lavé, rasé de près, vêtu de neuf : Liova. La petite fille voulut se précipiter vers lui mais quelque chose dans le regard gris la retint ; elle se contenta de le saluer avant de s’asseoir.
   « Bonjour Liova. Je suis contente de te voir ici, de savoir que …
   - Bonjour, Barinia. Je suis heureux de refaire le voyage en votre compagnie. »
   L’étonnement qui se peignit sur le petit visage fut si évident que Liova ne put s’empêcher de sourire avant de s’expliquer.
   « Barinia, comme vous le savez, Son Excellence a eu l’immense bonté de m’épargner le knout en m’offrant de m’en remettre au jugement de votre parrain. A seulement deux conditions, ma parole de ne pas chercher à m’enfuir et la promesse de ne plus vous tutoyer. »
   Marie se tourna vers Piotr.
   « Oncle Piotr, vous … vous croyez en sa parole ? »
   Ce fut au tour de Piotr de sourire.
   « Pourquoi ? Je ne devrais pas ?
   - Si, bien sûr que si ! C’est juste que …
   - Liova a eu un argument de poids ; il m’a expliqué qu’il ne pouvait pas te décevoir après tout ce que tu avais fait pour lui. »

   Le voyage de retour fut des plus agréables pour Marie ; confortablement installée dans un carrosse aux côtés de Piotr, elle l’écoutait avec ravissement raconter aussi bien les petits bonheurs de son enfance que les hésitations et les aventures de sa jeunesse. Liova, lui, tenait compagnie au cocher tandis que les gardes encadraient à cheval la voiture. A vrai dire, Piotr avait tout fait pour éviter un contact trop rapproché entre ses hommes et leur ancien prisonnier ; il se doutait que les premiers ne s’étaient pas montrés très tendres et craignait que des querelles n’éclatent. Gorislav, en particulier semblait en permanence sur le qui-vive, au point d’en devenir extrêmement nerveux. Liova s’amusait beaucoup de la situation, multipliant les rencontres et les frôlements lors des haltes pour mieux ignorer son adversaire par la suite. Il savait pertinemment qu’il avait tout à perdre à provoquer une bagarre et n’avait aucune intention de le faire mais ne pouvait s’empêcher d’énerver Gorislav.
   Ce qui devait arriver arriva. Un soir, alors que tous venaient de mettre pied à terre devant l’écurie de l’auberge, Liova trainait auprès des chevaux du carrosse, semblant attendre que Gorislav mette pied à terre. Poussé à bout par plusieurs jours de provocations, fatigué par les nombreuses heures passées à cheval, celui-ci empoigna le poignard qui ne le quittait jamais et s’avança vers lui, menaçant. Grigori et Nikita s’écartèrent, peu désireux de se mêler de l’altercation.  
   « On va régler ça tout de suite ! Je vais te crever, pourriture ! »
   Le regard couleur d’ardoise de Liova ne vacilla pas une seconde. Au contraire, narquois, il se planta dans celui de Gorislav.
   « Je t’attends. »
   Tout alla très vite. Marie qui descendait avec Piotr du carrosse se mit à crier.
   « Liova, s’il te plaît ! Non ! Tu as promis de changer.
   - Princesse, je n’y suis pour rien. Je ne suis même pas armé. »
   Pour confirmer ses dires, Liova élevait ses mains vides au-dessus de sa tête quand Gorislav en profita pour se ruer sur lui. L’espace d’un instant, la petite fille crut que la lame avait atteint son but ; quand Liova s’écarta, sa chemise était maculée de sang. Pourtant, très vite, ce fut Gorislav qui s’effondra. Marie s’apprêtait à se précipiter vers celui qui était maintenant son ami pour s’assurer qu’il n’avait vraiment rien quand elle remarqua que quelque chose d’étrange était en train de se produire. Au lieu d’attendre posément ou de s’essuyer calmement les mains comme elle l’avait vu faire après l’épisode du vagabond ou de la bagarre à l’auberge, Liova semblait chercher quelque chose du regard. Marie en fit autant en commençant machinalement par le garde qui gisait sur le sol. La surprise la cloua sur place ; un fin stylet avait transpercé le dos de Gorislav, le tuant net. Quelqu’un venait de sauver la vie de Liova ! Ni Nikita, ni Grigori n’étaient intervenus, Marie n’aurait pu manquer de les voir, les autres gardes se trouvaient de l’autre côté du carrosse ou à l’extérieur de l’écurie … le mystère semblait total quand la petite vit le regard de Liova se poser sur elle. Elle ne put s’empêcher de sourire ; comment son ami pouvait-il penser qu’une enfant comme elle était capable d’un tel prodige ? Puis elle comprit. En se retournant, elle croisa le regard couleur noisette de Piotr ; elle eut alors l’impression, l’espace d’un instant, que la douceur habituelle avec laquelle il la regardait était comme une grande vague qui venait tout juste de recouvrir quelque chose de beaucoup plus sombre et secret.   
   Enjambant le corps de Gorislav, Liova s’approchait maintenant d’eux. Marie qui commençait à bien le connaître, remarqua tout de suite que le respect qu’il montrait à Piotr depuis l’épisode de la cave se teintait maintenant d’une réelle admiration.
   « Excellence, je vous dois la vie.
   - Ne me dis pas que tu doutes de tes propres capacités.
   - Il n’avait rien d’un balourd de moujik ; c’était un homme dangereux et j’avoue qu’il m’a surpris. Je ne pensais pas qu’il oserait m’attaquer devant vous.
   - Tu es pourtant observateur et intelligent. Il est vrai que je le connaissais mieux que toi au point de l’avoir même personnellement mis en garde contre ce genre de provocation. Je paye ces hommes à prix d’or pour qu’ils me protègent, pas pour qu’ils se battent entre eux.
   - Après ce que je viens de voir, Excellence, je doute que vous ayez besoin de qui que ce soit pour vous protéger.
   - On ne peut pas toujours compter sur l’effet de surprise, Liova. La dissuasion est presque toujours la meilleure solution.
   - Je pense que vous venez de dissuader tous ceux qui vous entourent de jamais vous désobéir. Y compris moi.
   - Je suis heureux de l’apprendre. Emmène Marie à l’intérieur, j’ai des ordres à donner. » 

