dimanche 27 décembre 2015

CHAPITRE 4 : UNE SURPRISE


   Liova voyageait souvent ainsi comme un cocher supplémentaire mais devait parfois rester assis aux côtés de Sacha à qui il tenait alors compagnie. Pourtant la conversation ne semblait pas être son point fort comme Marie put le constater quelques jours plus tard ; une fois de plus elle avait réussi à se faire inviter dans la voiture de son parrain quand elle fut le témoin d'une discussion entre les deux hommes.
   « Liova, dis moi ; est-ce la première fois que tu fais un aussi long voyage ?
   - Pardon ? Quoi ? Je ... »
   Visiblement la question venait de surprendre le valet en pleine rêverie.
   « Je te demande ...
   - Non, je ... je n’ai jamais voyagé aussi longtemps.
   - Tu es resté toute ta vie à Tchekoïe, là où nous t’avons rencontré ?
   - Non, enfin ... oui. Je suis né à quelques verstes de là.
   - Comment gagnais-tu ta vie ? Tu m’as dit être un homme libre. Pourtant visiblement tu n’avais aucun moyen de subsistance.
   - Je … c’est vrai, mais … je 
   - Que me caches-tu ?
   - Rien, Seigneur. Disons que je n’aime pas parler de mon passé.
   - Liova, je n’ai pas envie d’avoir de mauvaises surprises ; j’ai accepté de te donner du travail, la moindre des choses c’est de me dire toute la vérité à ton sujet. Si je ne peux pas te faire confiance, autant me passer de tes services. »
   La menace était claire et Sacha semblait sur le point de se mettre en colère ; Liova se laissa glisser à ses pieds.
   « Seigneur, écoutez moi, je suis le fils de « dvorony » affranchis par leur maître pour devenir des artisans - des tisserands - d’abord au service de quelqu’un puis à leur propre compte. J’ai repris l’affaire mais tout a mal tourné, je me suis retrouvé pris à la gorge par mes créanciers, j’ai du fuir ma région, j’ai perdu la femme de ma vie, je … Enfin, voilà pourquoi je ne veux plus me souvenir de rien. Croyez moi, par pitié, Barine ; je n’ai ni tué ni volé, je ne dois plus rien à personne, je ne fuis que mes souvenirs. Je vous en prie ; laissez-moi tourner la page. »
   Sacha resta pensif un instant ; il n’avait jamais eu affaire à un homme aussi mystérieux que Liova, à la fois sûr de lui et désespéré. Son instinct de maître se révoltait devant tant de secrets mais son histoire personnelle le poussait à comprendre ce désir de faire table rase ; il se laissa fléchir.
   « Très bien, Liova. Marché conclu. Toi et moi sommes nés une seconde fois le jour de notre rencontre. »
    Ce que Sacha ignorait c’était que son passé l’attendait le soir même à l’auberge.

   Marie venait d’apprendre qu’ils arriveraient le lendemain à Oblodiye et ce fut donc les yeux brillants d’excitation qu’elle pénétra ce soir-là la première dans l’auberge prévue pour leur dernière halte. A son arrivée, un homme qui jusque là s’était tenu dans la pénombre de la salle s’approcha de l’entrée. Subjuguée, la petite fille tomba instantanément sous le charme de l’abondante chevelure blonde et du regard d’un bleu intense. Grand, puissamment musclé, vêtu d’une magnifique chemise blanche brodée d’or, l’homme imposait un respect immédiat pourtant lorsque Marie entendit Sacha pénétrer à sa suite dans la salle elle vit l’inconnu se décomposer et fondre en larmes comme un enfant.  
   La petite fille s’immobilisa, laissant son parrain la dépasser. Impressionnée, elle le vit prendre l’inconnu dans ses bras et le serrer à l’en étouffer. De longues secondes plus tard, les deux hommes se séparèrent enfin ; Sacha sembla alors se rendre compte de la présence de Marie. Il l’attira contre lui avant de faire les présentations.
   « Ma chérie, je te présente mon frère Andreï.
   - Votre … votre frère ? »
   Sacha se mit à rire.
   - Et oui, Marie, je sais que nous ne nous ressemblons pas beaucoup mais c’est bien mon frère ! Andreï, je pense que toi tu me croiras quand je te dirai que cette jeune demoiselle est la fille de Monsieur de Fronsac et …
   - D’Anissia, la belle aux yeux couleur d’ambre. Enchanté, Mademoiselle. »
   Le jeune homme s’était remis de ses émotions et mimait une profonde révérence devant la petite fille éberluée.
   « Excellence, c’est un honneur pour moi. »

