jeudi 31 décembre 2015

CHAPITRE 13 : UNE JOURNEE DIFFICILE

  Fatiguée par les longues heures passées à cheval dans la journée et par toutes les émotions de la soirée, Marie s’était endormie comme une masse dès que Piotr avait fini de l’installer dans la paille à quelques mètres de lui. Auparavant elle avait passé un moment auprès de Liova, lui donnant à boire et lui parlant longuement, doucement, avant de déposer un tendre baiser sur sa joue.
   Au bout de quelques heures cependant, elle s’éveilla, terrorisée par un mauvais rêve. Comme elle cherchait à tâtons la main de Liova pour se rassurer, elle se souvint tout d’un coup de ce qui s’était passé. Se soulevant sur un coude, elle regarda dans sa direction ; il semblait dormir, la tête inclinée, les bras maintenus en arrière par les cordes mais surtout entouré par deux gardes : impossible de s’en approcher.
   Il n’y avait qu’une seule autre possibilité pour se rassurer : Piotr Ivanovitch. Lentement, elle se releva et se faufila à ses côtés. Un des gardes remua légèrement ; Piotr Ivanovitch était bel et bien sous protection permanente ! Heureusement pour elle, elle ne représentait aucune menace pour le plus riche marchand de Russie.         
   Lentement, elle se glissa sous le caftan dont il s’était recouvert avant de se pelotonner contre lui. Elle eut beau faire le plus doucement possible, elle le sentit bouger d’abord, puis un bras l’enserra.
   « Marie ? Tu n’arrivais plus à dormir ?
   - Non. Je suis désolée, je ne voulais pas vous déranger mais …
   - Ce n’est pas grave. Tu as bien fait. Essaie de te rendormir maintenant. »
   Et ce fut ainsi que Marie termina sa nuit, blottie dans les bras de celui qu’elle détestait le plus au monde pour le mal fait à sa mère, celui qu’elle brûlait pourtant de mieux connaître, celui qui l’avait sauvée en déjouant la ruse de Liova ; son vrai père. 

   Ce fut donc dans un état d’esprit un peu confus qu’elle s’éveilla, secouée d’émotions contradictoires. Elle était seule sous le long caftan. En se soulevant à moitié, elle aperçut Liova, toujours attaché et surveillé de près par deux gardes. Les autres semblaient avoir disparu.
    Elle allait se lever quand l’un des gardes que l’on nommait Gorislav frappa Liova d’un coup de pied au niveau des côtes avant de l’interpeler.
   « Alors, sale bâtard, bien dormi ? Profites-en, demain nous arriverons à Moscou et tu seras remis à la justice. Dans deux jours, j’irai te voir chanter sous le knout. »
   Liova retint à grand-peine un hurlement de douleur et se contenta d’appuyer son crâne contre le poteau avant de toiser l’homme de son inquiétant regard gris.
   « Peut-être seras-tu mort avant moi. 
   - Et bien, en voilà un qui ne doute de rien. Qu’en penses-tu, Gorislav, on prend les paris ? »
   C’était le deuxième garde qui venait d’intervenir en riant mais Gorislav n’était pas d’humeur ; il tenait à ce que les choses soient bien claires.
   « Nous verrons bien quand sa peau éclatera sous les coups. Certains suppliciés n’en supportent pas plus de cinq mais je pense que ce fils de chienne nous donnera un beau spectacle. Il a l’air de tenir à la vie.
   - Oui, tu as raison. Je croyais bien qu’il allait y passer hier. 
   - Ce n’est que partie remise. J’ai déjà vu le bourreau à l’œuvre ; il n’a pas son pareil pour les achever après les avoir fait longtemps souffrir. En attendant, on peut toujours s’amuser un peu.»

   Visiblement, Gorislav s’apprêtait à donner un nouveau coup de pied à Liova. Horrifiée, Marie se releva et se précipita vers les gardes. 
   « Arrêtez ! Laissez-le tranquille ! Assez ! »
   Les larmes aux yeux, elle semblait prête à les frapper. Vaguement gênés, les deux hommes se défendirent comme ils purent.
   « Maria Petrovna, c’est tout ce qu’il mérite. Ce n’est qu’un assassin. Un meurtrier qui vous aurait égorgée sans aucune pitié.
   - Vous êtes des idiots. Son Excellence ne permettra pas que Liova soit torturé. »
   Les gardes ne purent s’empêcher de rire.
   « Mais c’est Son Excellence elle-même qui le lui a annoncé ce matin. »
    Un coup d’œil en direction de Liova lui confirma la nouvelle. 
   « Liova, jamais je ne laisserai faire ça, je te le promets.
   - Tu n’y es pour rien, Princesse. Tu aurais même dû les laisser me tuer hier.
   - Cesse immédiatement de la tutoyer, sale chien. »
   Visiblement, la complicité qui unissait maintenant Marie et son ravisseur les mettait hors d’eux. D’ailleurs Gorislav n’y tint plus, sous l’œil tout de même inquiet de son compagnon, il osa exprimer le fond de sa pensée.
   « Si nous avions su que vous étiez si bien avec ce criminel, nous ne nous serions pas donné autant de mal pour vous retrouver. »
   Outrée, Marie fut incapable de répondre. Le deuxième garde essaya de détourner la conversation.
   « Maria Petrovna, Son Excellence vous attend chez le staroste pour manger ce matin. »
   La petite retrouva ses esprits.
   « Merci, j’y vais tout de suite. Je vais mettre les choses au point.»
   Sans un mot de plus, elle s’éloigna, les laissant plutôt mal à l’aise.