   Le reste du voyage se déroula sans incident et la petite troupe avait déjà pénétré sur les terres du Comte Simonov depuis un bon moment quand Piotr fit arrêter la voiture. Il ordonna alors à Liova de les rejoindre, Marie et lui, à l’intérieur puis attendit que le cortège ait repris son allure normale pour s’adresser à son « invité».
   « Alors, toujours prêt à tenir ta parole ?
   - Oui, Excellence. Quelle que soit la décision d’Alexandre Ivanovitch, je m’y plierai.
   - J’ai réfléchi et je pense qu’il vaut mieux que ceux d’Oblodiye ne te découvrent pas tout de suite. D’abord parce que cela gâcherait le plaisir des premiers instants des retrouvailles en attirant l’attention sur quelqu’un d’autre que sur Marie. Ensuite parce que cela pourrait être dangereux pour toi ; Monsieur de Fronsac et mes frères pourraient avoir des envies de vengeance que, dans le feu des embrassades et sous le coup de l’émotion, je ne serais pas à même de maîtriser.
   - Je vous suis reconnaissant de penser à ma sécurité en un tel moment, Excellence.
   - Voilà ce que j’ai donc décidé. Tu sais qu’à Oblodiye les nouveaux arrivants descendent de voiture devant le perron et pénètrent dans le château en laissant leur cocher en faire le tour pour rejoindre l’écurie qui est située derrière. Quand nous descendrons, Marie et moi, tu resteras caché dans la voiture que tu accompagneras jusqu’à l’écurie. Ensuite, tu n’auras plus qu’à revenir par l’arrière comme le feront les gardes.
   - Je suivrai scrupuleusement vos ordres. Excellence … »
   L’homme semblait sur le point de vouloir ajouter quelque chose. Des remerciements, songea Marie. Mais pas un mot de plus ne réussit à franchir ses lèvres ; il était seul depuis bien trop longtemps et surtout il avait perdu l’habitude de faire confiance, de dépendre de quelqu’un. Piotr qui devait le comprendre conclut l’entretien par un hochement de tête. Après avoir quêté du regard son approbation, Marie s’empara d’une des mains de Liova.
   « Tout ira bien, je leur expliquerai, ils comprendront.
   - Oui, Barinia. Je sais. J’ai confiance. »  
   Le reste du voyage se déroula en silence, chacun des occupants du carrosse laissant libre cours à ses pensées. Si Marie imaginait assez bien que celles de Piotr se tournaient vers la femme et les fillettes qu’il avait abandonnées pour partir à sa recherche et qu’il allait enfin retrouver, elle avait du mal à deviner ce que pouvait ressentir Liova. De la peur ? C’était difficilement envisageable. Des regrets ? Peut-être. De l’espoir ? Que pouvait bien espérer un homme tel que lui ? 

   Quant à elle, elle devait bien se l’avouer ; l’immense joie qu’elle ressentait à l’idée de revoir ses parents n’éclipsait pas tout à fait sa crainte de devoir à présent affronter le prince Nikolaï. Les deux mois qui venaient de s’écouler l’avaient fait mûrir et elle comprenait maintenant que tout n’était pas aussi simple qu’elle avait voulu le croire. La frénésie qui la poussait à tout connaître du passé de sa mère avait été définitivement calmée par la découverte de la façon dont Piotr avait vécu ces événements et avec le recul elle commençait à se dire qu’elle aurait préféré continuer à tout ignorer. La seule idée que le prince Pavelski était peut-être son vrai père la mettait hors d’elle. Même s’il lui avait fait du mal, au moins Piotr avait profondément aimé Anissia alors que cet homme n’avait fait que profiter d’elle et de sa jeunesse avant de l’abandonner à son triste sort. Pourtant quelque chose la poussait toujours à essayer de savoir alors même que tout son être s’y refusait. Le mariage avait certainement été repoussé afin de les attendre Piotr et elle mais le prince était évidemment déjà arrivé. Tout ce qu’elle pouvait souhaiter c’était qu’il attendait tranquillement chez lui à Orenbourg à plusieurs verstes de là. Elle était en train d’adresser au Ciel une fervente prière en ce sens quand l’imposante silhouette d’Oblodiye apparut au détour du chemin.

CHAPITRE 15 : DE DIFFICILES JOURNEES

   La nuit avait été longue et reposante, aussi ce fut paisiblement que Marie s’éveilla ce matin-là. La perspective de visiter la ville en compagnie de Piotr la fit littéralement bondir hors de son lit. Un immense sourire illuminait son visage quand elle se présenta sur le seuil de la cuisine.
   Un sourire qui disparut rapidement : nulle trace de Piotr. Danka et Ludmila s’affairaient autour des fourneaux, Marfa aidait Yémélia à ranger le bois qu’il venait de couper dans la réserve. Un bol semblait attendre la petite fille mais tout le reste semblait en ordre.
   « Marfa, Son Excellence ne vient-elle pas déjeuner ?
   - Le maître est déjà parti travailler, Barinia.
   - Quoi ? Mais il devait m’emmener voir ses bureaux, je …
   - Vous étiez fatiguée, Maria Petrovna. Demain, peut-être … Voulez-vous un peu de thé ? »
   Terriblement déçue, Marie fit contre mauvaise fortune bon cœur et s’installa devant l’énorme pile de crêpes que la gouvernante venait de déposer sur la table à côté du bol.