   Les civilités furent interrompues par l’arrivée des autres carrosses ; Andreï découvrit alors avec émotion ses neveux et retrouva son ancien précepteur avec un bonheur sans nom. Mais les surprises n’étaient pas terminées pour autant ; l’assemblée se trouvait au complet dans la salle et les conversations allaient bon train quand soudain quelqu’un apparut en haut de l’escalier qui menait aux chambres. Tout d’abord, Marie crut être en train de rêver : même chevelure blonde, même regard bleu lumineux, le jeune homme qui descendait vers eux semblait être la copie conforme d’Andreï. La réponse lui fut apportée par son père.
   « - Amaury ! »
   Le jeune homme sourit et il sembla à Marie que le soleil venait de pénétrer dans la salle. A peine arrivé au pied de l’escalier, Amaury se retrouva dans les bras de Sacha puis dans ceux de Pierre mais ce fut lui qui attira Anissia dans les siens. Marie comprit que pour le futur marié, sa mère était bien plus que la femme de son ancien précepteur. Une joie non feinte illuminait ses traits doublée d’un soulagement évident.
   « Anissia Vassilievna, je suis si content de vous voir. Bien sûr, grâce aux lettres de Monsieur de Fronsac, je vous savais tous en bonne santé et heureux mais rien ne vaut le bonheur de vous voir tous réunis pour mon mariage. 
   - Amaury, dîtes moi comment va votre père ?, intervint Pierre.
   - Père n’a jamais été aussi en forme. Il a beau avoir soixante six ans, il monte à cheval tous les jours pendant des heures ; il reconnait qu’Alexeï est un intendant parfait mais il tient quand même à être au courant de tout. S’il vous plaît, à votre tour, dîtes moi comment vont mon oncle et ma tante.
   - Mon cousin le Comte de Nanteuil et sa femme vous transmettent toute leur tendresse et m’ont d’ailleurs chargé d’une lettre pour vous. La fatigue que votre tante a ressentie l’hiver dernier n’est plus qu’un lointain souvenir. 
   - Merci, Monsieur. Je suis si heureux de vous revoir tous. Sacha, mon frère ! C’est si bon de te voir enfin de retour ! Enfin vraiment libre ! Et tes enfants ! Vania et Piotr, approchez ! »
   Pendant qu’Amaury embrassait ses neveux, Andreï s’expliquait sur leur présence à l’auberge.
   « Amaury et moi nous n’en pouvions plus d’impatience. Aliocha suffit bien à gérer le domaine, surtout pour deux jours !
   - Je vois que Monsieur l’héritier en prend à son aise ! »
   C’était Sacha qui venait de s’exprimer. Pendant un instant, Andreï resta interloqué puis il éclata de rire.
   « Sacha, tu as bien failli m’avoir. Je n’ai jamais douté de ton retour. Je n’ai fait que seconder Père et Aliocha de mon mieux. En t’attendant. L’héritier c’est toujours toi. »
   Le cœur serré, Marie comprenait maintenant ce qu’elle n’avait jamais soupçonné mais qui semblait si évident pour Andreï et Amaury : Alexandre Ivanovitch était venu reprendre sa place. Pourtant la réponse de Sacha n’était pas aussi catégorique.
   « Je n’en suis pas si sûr, petit frère. Ma vie est en France maintenant. 
   - Quoi ? Mais Sacha …

   - Marie ! Tu n’entends pas ce que je te dis ? Toujours l’oreille ailleurs ! »
   Anissia venait d’obliger Marie à se retourner vers elle. A ses côtés se tenait Amaury qui attendait visiblement qu’elle veuille bien faire lui accorder un minimum d’attention pour pouvoir faire sa connaissance. A regret la petite fille laissa les deux frères poursuivre leur conversation.
   « Pardon, Maman. Je suis enchanté, Excellence.
   - Si vous vous mettez à nous donner de « l’Excellence » à tous cela risque de devenir difficile pour nous de nous y retrouver ; réservez ce titre à notre père. Quant à moi, Amaury suffira.
   - Amaury Ivanovitch, alors. Nous avons beau être tous les deux à moitié français, ici nous sommes en Russie, nous devons en respecter les usages »
   Le rire joyeux d’Amaury retentit dans la salle.
   « Diantre, Anissia Vassilievna, Monsieur de Fronsac m’avait déjà dépeint à travers ses lettres votre petite famille en insistant sur la forte personnalité de Marie mais j’avoue que je ne suis pas déçu. »
   Pendant que Marie rougissait le reste de la petite troupe prenait des dispositions pour passer la nuit et une heure plus tard c’était autour d’un bon repas que la conversation se poursuivait.

