vendredi 22 avril 2016



CHAPITRE 13 : OCTOBRE 1994 LA NAISSANCE
Le ciel est aussi bleu que celui d'un jour d'été et l'air tout juste un peu frais. Derrière les vitres du taxi, la ville qui défile est encore plus belle que sur les cartes postales qui la rendent célèbre aux quatre coins du monde. Le soleil levant vient éclairer le visage d'Aurélie d'un tranquille sourire: dans quelques heures, aujourd'hui en tous cas, Lucas viendra au monde. En ce douze octobre mille neuf cent quatre-vingt quatorze. Ici, à Paris.
Même les murs blancs de la clinique ne réussissent pas à ternir sa joie; il n'y a aucun mauvais souvenir prêt à remonter à la surface. Tout en elle, n'est qu'attente joyeuse. Comme si la boucle se fermait. Comme si les pièces du puzzle se mettaient en place. Le vide qu'elle a commencé à ressentir il y a déjà plusieurs années, ce manque qui la faisait se plier en deux sous le poids de l'angoisse va être comblé. Il l'est déjà en grande partie par ce dialogue permanent qu'elle entretient avec le petit être qui nage en permanence dans son ventre.
Elle se souvient avec émotion de ses longs mois passés à espérer, à attendre avant ce petit doute face à une tension inhabituelle dans le bas-ventre. Ces trois tests achetés immédiatement. Leur verdict concordant. Le bonheur de l'annonce. L'incrédulité face à l'absence de malaises matinaux, face à l'énergie intacte, au corps si adaptable.
L'étrange sensation pourtant de devenir deux. D'abriter dans ce corps auquel elle s'est toujours identifiée un invité, un être doté d'une volonté propre, une sorte de petit dauphin, de petite vague en perpétuel mouvement.
Deux esprits, deux âmes, un seul corps. Parfois elle se dit qu'elle ne revivra probablement plus jamais ça – elle a déjà 35 ans – et qu'elle a raison de profiter pleinement de cette expérience. Plus jamais elle ne sera aussi proche d'un être humain.
Elle saisit aussi toute l’ambiguïté de la journée qui l'attend. Elle sait déjà que ce sera la plus belle de toute sa vie parce qu'elle va faire la connaissance de Lucas. Enfin, ça c'est juste une formalité: un passage. Lucas est déjà bien vivant, là, à l'intérieur de son corps à elle. Seulement pour l'instant, elle le sent, après elle pourra le voir. Pourtant, la chose est ambiguë parce que voir, est-ce vraiment plus que sentir? Lucas sera en face d'elle et non plus EN elle. Il ne fera plus partie d'elle. Une naissance est avant tout une séparation. La première d'une longue liste.
Jusqu'à la séparation ultime: celle de la mort. La seule chose définitive que nous faisons en donnant la vie c'est en même temps de donner la mort. En mettant quelqu'un au monde, nous ne savons pas ce qu'il deviendra physiquement, mentalement, émotionnellement, professionnellement … seulement qu'un jour il mourra comme nous tous.
En mettant quelqu'un au monde, nous acceptons de le laisser devenir lui-même. D'abord, en développant son propre corps sans l'aide du nôtre. Ensuite, en imposant ses idées face à notre éducation. Nous acceptons de le laisser découvrir le monde hors de nous; un monde de plus en plus large avec les années. Jusqu'au jour où, parfois, nous nous retrouvons face à un étranger.
Perdre le contrôle et le pouvoir; se fier à la vie. A l'âme surtout qui a choisi de venir s'incarner dans celui qui va devenir - qui est déjà – l'être le plus précieux pour nous sur Terre.
Oui, c'est à tout cela qu'Aurélie pense tandis qu'on l'installe dans la salle de travail. Quel travail se demande-t-elle? Ce n'est rien que du bonheur et du plaisir. Lorsque les contractions se font un peu fortes, la péridurale entre en action et c'est l'esprit serein et le sourire aux lèvres qu'elle accueille Lucas à 18H35. Certes, il a pris son temps depuis 10H du matin mais la journée a filé comme l'éclair entre la surveillance des sage-femmes, les visites du futur papa et les coups de fil de la famille ou des amis.
D'un coup, tout s'est accéléré et elle vient d'entendre un discret toussotement. Pourtant, dans les films, le bébé crie tout de suite comme pour bien montrer la force de ses poumons. Inquiète, elle questionne le médecin: est-ce bien normal? Il rit et confirme:
-Ne vous en faîtes pas, vous aurez tout le temps de l'entendre crier. Il est juste très calme pour l'instant.
Et effectivement, la voix de Lucas ne tarde pas à se manifester lors des tests, du petit bain et de l'habillage auxquels on le soumet. Il ne se calme que quand on le pose sur la poitrine d'Aurélie. Dès qu'elle l'a enfin dans les bras, deux réflexions traversent immédiatement l'esprit de la jeune femme.
Tout d'abord que, contrairement à ce qu'elle pensait, un bébé ça n'a pas l'air si fragile que ça. Certes, Lucas n'est pas très gros - il fait tout juste trois kilos cinquante – mais il est grand. Et si ses mains sont fines et menues, elles sont loin d'être aussi minuscules qu'elle se l'imaginait. Curieusement, sans doute, elle ne voit pas son fils comme une petite chose délicate mais comme un être à part, un être en devenir mais à l'identité déjà bien présente.
La deuxième impression c'est celle qu'elle a ressenti dès sa première seconde de vie. Depuis ce toussotement. Comme s'il avait dit: «Bon, Ok, ça y est, je suis là, on peut commencer». Comme s'il avait … l'habitude.







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