   Quelques minutes plus tard, vaguement réconfortée par le repas, la petite fille fit une autre tentative … qui se solda par une nouvelle déception.
   « Tout à l’heure, nous irons nous promener pour essayer de me trouver d’autres vêtements, n’est-ce-pas ? 
    - Barinia, c’est que … »
   La gouvernante semblait extrêmement gênée. Enfin, elle se lança.
   « Irina est partie en acheter pour vous. 
   - Mais pourquoi ? J’aurais pu … choisir, regarder, voir la ville …
   - Barinia, le maître ne veut pas que vous sortiez sans lui. 
   - Mais …
   - Il a expliqué que vous aviez été enlevée par le brigand qui est à la cave, que vous aviez failli mourir plusieurs fois, que …
   - Marfa, je veux au moins aller un peu dans le quartier.
   - Maria Petrovna … le maître a aussi dit que vous … que vous essaieriez peut-être de … d’insister. Il y a deux gardes dans la maison. »
   Marie était furieuse de voir à quel point les ordres de Piotr étaient stricts et à quelle impuissance elle était réduite mais sa fureur fut à son comble quand elle demanda à voir Liova.
   « Barinia … le maître ne veut pas. Grigori le surveille et a l’ordre de vous empêcher de l’approcher. »
   Incapable d’en supporter davantage, Marie courut se réfugier dans sa nouvelle chambre d’où elle n’accepta de sortir qu’au bout de deux heures.  
   La gouvernante était en train de broder du linge ; elle leva à peine les yeux à son entrée, lui laissant l’initiative de la conversation.
   « Marfa, je pourrais avoir encore du thé, s’il te plaît ?
   - Bien sûr, Barinia. »
   Pendant que Marfa la servait, Marie poursuivit.
   « Quelle chambre ma mère occupait-elle ici ? »
   Surprise un instant par la question, Marfa se reprit avant de répondre.
   « Celle juste à côté de la vôtre. 
   - Son Excellence avait donné la chambre en face de la sienne à la servante qu’on venait de lui offrir ?
   - Co … comment savez-vous … Non, Anissia Vassilievna a d’abord logé à l’étage avec nous tous. C’est seulement après, au retour d’Oblodiye que …
   - Maman est allée à Oblodiye avec Piotr Ivanovitch ?
   - Nous y sommes tous allés. C’est … c’était une habitude de Son Excellence ; partir avec ses serviteurs chez son père.
   - C’est là-bas que Piotr Ivanovitch a décidé de tout lui apprendre?
   - Pas exactement, il avait déjà commencé à l’emmener dans ses bureaux et à lui apprendre à lire.
   - A lire ? C’est Piotr Ivanovitch qui a appris à Maman à …
   - Disons qu’il a commencé et que Monsieur votre père a continué.
   - A Oblodiye ?
   - Oui, Barinia. 
   - C’est là que tout a changé pour Maman.
   - En partie, oui. Au retour, elle n’était plus une servante mais l’associée du maître.
   - Pas seulement ça.
   - Barinia ! »
   La gouvernante semblait sincèrement choquée et tout ce que Marie put obtenir d’elle par la suite ne fut plus que bribes. Apparemment là aussi l’autorité de Piotr Ivanovitch pesait de tout son poids ; lui seul semblait avoir le droit de répondre à ses questions. Il fallait donc l’attendre. La suite de la journée promettait d’être d’un ennui mortel.

   Lorsque Piotr Ivanovitch rentra chez lui ce soir-la, Marie ne se précipita pas vers lui contrairement à ce qu’il s’imaginait. Elle se contenta de s’incliner poliment provoquant ainsi la curiosité du riche marchand.
   « Et bien, Marie, te voilà bien peu bavarde ce soir.
   - Je n’ai rien de particulier à raconter, Piotr Ivanovitch.
   - Voilà qui est étrange.
   - Peut-être parce qu’on ne m’a rien permis de faire.
   - Ah ! C’est donc ça !
   - Pourquoi m’avoir amenée jusqu’ici si je n’ai rien le droit de faire et …
   - Je te l’ai déjà expliqué.
   - Vous m’avez traitée comme une prisonnière. Vous …
   - Si vous le prenez comme ça, tant pis pour vous. »
   En un éclair, Marie entrevit à quel point elle se fourvoyait en persistant à bouder ; elle avait tout à perdre à commencer par la possibilité d’avoir enfin les réponses à ses questions. Elle se précipita contre lui et commença ses excuses.
   « Non, je vous en prie ! Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! J’ai seulement été très déçue de ne pas pouvoir vous accompagner aujourd’hui. Ne me punissez pas ! »
   Piotr souleva doucement le visage de Marie l’obligeant à croiser son regard.
   « D’accord, petite, mais attention tout de même ! »

   Le lendemain, Marie se le tint pour dit et eut ainsi le bonheur de suivre Piotr lors de sa deuxième journée à Moscou. Ils commencèrent par la visite de l’un des nombreux entrepôts dont le marchand disposait en ville. Emerveillée, la petite parcourut encore et encore les allées tracées dans l’immense salle, prenant un objet ici, le redéposant pour aller en chercher un autre, tâtant les étoffes, humant les parfums divers, s’émerveillant de tout.
   « Tu peux prendre tout ce que tu veux, ma chérie.
   - Tout, Piotr Ivanovitch ?
   - Oui, tout.
   - C’est que … à vrai dire … je ne veux rien, merci.
   - Rien, vraiment ?
   - Non, merci. Il n’y a que des choses merveilleuses ici mais je ne saurais pas choisir. Je n’ai besoin de rien, je suis déjà très heureuse d’être ici en votre compagnie  
   - C’est amusant, c’est à peu près ce que ta mère a dit.
   - Maman est venue ici ?
   - Oui, dans ce même entrepôt. La vérité c’est que dès ce moment-là, elle savait ce qu’elle voulait : apprendre comment en avoir autant. Ce qui l’intéressait ce n’étaient pas les cadeaux que je pouvais lui offrir mais bien de découvrir comment tout obtenir par elle-même. »
   Marie était un peu interloquée par ce qu’elle entendait, elle chercha à obtenir la confirmation de ce qu’elle soupçonnait.
   « On dirait qu’elle vous a déçu, surpris en tous cas.
   - Disons que j’ai peu à peu compris qu’elle n’était pas la jeune fille effrayée qu’elle paraissait être le premier jour. C’est … c’était en tous cas, une femme ambitieuse et terriblement intelligente. »
   Comme Marie restait songeuse, essayant d’imaginer Anissia treize ans auparavant, Piotr sembla penser qu’il était allé un peu loin.
   « Marie, ne pense plus à tout ça ! Regarde, moi, j’ai eu une idée pour toi ! »
    Dans sa main venait d’apparaître une véritable merveille : une boîte à bijoux dont le couvercle était fait d’ambre. Fascinée par le chatoiement de la pierre et par la délicatesse du bois sculpté, Marie se mit à battre des mains et tirant Piotr par la manche, déposa un baiser sur sa joue. 