   « Dîtes moi, Amaury, vous êtes un petit cachotier ; vous ne m’aviez jamais rien dit de votre amour pour Nina Nikolaïevna. Juste une vague allusion dans votre avant-dernière lettre. Et tout d’un coup ; l’annonce de votre mariage.
   - Monsieur, je crois que je suis tombé amoureux de Nina la première fois que je l’ai vue. Quelques semaines après mon arrivée à Oblodiye. Seulement … elle m’impressionnait un peu trop.
   - Il est vrai qu’il est difficile de trouver une jeune fille d’aussi haute noblesse … de la propre famille de Sa Majesté … il y a de quoi impressionner le plus aguerri des hommes.
   - Non, Monsieur, ce n’est pas cela ; Son Altesse est le meilleur homme qui soit sur Terre et quant au reste de la famille nous nous en tiendrons éloignés le plus possible en restant ici. Ce qui m’impressionnait tant c’est la beauté de Nina. »
   Blottie tout contre son père, Marie ne perdait pas une miette de la conversation. La façon dont Amaury parlait de sa future femme enflammait son imagination et son goût pour le romanesque. Mais ce qui suivit fut encore bien plus intéressant. Cette fois c’était Sacha qui s’adressait à son jeune frère.
   « Dis moi, Son Altesse est-elle déjà à Orenbourg ? 
   - Pas encore. Nina m’a écrit qu’elle n’arriverait que dans trois semaines. 
   - Il vous restera tout juste quelques jours pour préparer le mariage. Et Lena ? A-t-elle annoncé la date de son arrivée ?
   - Lena est déjà à Oblodiye. Avec mari et enfants. »
   C’était Andreï qui venait de répondre. Marie en profita pour s’adresser à Sacha.
   - Parrain, puis-je vous demander qui est Lena ?
   - L’une de mes sœurs. La sœur jumelle d’Andreï.
   - Mais combien avez-vous de sœurs ?
   - Seulement deux, ma chérie. L’autre se nomme Maroussia, elle a maintenant … presque vint-deux ans. Mon Dieu, déjà ! Elle n’était qu’une enfant quand je suis parti. Et maintenant, la voilà en âge de se marier elle aussi. »
   Marie sentait une fêlure dans la voix de son parrain. 
   « Vous … vous l’aimez beaucoup n’est-ce pas ?
   - Oui, Marie. Sais-tu que j’ai souvent pensé que Dieu dans son infinie bonté t’avait mise sur ma route pour me la rappeler et alléger ainsi mon chagrin. »
   N’écoutant que son cœur la petite se leva et quittant sa place près de son père vint se blottir contre Sacha.
   « Parrain, moi aussi je vous aime infiniment. Deux frères et deux sœurs. Vous avez une bien jolie famille. 
   - Le compte n’y est pas, Goloubouchka. Tu oublies Aliocha et …
   - Je croyais que c’était votre intendant. Tout à l’heure, vous …
   - Dans notre famille, jeune fille, le rôle de l’intendant a toujours été considéré comme quelque chose de très important. Père en avait d’abord chargé son héritier, Sacha, mais celui-ci a trouvé mieux à faire. Heureusement pour nous, il avait commencé à former à son tour notre jeune frère Alexeï.
   - Andreï, arrête.
   - Sachoura, je plaisante. Je ne t’ai jamais jugé. Maudit, oui. Jugé, non. 
   - Avec Alexeï cela fait six enfants pour votre Père. Est-ce tout, cette fois ?
   - Toujours pas, Marie. Tu oublies le plus jeune, Kolia, et notre aîné à tous ; Piotr. »

