mardi 21 novembre 2017

ENVIE DE PARTAGE : UN AUTRE SOUVENIR 
LES PISSENLITS

Il existe un petit paradis, en dehors de la ville. Il suffit de suivre la rue dans laquelle habite Chantal. Bientôt les maisons s’espacent avant de disparaître pour laisser la place aux champs. Aux jardins aussi. A celui du grand-père de Chantal entre autres. Et à ses pissenlits. 
Oui, bon, il ne faudrait tout de même pas croire qu’il les cultive ! Ce qu’il y a c’est qu’Aurélie et son amie Chantal sont un peu spéciales. Au lieu de s’intéresser aux fleurs qui ornent les parterres, les deux filles n’ont d’yeux que pour les pissenlits. 
Elles sont en 5° et pas encore submergées par le travail scolaire et peuvent donc passer de longues heures à s’amuser. Souvent leur samedi après-midi se passe en balades, ou bien encore à se déguiser avec les petites merveilles que la mère de Chantal entasse depuis des années. Et surtout, elles parlent. De tout, de rien. Elles ont toujours quelque chose à se raconter. Entre elles, c’est une histoire d’amitié intense. Exclusive parfois comme le sont souvent les amitiés adolescentes.
Mais ce qu’elles préfèrent ce sont les sorties au jardin de Pépé Lucien comme elles disent. Elles suivent une sorte de rituel ; d’abord, le rendez-vous à la Porte Châlon, l’orgueil Saint-Maixentais, ensuite le passage chez Chantal pour prévenir et prendre le dessert, la route après, suivie du petit chemin précédant la grille en fer forgé. Au croisement, une étape importante : l’escalade du châtaignier. O-bli-ga-toi-re. 
Une fois la grille poussée, le petit paradis se dévoile. Les allées ne sont pas bêtement droites, elles serpentent entre les parterres fleuris et les légumes. Des peupliers s’élèvent contre le mur du fond, bruissant au moindre vent. Pépé Lucien est un écologiste avant l’heure, un poète ou bien … un fainéant : dans les allées, l’herbe pousse à loisir. Et les pissenlits.
Leur truc à Chantal et à Aurélie, c’est de tremper leurs tiges dans de l’eau puis de les regarder se déformer. Les petits brins se tordent en d’improbables arabesques, grimaçantes figures qui deviennent les objets d’un étrange concours. A chaque fois, elles trient, sélectionnent, finissent par élire les trois plus beaux qui finiront exposés dans leur petit musée. Ephémère gloire détruite au début de la visite suivante. Impitoyable loi à la fois du jeu et de la nature !
Amusements d’enfants. Elles ont douze ans. Et vont découvrir lors d’une de ces visites au jardin de Pépé Lucien qu’il y a peut-être d’autres jeux tout aussi drôles. Au collège, les classes sont mixtes et des garçons les deux filles ont l’habitude d’en voir tous les jours mais elles ont un peu de mal à les supporter. De toute façon, on dirait qu’il y a deux mondes : celui des filles et celui des garçons. Deux mondes étrangers l’un à l’autre. Beaucoup de rires de part et d’autre. De plaisanteries. De malaise aussi. En ce qui concerne Aurélie, le malaise s’intensifie quand Patrick apparaît.
Patrick et Hélène plus exactement. Chantal aussi a la même impression ; ces deux-là ils ont l’air collés l’un à l’autre. Ridicules pots de colle. Ombres mutuelles qui hantent les couloirs. Oh, les amoureux ! Oh, les amoureux ! La petite chanson tourne dans les têtes : c’est vrai qu’ils paraissent bêtes les amoureux ! Agaçants aussi. Déstabilisants. Surtout quand on se laisse comme Aurélie aller à être honnête avec soi-même et que l’on reconnait que ce ne serait pas si désagréable que ça d’être à la place d’Hélène. 
C’est vrai que si on le regarde bien, Patrick est plutôt intéressant, que ses yeux marron clair sont … Soudain furieuse contre elle-même, sans bien en comprendre la raison, Aurélie a réagi en se moquant. Prenant à témoin Chantal, elle a dressé un portrait mordant de l’amour adolescent. Elle a même réussi à persuader son amie de dessiner sur le chemin du retour des cœurs avec les initiales des deux amoureux. Comme ça, tous ceux qui passeront par là sauront à quel point ces deux-là sont ridicules. 
Oui, le jeu est drôle : dessiner des petits cœurs et la ridicule petite flèche qui les transperce invariablement est amusant et imaginer un de leurs camarades passant par là et reconnaissant les initiales les transforme en complices d’une farce universelle. Elles en rajoutent, décrivant en même temps, les regards langoureux, les soupirs incessants et l’aspect de bovins abrutis. 
Il est rassurant de se moquer, ça évite la tentation de la ressemblance. La complicité entre filles éloigne le fantôme du garçon, le spectre de la sexualité, la possibilité de l’amour. Elles rient toutes les deux à perdre haleine, parties de nouveau dans un de leurs délires habituels quand …
Au loin, deux silhouettes. Collées l’une à l’autre. Enlacées. Deux amoureux. Non ! Impossible ! Vite, elles arrêtent leurs dessins. Se mettent à courir pour s’en éloigner. Ne peuvent pourtant pas éviter la rencontre. Feignent l’indifférence. Saluent rapidement avant de s’éloigner encore plus vite. Rouges de honte.
« Alors, tu t’es bien amusé, hier ? » Le lendemain, Aurélie devra affronter seule Patrick, croisé par hasard entre deux cours. Sans Hélène. Pas l’ombre d’un reproche dans la voix du garçon. Juste de l’amusement. Elle se perd dans l’ambre des yeux marron. Il y a tant de chaleur dans ce regard. Une chaleur contagieuse. Une douce chaleur qui s’infiltre au plus profond d’elle-même. Dans sa conscience, quelque chose de nouveau vient d’affleurer. Quelque chose d’intense qui semble faire perdre par contrecoup toute saveur au reste. A ce qui faisait sa vie jusqu’à présent. Comme les pissenlits semblent fades maintenant.

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