   L’étape suivante fut le palais qui abritait les bureaux de la compagnie de Piotr. Fournisseurs venus des quatre coins de la Russie pour proposer leurs marchandises, messagers en partance ou gardes du corps toujours aux aguets, le petit palais n’était que mouvement. L’endroit était élégant, cossu, agréable ; pourtant au-delà du marbre des colonnades et des escaliers, de l’argent des chandeliers et des soieries des tentures, c’était une atmosphère de travail qui dominait.  Chaque porte ouverte laissait voir des hommes assis derrière de larges tables de bois sculpté, recouvertes d’encriers, de plumes taillées, de parchemins, de livres de comptes …
     Dans les couloirs, tous s’écartaient, s’inclinaient. Soudain, Piotr s’arrêta devant une haute porte devant laquelle deux hommes montaient la garde. Dès qu’ils l’aperçurent, ils ouvrirent les deux battants, saluèrent respectueusement leur employeur avant de refermer doucement derrière lui.
     La première chose qui frappa Marie ce fut la sobriété de la pièce. Aucun livre, aucun parchemin ni sur l’immense bureau ni sur les deux meubles bas qui se trouvaient derrière le profond fauteuil. Rien sur les murs non plus à part une esquisse représentant un petit château sous la neige. Aucun vase ne venait égayer la pièce que complétaient plusieurs fauteuils et un divan. Seules les épaisses fourrures qui recouvraient celui-ci mettaient un peu de chaleur dans la pièce. De toute évidence, rien ne devait venir distraire Piotr Ivanovitch pendant son travail. Il discutait avec les clients, prenait les décisions puis transmettait les détails à ses employés qui rédigeaient les contrats.
     Timidement, Marie s’approcha de la fenêtre. A quelques centaines de mètres, une énorme masse se dressait.
« Oncle Piotr, est-ce que c’est le Kremlin ? Le palais du Tsar ?
- Oui et non, ma chérie. Disons que la situation est un peu compliquée. En fait l’année où tu es née, notre Tsar Alexeï Mikhaïlovitch est mort et son fils Fédor III est monté sur le trône avant de mourir lui aussi il y a quatre ans. A ce moment-là, son frère Ivan V aurait dû monter sur le trône mais le « zemski sobor » a pensé qu’il serait mentalement incapable de gouverner et …
- Le zemski sobor ?
- Oui, une assemblée. La noblesse, le clergé, les commerçants y sont représentés.
- Les commerçants ?
- Oui. J’en faisais partie. Nous avons voulu nommer Piotr Alexeïevitch à la place de son demi-frère mais c’était sans compter sur Sophia Alexeïevna. La sœur d’Ivan. Nous nous sommes fait manipuler. Nous aurions pourtant dû nous en douter : c’était son amant qui avait convoqué l’assemblée.  
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Depuis l’arrivée de Natalia Narichkina, la seconde femme du Tsar Alexeï, il y avait deux clans ; les Narichkine et les Miloslavski qui étaient les partisans de Fédor, d’Ivan et de Sophia. La décision du Zemski sobor ne lui a pas plû ; elle a fait courir le bruit que les Narichkine avaient empoisonné Fédor et tentaient d’assassiner Ivan. Elle a obtenu l’appui des streltsy ; tu sais, les gardes du palais, la police. Ça a été affreux ; le prince Piotr a vu deux de ses oncles tués sous ses yeux. Il a pu s’enfuir avec sa mère de justesse. Ils sont à Préobrajenskoié, surveillés de loin par la régente Sophia. Finalement nous avons dû nommer deux Tsars : Ivan V qui habite le Kremlin et n’est qu’une marionnette entre les mains de sa sœur Sophia qui s’est autoproclamée régente et Piotr Alexeïevitch qui vit en exil. Donc on peut dire que, oui c’est le Kremlin, et non ce n’est pas vraiment la demeure du Tsar.
- Vous … vous pensez que Piotr Alexeïevitch pourra revenir ?
- Oui, ma chérie. Oui, je le pense. Mais assez parlé de tout ça. Mettons-nous au travail. Installe-toi ici. »
La discussion était close. Marie obtempéra.

Le reste de la matinée se passa dans les bureaux de Piotr. Impressionnée, la petite fille l’observa pendant qu’il recevait plusieurs marchands, dans ce lieu il semblait tout autre ; sérieux, réfléchi, austère presque, Piotr avait repris son masque. Marie attendait patiemment, totalement étrangère à ce qu’elle entendait, elle peinait à comprendre comment Anissia, à seize ans à peine avait pu s’intéresser à des choses aussi rébarbatives.
   « Que s’est-il passé à Oblodiye ? »
   Piotr sursauta. Le dernier marchand venait de sortir et il réfléchissait encore à leur transaction quand la petite fille l’avait surpris par sa question. Il se retourna et l’observa un instant.
   « Que veux-tu dire ?
   - Que tout a changé pour Maman à votre retour ici, elle est devenue votre associée et plus votre servante.
   - Elle ne l’avait jamais vraiment été. 
   - Oui, je sais ; vous l’aviez affranchie.
   - Pas seulement pour ça. Contrairement à d’autres comme Marfa par exemple, elle ne s’est jamais contentée d’être libre. Elle voulait devenir indépendante.
   - Oui, vous avez dit qu’elle était ambitieuse. »
   Le ton de Marie montrait qu’elle commençait à s’irriter et essayait de défendre sa mère. Piotr sourit et s’approcha d’elle.
   « Dans ce même bureau, ta mère, qui y mettait les pieds pour la première fois et n’avait bien sûr jamais traité aucune affaire, a tellement déstabilisé un marchand pourtant rompu à toute forme de négoce qu’il a cédé à tout ce que je voulais.
   - Et alors ? Je ne comprends pas ; elle vous a rendu service.
   - C’est ce que j’ai tout d’abord pensé avant de me rendre compte qu’elle venait de me révéler de quoi elle était vraiment capable. Ensuite je me suis souvenu de comment elle m’avait amené à lui apprendre à lire, comment elle m’avait poussé à l’amener ici, comment elle m’utilisait.
   - Elle cherchait juste à vivre du mieux possible. 
   - Doucement, ma chérie, doucement. Je ne critique pas ta mère ; je t’explique ce qui s’est passé entre nous. N’est-ce pas ce que tu voulais ? »

   Délicatement, Piotr lui caressait le visage ; elle reprit courage.
   « Oui, je le veux toujours. Dîtes-moi ce qui s’est passé à Oblodiye, s’il vous plaît !
   - Même avant d’y aller, je savais que d’une façon ou d’une autre je continuerais à favoriser son évolution.
   - Vous … vous l’aimiez ?
   - Je n’étais pas sûr de ce que je ressentais. Je crois même que je n’ai su ce que je voulais que quand j’ai compris qu’elle pouvait se passer de moi. Elle a commencé par se débrouiller pour apprendre à lire sans moi.
   - Avec mon père.
   - Oui. Elle a ensuite découvert bien d’autres choses à Oblodiye. Des choses que je n’avais pas osé lui apprendre, par respect, parce que je la trouvais trop jeune. »
   Marie leva les yeux. Un voile semblait flotter sur les yeux de Piotr.
   « Vous voulez dire que Maman …
   - était vierge en arrivant à Oblodiye mais pas en en repartant. Désolé mais je n’ai pas trouvé de bonne façon de le dire.
   - Alors …
   - Alors, j’ai pris peur et je lui ai proposé un marché ; ce qu’elle voulait contre ce que je voulais. Et nous avons continué à jouer à notre jeu idiot. J’aurais du savoir que tout ceci était voué à l’échec ; comment aurait-elle pu devenir riche et libre financièrement tout en continuant à être ma prisonnière en amour ? Je sais que je suis brutal, Marie, mais je crois qu’il est temps que tu apprennes la vérité.
   - Avez-vous su avec qui … 
   - Ta maman n’a rien avoué. Il aurait mieux valu … cela aurait tout changé. Ecoute, j’ai terminé ici pour aujourd’hui ; je t’emmène découvrir la ville. Au passage je te montrerai son palais et … la fin de l’histoire. »
   Marie se contenta de hocher la tête, elle se sentait vaguement inquiète, mal à l’aise ; l’homme qu’elle avait spontanément détesté quelques semaines auparavant par solidarité avec Anissia ne lui semblait plus aussi méprisable et elle se sentait au contraire touchée par la souffrance qu’elle devinait en lui. 