   Piotr Ivanovitch ! Comment n’avait-elle pas fait le lien plus tôt entre ce nom entendu derrière la porte de la chambre de sa mère et celui de son parrain bien-aimé : Alexandre Ivanovitch ? Certes, il y avait plus d’un Ivan en Russie et certainement des milliers de Piotr Ivanovitch mais … Marie jeta un coup d’œil à sa mère assise de l’autre côté de la table ; Anissia était devenue blême. La petite fille en eut le cœur serré mais l’occasion était trop belle ; elle devait essayer d’en savoir le plus possible avant que sa mère ne détourne la conversation. 
   « Vous dîtes que Piotr est votre aîné à tous ; comment se fait-il que ce ne soit pas lui l’héritier ? »
   Ce fut Amaury qui prit la parole.
   « Quand Piotr avait sept ans, il a été adopté par notre père. S’il s’est toujours considéré et comporté comme notre grand frère, il n’a jamais voulu hériter de quoi que ce soit et il est parti très jeune pour découvrir le monde et gagner sa vie par ses propres moyens. 
   - De toutes façons, si on parle fortune, la sienne est de loin supérieure à celle de Père, renchérit Andreï.
   - Comment …, commença Marie.
   - En faisant du commerce, ma chérie. Son réseau est d’une étendue et d’une complexité inimaginables. Piotr est l’un des hommes les plus influents de Russie ; à vrai dire, en ce moment même nous dépendons de lui. 
   - Que voulez-vous dire ?
   - Les gardes qui sont derrière toi ; ils sont à son service.
   - Non, c’est pour vous qu’ils travaillent, Parrain.
   - Et moi, c’est pour lui que je travaille. »

   La surprise paralysa Marie ; il lui semblait qu’une ombre gigantesque planait maintenant au-dessus de leurs têtes. Une ombre qui terrifiait Anissia ; la jeune femme était aussi pâle qu’une morte et sa main serrait si fort celle de Pierre que les jointures en étaient toutes blanches. Amaury s’en était aperçu lui aussi.
   « A propos de Piotr, il doit arriver dans dix jours. … Anissia Vassilievna, je sais combien tout ceci vous fait encore souffrir. A vrai dire, jusqu’à aujourd’hui, je craignais que Monsieur de Fronsac ne vienne seul. Je voulais vous dire à quel point je vous suis reconnaissant d’être ici, sans vous mon bonheur n’aurait pas été complet. 
   - Merci, Amaury Ivanovitch, mais vous me faîtes bien trop d’honneur.
   - Non, Madame, une même nuit à scellé notre destin en nous unissant chacun à notre façon à la famille Ikourov ; je pense qu’un autre jour aussi important dans ma vie que le sera celui de mon mariage se doit de se passer en votre présence. »
   Cette fois, Anissia ne répondit que par un sourire, comme vaguement réconfortée. Comprenant que sa mère se remettait de ses émotions, Marie s’attendait à la voir se tourner vers elle pour l’envoyer rejoindre ses sœurs dans la chambre afin de l’empêcher d’en apprendre davantage mais Amaury reprit la parole.
   « Sacha, je savais que rien ne pourrait t’empêcher de revenir mais j’espère que tout ira bien avec Piotr. Enfin, je veux dire … je sais qu’il a voulu te trahir, te séparer de Sonia …
   - Amaury, je lui ai pardonné depuis longtemps. Tu étais là, tu sais que je lui dois tout. 
   - C’est vrai que sans lui tu serais mort.
   - Sans lui et sans Anissia Vassilievna. Si notre amie ici présente ne m’avait pas caché dans son palais … »
   Marie ne put y tenir.
   « Un palais ? Maman, vous aviez un palais ? »
   Avant qu’Anissia ait eu le temps de la renvoyer, Amaury répondait déjà.
   « Mais oui, Maria Petrovna, votre mère a été la femme la plus influente de la Cour. Une riche femme d’affaires. La seule capable de s’opposer à Piotr. 
   - Amaury, Sacha, s’il vous plaît ! »
   C’était son père qui venait d’intervenir, les yeux fixés sur elle, il venait de faire clairement comprendre aux deux hommes que le temps des confidences était terminé. Tous deux se turent, l’air vaguement gêné pendant que sa mère sautait sur l’occasion et l’envoyait se coucher. 

   Quelques minutes plus tard, Marie montait l’escalier qui menait aux chambres. Encore sous le choc de ce qu’elle venait de comprendre ; derrière le personnage de l’honorable femme d’un petit noble de province français se cachait une sorte d’aventurière richissime au caractère bien affirmé : sa mère.


6-  Les « dvorony » étaient des serfs utilisés par le « barine » comme domestiques.
 7 - La forme de politesse en Russie oblige à utiliser le prénom suivi du patronyme

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