   « Voilà le palais de la belle Anissia Vassilievna, la reine de Moscou, celle qui faisait tourner les têtes et les cœurs. La redoutable associée de Piotr Ivanovitch, le marchand aussi aveugle en amour que doué en affaires. » 
   Ils venaient de s’arrêter devant un bâtiment magnifique aux proportions harmonieuses et à la façade bleue et or. Marie s’emplissait les yeux du spectacle sans cesse renouvelé de la rue et ne prêtait qu’une attention relative à ce qui ne représentait que la coquille vide du passé d’Anissia. Elle dressa pourtant l’oreille quand Piotr continua :
   « C’est dans ce palais que ton parrain s’est caché, échappant ainsi à une mort certaine. Veux-tu le visiter ? C’est un des anciens admirateurs d’Anissia qui en est le propriétaire ; Kouzma Igorevitch. Il a fait des pieds et des mains pour le racheter à l’escroc auquel ta mère avait dû se résoudre à le vendre.
   - Non, merci, je n’ai pas très envie de voir ce que Maman a perdu par … »
   Marie s’arrêta, gênée.
   « Par ma faute. Tu peux le dire, ma chérie mais il me reste une dernière chose à te montrer, après tu jugeras. »
   Grichka, le cocher, reçut l’ordre de les conduire à la boutique de Foma Gavrilovitch le tailleur. Pendant ce temps, Piotr poursuivit ses explications.
   « Anissia devenait de plus en plus riche, de plus en plus belle, de plus en plus célèbre. Tout le monde me l’enviait. Si les gens avaient su la vérité, ils auraient bien ri ; Anissia ne m’a jamais trahi en affaires, elle m’a au contraire beaucoup apporté mais en ce qui concernait notre marché … Moi, j’en ai respecté ma part ; je lui ai tout appris. Elle, elle m’a toujours menti, toujours trompé. Je voulais l’avoir toute à moi ; autant essayer d’emprisonner le vent !
   - Elle ne vous aimait pas ?
   - Je crois que c’est plus compliqué que ça. Elle a essayé plusieurs fois de m’avouer ses sentiments mais je ne voulais pas admettre les miens. Je … je continuais à jouer. Et elle, elle n’arrivait pas à se détourner de l’autre.
   - Un marchand ?
   - Non, Marie. Un marchand ; je me serais contenté d’une séparation. Violente sans doute mais … pas comme ça.
   - Comment … ? Qui … ?
   - Regarde, là-bas, de l’autre côté. Tu vois la boutique ?
   - Oui. 
   - Au début, j’ai cru que ta maman qui s’était toujours montrée très raisonnable, était devenue bien dépensière, s’achetant une nouvelle robe tous les mois et de la lingerie toutes les semaines. Et puis, un jour, j’ai découvert que la boutique servait de prétexte et que son arrière-cour communiquait avec celle du palais que tu vois à côté. Et que les essayages chez le tailleur dissimulaient en fait des rendez-vous galants.
   - Et … vous êtes allé voir qui …
   - Oui. J’ai cru mourir. Elle avait jeté son dévolu sur le seul homme sur terre qui était sacré pour moi. Celui dont l’amitié m’était la plus précieuse. 
   - Son Altesse Nikolaï ? »
   Un voile venait de se déchirer devant les yeux de Marie. Les pièces s’assemblaient comme celles d’un puzzle : Piotr Ivanovitch, Son Altesse … les ombres du passé d’Anissia. La douleur flottait encore dans les yeux de Piotr après toutes ces années. Pour la première fois, Marie fut tentée de condamner sa mère.
   « Elle savait qu’elle vous faisait du mal ! Elle vous devait tout ! Elle aurait du tenir sa parole et … »
   Ce fut Piotr qui tempéra ses propos.
   « Elle était amoureuse. Elle avait découvert l’amour avec lui. Il est difficile de lutter contre ça.
   - Pourquoi le prince a-t-il agi ainsi ? Lui aussi, il savait … 
   - Lui, il n’a jamais pris cette histoire au sérieux. Il n’a toujours aimé qu’une seule femme : la sienne. Il a eu de l’affection pour ta mère, il l’a trouvé jolie, il a voulu s’amuser. Il ne pensait pas que je l’aimais à ce point.
   - Lui, vous n’avez pas cherché à le détruire.
   - Lui, il m’a sauvé la vie. Sans contrepartie. Il m’a tout donné. Elle, elle a tout pris. Elle m’a trahi. »
   Marie baissa la tête. Piotr ordonna au cocher de les ramener à la maison. Il laissait à la petite fille le temps d’assimiler toute l’histoire, de se remettre de toutes ses émotions, se contentant de lui tenir la main pour lui montrer qu’il était toujours prêt à reprendre la conversation, que rien n’avait changé entre eux. De longues minutes s’étaient écoulées quand une petite voix s’éleva dans l’obscurité qui commençait à envahir la voiture.
   « Piotr Ivanovitch ?
   - Oui ?
   - Etes-vous toujours en colère contre Maman ?
   - Non, ma chérie. Bien sûr que non. Pas après tout ce temps. J’ai réfléchi. Compris que j’aurais du agir différemment. Enfin si je l’avais pu. Je crois qu’Anissia et moi nous nous sommes fait du mal faute d’avoir su nous comprendre. »
   Un nouveau silence suivit ces paroles. Silence que la petite rompit de nouveau.
   « Si Maman vous trompait depuis plusieurs mois … ça veut dire que … que je ne suis pas forcément …
   - Pas forcément. Seule Anissia le sait. Peut-être.
   - Je ne veux pas être sa fille ! Lui, il ne l’a jamais aimée ! Il a joué avec elle ! Il … »
   Les sanglots brisèrent la voix de la fillette. Piotr l’attira tout contre lui.
   « Du calme, ma chérie ! Je suis là. Ecoute, quelle que soit la vérité, pour moi, un seul homme peut prétendre être ton père ; celui qui t’a donné son nom alors qu’il savait, celui qui t’a élevée. Lui seul. »
   Pour toute réponse, Marie se serra davantage contre Piotr.

   Le retour au palais fut beaucoup plus triste que ne l’avait été le départ le matin même et Marie prétextant une grande fatigue se coucha sans même dîner. Quand Piotr venu dans sa chambre pour lui souhaiter une bonne nuit, s’assit à côté d’elle sur le lit, il fut récompensé de la franchise qu’il avait montrée dans la journée. La petite s’empara de l’une de ses mains et, sans oser le regarder, formula sa requête.  
   « Je ne sais pas si vous êtes mon vrai père ou pas. De toute façon, vous avez raison : un seul homme sur terre à droit à ce titre. Seulement, je voudrais vous demander une faveur ; j’aimerais vous appeler « Oncle Piotr » à partir de maintenant. Si … si vous êtes d’accord, bien sûr, je … 
   - Rien ne pourrait me faire plus de plaisir, ma chérie. »

   Un tendre baiser sur le front conclut la conversation avant que Marie, apaisée, ne plonge au creux de ses draps. 


13 - Le « zemski sobor », sorte d’assemblée législative fut convoquée pour la première fois par Ivan le Terrible en 1549 et pour la dernière fois en 1686 pour accepter le traité de paix avec la Pologne.
14 -  Piotr Alexeïevitch, dit Pierre le Grand car il mesurait plus de deux mètres, reprit le pouvoir en 1689 pour l’abandonner entre les mains de sa mère Natalia jusqu’à la mort de celle-ci en 1694.  

CHAPITRE 14 : MOSCOU ENFIN !

   Le lendemain, Marie se réveilla une fois de plus seule. Elle se prépara rapidement et ouvrait la porte de la chambre quand une ombre la fit sursauter. Nikita qui l’attendait, assis sur le plancher du couloir, venait de se relever pour l’accompagner jusqu’à la salle. 
   Gorislav debout quelques pas derrière lui, attablé devant un grand bol de thé fumant et des blinis, Piotr semblait d’excellente humeur. Son sourire s’élargit encore quand il vit apparaître la petite fille. A peine assise, Marie embrassa respectueusement la main de Piotr en murmurant « merci » plusieurs fois tandis que lui déposait un baiser tout paternel sur son front. Le regard d’étonnement de Gorislav n’échappa pas à la fillette ; en voilà un qui surveillerait un peu plus ses paroles ! Et qui laisserait peut-être un peu de répit à Liova.
   A propos de Liova justement, Marie avait une demande à faire mais la journée de la veille lui avait appris que l’affrontement ne servait à rien ; seule la soumission lui apporterait la réussite. Le repas touchait à sa fin quand elle se lança. S’emparant de nouveau d’une des mains de Piotr, elle la porta à ses lèvres avant de parler.
   « Excellence, je vous promets que je ne vous provoquerai plus jamais. Je voudrais vous demander quelque chose mais avant je vous jure que j’obéirai quelle que soit votre réponse, sans même essayer de vous faire changer d’avis, sans insister, sans …
   - Je te crois, ma chérie. 
   - Je … M’autoriseriez-vous à parler quelques minutes avec Liova avant notre départ ?
   - Et qu’as-tu de si urgent à lui dire ?
   - Qu’il ne mourra pas demain. Que vous avez accepté de l’enfermer dans la cave de votre palais en attendant de statuer sur son sort. »
   Gorislav sembla tout à coup légèrement nerveux. Après un coup d’œil interrogateur en direction de son garde du corps, Piotr prit la parole.
   « Et si je dis non ?
   - J’obéirai. »
   Marie sentait très bien qu’il ne s’agissait là que d’une épreuve, d’une sorte de vérification de ce qu’elle avait annoncé au début de l’entretien ; elle soutint tranquillement le regard de Piotr. Celui-ci lui caressa la joue en souriant.
   « Tu es bien la fille d’Anissia.
   - Que voulez-vous dire ?
   - Tu apprends vite.
   - J’apprends …
   - A obtenir ce que tu veux. »
   Percée à jour, Marie se sentit rougir. Elle se troubla.
   « Je ne veux pas que vous pensiez du mal de moi. Je …
   - Chut ! Ne crains rien ! Je pense seulement que tu es une enfant sensible et intelligente. Tout comme ta maman.
   - Maman n’était pas une enfant quand … 
   - Presque, petite Marie ; elle n’avait que seize ans. »
   L’occasion était trop belle d’en apprendre davantage ; Marie passa outre la honte qu’elle ressentait à avoir été surprise dans sa tentative de « manipulation » et à parler d’Anissia comme d’une sorte d’objet, elle continua.
   « Son Excellence Ivan Sergueïevitch m’a dit que … qu’on vous l’avait … offerte. 
   - Son Excellence Ivan … Sais-tu que mon père déteste son prénom ? Pour tous, il ne veut être que Vania … Mais là n’est pas la question, n’est-ce pas ? Puisque tu as réussi à le faire parler de ça … continuons. Oui, ta maman a été le plus beau de tous mes cadeaux d’anniversaire. Que veux-tu savoir ?
   - Un cadeau d’anniversaire ? Mais vos frères ont dit que …
   - Mes frères aussi ? Décidément tu es douée pour faire parler les gens, toi ! Bon, j’imagine qu’ils t’ont dit que Vania m’avait adopté et donc tu te demandes comment quelqu’un pouvait connaitre ma date de naissance. Et bien, quelqu’un m’en a inventé une ; mon vieil ami Sacha Petrovitch.
   - Inventé ? Comme c’est amusant. »
   Marie se tut soudain. Intrigué, Piotr s’empara de son menton pour l’obliger à le regarder.
   « Te voilà bien silencieuse, tout d’un coup. A quoi songes-tu ?
   - Que vous aussi vous étiez un …
   - Un moujik. Un serviteur. Oui, Marie, je n’en ai pas honte. Cela ne donne que plus d’éclat à ce que je suis maintenant.
   - C’est pour ça aussi que vous avez affranchi Maman comme tous vos autres serviteurs.
   - Tu sais ça aussi ! Je me demande ce qui me reste à t’apprendre.
   - Tout, Excellence. Par exemple, je me demandais si Maman avait très peur, ce jour-là.
   - Disons qu’elle était un peu effrayée. Qui ne l’aurait pas été ? Mais ta maman est comme toi ; c’est quelqu’un de très courageux. Elle s’est très vite habituée à sa nouvelle vie.
   - Vous lui avez appris tout ce que vous saviez. Vous lui avez tout permis. Vous …
   - Je ?
   - Vous deviez beaucoup l’aimer. 
   - Oui, Marie. Je te l’ai déjà dit.
   - Pourquoi alors …
   - Chérie, pourquoi ne pas faire les choses doucement, pas à pas ? Ce soir nous serons à Moscou, j’y possède toujours mon ancien palais, celui où ta maman a vécu et où tu vivras toi aussi quelques jours. Les bureaux les plus importants de ma compagnie se trouvent non loin de là, ceux-là même où ta mère …
   - Je pourrais vraiment y aller avec vous ?
   - Oui, chérie.
   - Oh, comme je suis heureuse ! Oui, j’ai vraiment l’impression que cela m’aidera à mieux comprendre.     
    - Nous ne resterons pas longtemps ; trois ou quatre jours tout au plus ; tout le monde à Oblodiye nous attend avec impatience. N’oublie pas qu’il nous restera encore bien des jours à occuper pendant notre voyage de retour. Bon, à ce propos, il va falloir nous mettre en route. Allez, va voir Liova.
   - Vous voulez bien, c’est vrai ? Oh, merci ! Merci ! »
   Marie se levait déjà quand Piotr la retint par la manche.
   « Chérie, une dernière chose ; tu te souviens tout à l’heure quand je t’ai dit que tu apprenais vite. 
   - Oui, Excellence.
   - Ce n’est pas forcément une bonne chose que d’apprendre ce jeu-là. Je crois que si ta mère et moi, nous nous sommes fait tant de mal, c’est parce que nous y avons trop joué.  
   - Je ne suis pas sure de bien comprendre.
   - Tu verras, ma douce, ça viendra. Réfléchis simplement à ce que je viens de te dire. A tout à l’heure.
   - A tout à l’heure. Merci. »
   Mue par une impulsion soudaine, Marie se serra tout contre Piotr.
   « Je ne veux pas jouer. Juste vous montrer ma reconnaissance. »

   Quelques heures plus tard, la petite troupe entrait dans Moscou. Marie ne savait plus où donner de la tête ; de tous côtés des gens allaient et venaient au milieu des charrettes pleines de chargements en tous genres. Légumes et fruits, fourrage pour les animaux, poissons ou viandes, vêtements ; tout ce qui pouvait être nécessaire à la grande ville circulait à travers les rues bruyantes. Le cœur de la ville battait et le long de ses artères la vie fluait bruyante, odorante, colorée. Seule l’adresse des gardes qui ouvraient la marche leur permettait de se frayer un chemin parmi les moujiks venus de la campagne pour vendre leurs produits, les carrosses des nobles et les nombreux cavaliers, militaires ou non, qui allaient et venaient en tous sens.
   Peu à peu, la foule se fit moins dense et les rues plus larges. Marie comprit qu’ils étaient entrés dans un quartier où il fallait certainement payer très cher pour pouvoir se loger. Consciente maintenant de l’immense fortune qui était celle de Piotr, Marie s’attendait à voir les gardes s’arrêter devant le plus beau palais de la rue. Quelle ne fut sa surprise lorsqu’elle les vit mettre pied à terre devant le plus humble de tous ! 
   Le rire de Piotr retentit pendant que Marie se retournait vers lui, éberluée. 
   « Eh oui, il s’agit bien là de mon palais. Le premier que j’aie acheté dans cette ville. Il me sert même assez régulièrement.
   - Vous n’habitez plus ici ?
   - Non, j’en ai acheté un beaucoup plus fastueux, dans un autre quartier de la ville. Un palais digne du faste de la Cour et qui convient mieux à la vie de famille qui est la mienne maintenant. »
   La phrase rappela soudain à Marie que Piotr avait deux filles et une femme, qu’il avait délaissées pour partir la chercher, elle.
   « Elles doivent vous manquer.
   - Il est vrai que je ne voyage presque plus pour affaires, je fais faire le travail aux autres … mais ce n’est tout de même pas la première fois. Elles me manquent, c’est vrai, mais avec toi je n’ai pas le temps de m’ennuyer. »
   Il dut s’interrompre car le portier leur avait ouvert et après avoir laissé les chevaux à l’écurie ils pénétraient maintenant dans le palais lui-même. Une femme d’une quarantaine d’années que Piotr avait saluée du nom de Marfa était venue ouvrir la porte.
   « Maître, vous voilà. Quand Grigori a dit que vous seriez là ce soir, je … je l’ai à peine crû. Que se passe-t-il ? Vous deviez être au mariage de votre frère et …OH, Mon Dieu ! »
   Le discours de la femme qui semblait sans fin venait pourtant de s’interrompre brutalement ; et c’était elle, Marie, qui en était responsable. Piotr venait de la faire passer devant lui et Marie avait alors croisé le regard de Marfa.
   « Marfa, je te présente Maria Petrovna.
   - Maria Petr … Oh, Mon Dieu ! »
   Amusé par l’effarement qui se lisait maintenant sur le visage de sa servante, Piotr précisa.
   « Marie est la fille de Pierre de Fronsac, le précepteur …
   - Oui, Maître, bien sur. Je connais Monsieur de Fronsac. 
   - Je pense qu’il est inutile de te dire qui est sa mère.
   - Inutile, en effet, on ne peut pas oublier un tel regard. »
   Marfa s’inclina légèrement devant la petite fille avant de commencer à essayer de satisfaire sa curiosité.
   « Soyez la bienvenue, Barinia. Est-ce qu’Anissia Vassilievna est aussi en Russie ? Comment va-t-elle ? Avez-vous des frères et sœurs ? Si je puis me permettre ce sont là des vêtements qui ne vous conviennent guère. Je suis sure que vos parents ne seraient pas heureux de vous voir ainsi. Si Son Excellence le permet, j’irai vous en acheter de plus convenables demain. Pour l’heure, le dîner vous attend et …
   - Marfa, tu deviens vraiment bavarde avec le temps ! As-tu préparé la petite chambre à côté de la mienne ?
   - Bavarde peut-être, mais pas sénile, Excellence ! 
   - Eh oui, Marie, je n’impressionne guère Marfa. Il faut dire qu’elle et moi nous connaissons depuis vingt-cinq ans. Elle va te montrer ta chambre. Je te retrouverai pour le dîner. »

   Marie suivit donc Marfa tout en répondant de son mieux aux questions que celle-ci continuait à lui poser. Quelques instants plus tard, lavée, reposée, peignée, la petite ressortait de sa chambre, prête à se rendre à la salle à manger. Elle longeait le couloir quand elle tomba de nouveau sur Marfa qui venait à sa rencontre. 
   A vrai dire, ce n’était pas tout à fait nécessaire car l’étage où elle se trouvait n’était pas très vaste. En plus des appartements privés de Piotr qui se trouvaient à gauche du couloir et qui se composaient d’une chambre et de son antichambre, d’un bureau et d’un salon, il n’y avait à droite que trois chambres et une salle à manger.
   La cuisine, quant à elle, occupait tout un pan du rez-de-chaussée de la demeure et semblait en être la pièce la plus importante : son cœur en quelque sorte. Ce fut d’ailleurs vers là que Marfa, ignorant la salle à manger au passage, guida Marie.
   Pour la plus grande surprise de la petite fille, elle la mena jusqu’à l’immense table de chêne et l’invita à s’assoir … au milieu des serviteurs déjà installés ! Jamais la petite fille n’aurait imaginé se mettre à table avec les domestiques de son château et pourtant, pour elle qui les connaissait depuis toujours, ils faisaient presque partie de la famille.
   Mais de toute évidence, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie ; une chaise vide au bout de la table attendait le maître. Les serviteurs s’étaient levés à son approche, attendant sans doute les instructions de Marfa, quand l’un d’eux, plus curieux que les autres, osa croiser son regard. Marie l’entendit murmurer.
   « Anissia ! »
   Marfa le toisa d’un regard sévère avant de poursuivre.
   « Barinia, celui qui vient de se faire remarquer comme à son habitude se nomme Yémélia. Et voici Danka, Ludmila et Grichka. Avec moi-même, vous avez devant vous les serviteurs qui ont eu le bonheur de connaître votre maman. Malheureusement, Natalia la cuisinière et Fédor le cocher nous ont quitté il y a quelques années et voici Irina et Semion qui les remplacent. Il manque également le valet personnel de Son Excellence, Youri, décédé lui aussi, il y a quelque temps. »
   L’un après l’autre, les serviteurs s’étaient inclinés devant elle pendant que Marie essayait de deviner sur leurs visages ce que le nom de sa mère pouvait bien évoquer pour eux. Elle était en train de se dire que Yémélia serait surement le plus facile à faire parler quand Piotr fit son apparition.
   Débarrassé de ses vêtements de voyage, le visage reposé et rasé de près, le maître de maison semblait rajeuni. L’autorité, l’impassibilité, la froideur calculée qui composaient son masque habituel avaient disparu. Elle avait l’impression d’avoir devant elle le Piotr Ivanovitch que très peu de gens avaient découvert, celui qui osait déposer les armes, celui qui avait enlevé son armure, celui qu’Anissia connaissait sans aucun doute.    
   « Alors, Marfa, tu as fait les présentations si je comprends bien. Allez, asseyons-nous tous auprès de notre invitée : Maria Petrovna.»
   Satisfait de son petit effet, Piotr finit de nouveau par expliquer qu’Anissia avait épousé Pierre de Fronsac. Le dîner fut très agréable et Marie remarqua que tous les domestiques semblaient d’humeur joyeuse comme si tous se sentaient soulagés. Peut-être d’apprendre qu’Anissia allait bien. Peut-être tout simplement d’avoir enfin le droit de parler d’elle.
   A vrai dire les questions restaient très vagues et étaient empreintes de la plus grande politesse. « Anissia Vassilievna » par-ci, « Madame votre mère » par-là ; Marie sentait à quel point tous surveillaient leurs paroles. Aussi décida-t-elle prudemment de remettre à plus tard ses questions. 

   Il y avait bien plus urgent ; elle craignait toujours les cauchemars qui peuplaient ses nuits et le fait de devoir dormir sans Piotr à ses côtés la terrifiait aussi devait-elle trouver une fois de plus un moyen de le faire fléchir. Quand il décréta qu’il était temps pour elle d’aller dormir, elle lui demanda seulement de l’accompagner jusqu’à sa chambre ; il serait toujours plus facile de s’expliquer en tête-à-tête. 
   « Ne me laissez pas seule, Piotr Ivanovitch. Je vous en prie ! Ce n’est pas un caprice, je vous le jure. S’il vous plaît ! Pour cette nuit !»
   Ils étaient arrivés devant la porte de sa chambre. Juste en face se trouvait celle de Piotr. Progressivement pendant le dîner, Marie avait abandonné le terme « Excellence » comme Piotr le lui avait plusieurs fois demandé mais elle eut soudain peur qu’il ne pense à une nouvelle ruse pour l’amadouer ; elle essaya de reprendre.
   « Excellence, je … je ne joue pas. J’ai vraiment besoin de vous.
   - Je te crois, Marie. Ecoute ; je vais rester avec toi jusqu’à ce que tu sois endormie. A une condition : continue à m’appeler Piotr. Mets-toi au lit, je reviens dans cinq minutes. »
   Quelques minutes plus tard, enfouie entre les draps bien frais, la main dans celle de Piotr, Marie osait enfin la question qui la perturbait depuis le dîner. 
   « Piotr Ivanovitch, pourquoi dînez-vous avec vos serviteurs ?
   - Parce ce qu’ils me rappellent qui je suis vraiment, d’où je viens, ce que je vaux et ce que je veux.
   - Voulez-vous dire que vous êtes un serviteur au fond de vous-même ?
   - Non, Marie, mais un être humain comme eux, rien de plus. Je viens de leur monde. Et sans Son Altesse Nikolaï, j’y serai encore. Ou plutôt non, je serai mort. »
   Son Altesse Nikolaï ! Les trois mots tournaient dans la tête de Marie ; Anissia avait dit « Son Altesse » pour désigner l’autre personne qui lui faisait peur, quant à Amaury, il avait parlé du père de sa fiancée en utilisant les mêmes mots. Nina Nikolaïevna !
   « Est-ce que le prince Nikolaï est le père de la fiancée d’Amaury Ivanovitch ?
   - Oui, Marie. Mais pour moi, il restera toujours le Barine qui m’a recueilli, soigné, affranchi … Je lui dois tout. C’est lui qui m’a appris que je valais tout autant qu’un autre et qui me l’a prouvé en me permettant de débuter dans les affaires, ici, à Moscou. Lui aussi qui m’a permis de comprendre que dans la vie, ce que je voulais plus que tout, c’était l’incroyable liberté que donne l’argent. Le pouvoir d’aider ceux qui le mérite. La possibilité de limiter la puissance des riches. »
   Décidément, dans son palais moscovite, Piotr était un autre homme ; Marie sentait une telle indéniable sincérité dans sa voix, presqu’un besoin de se confier, qu’elle osa :
   « Est-ce que vous pourriez encore me parler de votre enfance, Piotr Ivanovitch ? S’il vous plaît ! »

   Et ce fut ainsi que Marie s’endormit ce soir-là, bercée par la voix calme de Piotr.

12 -  Marfa croit que Piotr est en train de lui présenter Marie comme sa fille. Piotr est la forme russe de Pierre. Maria Petrovna=fille de Piotr / Pierre.