   La maison du chef du village se trouvait à peine à quelques pas de là mais Marie prit tout son temps ; elle avait besoin de se calmer et d’avoir les idées claires pour affronter Piotr. L’air frais du matin lui fit du bien et ce fut une petite fille sereine mais déterminée qui poussa la porte de la salle où Slavomir Stepanitch tenait compagnie à son invité. 
   Le brave homme n’en revenait toujours pas d’avoir entre ses murs quelqu’un d’aussi important que Piotr Ivanovitch Ikourov. Il ne le connaissait pas personnellement mais il en avait entendu parler dans la maison du maître qui fournissait apparemment le marchand en fruits et légumes. Aussi quelle n’avait pas été sa surprise en apprenant que la petite vagabonde de la veille avait autant d’importance pour Son Excellence. Ce fut donc avec un large sourire qu’il accueillit la petite fille. Sourire qui s’éteignit vite dès qu’il entendit la réponse de Marie à la question de Piotr.
   « Alors, es-tu prête pour cette longue journée ?
   - Non. Je n’irai nulle part. »
   Piotr en resta interloqué pendant un instant. Le changement avec la nuit précédente était énorme. Il se ressaisit pourtant.
   « Marie, qu’est-ce qui te prend ?
   - Il me prend que je vous déteste, vous et vos gardes.  
   - Que …
   - Vous m’aviez promis d’épargner Liova !
   - Ah, c’est ça ! Je n’ai rien fait de tel. Tu étais bouleversée et il n’y avait aucune urgence à le tuer, j’ai donc décidé d’attendre. Mais je n’oublie pas qu’il t’a enlevée, mise en danger et qu’il voulait tuer Sacha ; c’est un assassin qui ne mérite pas autre chose que le supplice du knout.  
   - Il m’a sauvée la vie. Plusieurs fois. Il a empêché Mikhaïl Ilitch de m’étrangler, puis il a fait semblant de me tuer pour que je sois enfin tranquille, il m’a sauvée des flammes, il a empêché un vagabond de …
  - Il suffit maintenant ! Maria Petrovna, tout ce que vous pourrez me raconter ne me fera pas changer d’avis. Si vous vous êtes retrouvée face à de tels dangers, c’est uniquement à cause de lui.
   - Mais …
   - Il n’y a pas de mais, vous allez manger, puis nous nous mettrons en route.
   - Je n’ai pas faim et je n’irai nulle part. »
   
   Gêné par la tournure trop intime que prenaient les événements, le staroste, faisant taire sa curiosité, les avait laissés depuis un moment. Piotr reprit.
   « Vous n’avez pas faim ? Tant pis pour vous. Je vais aller dire au revoir à notre hôte et nous partirons.
   - Je ne …
   - Maria Petrovna, si vous n’aviez pas vécu autant d’épreuves en si peu de jours, je me montrerais beaucoup moins compréhensif qu’en ce moment et il y a longtemps que je vous aurais couchée en travers de mes genoux pour vous administrer la fessée que vous méritez.
   - De quel droit, osez-vous ? »
   Au moment même où elle le disait, Marie s’en voulut ; ce qu’elle redoutait plus que tout c’était de voir Piotr revendiquer son droit de paternité. Pour elle, les choses étaient claires, seul Pierre avait ce droit. Un éclair de malice passa dans les yeux noisette qui lui faisaient face mais ce fut tout autrement que Piotr répondit.
   « Du droit que me donnent les heures passées à votre recherche. Du droit que me donne l’amitié que j’ai pour vos parents. Du droit qu’a tout adulte sensé face à une gamine capricieuse. Sincèrement, me voyez-vous rentrer à Oblodiye pour annoncer à tout le monde que je vous ai trouvée mais que j’ai renoncé à vous ramener car vous préfériez la compagnie d’un meurtrier ? »
    Marie avait bien conscience que pour la plupart des gens, sa réaction était de la folie pure et qu’elle aurait dû non seulement se montrer reconnaissante envers Piotr mais en plus être soulagée d’échapper au terrible danger que représentait la compagnie d’un homme tel que Liova. Pourtant elle s’entêtait.
   « Je maudis la chance qui vous a mis sur nos traces. Sans vous, Liova et moi serions arrivés demain à Moscou comme prévu, il m’aurait confié à ses amis et aurait pu se trouver une bonne cachette. Ensuite, on m’aurait libérée et …
   - Il suffit ! Maria Petrovna, vous n’êtes qu’une petite idiote. Avez-vous seulement réfléchi au genre d’amis que pouvait bien avoir votre Liova ? Des assassins comme lui sans aucun doute. Qui vous garantit qu’ils vous auraient libérée comme convenu ? Liova disparu, la tentation de demander une rançon à leur tour … Oh, et puis en voilà assez : mes gardes vont s’occuper de vous, nous partons. »

   Sans un mot de plus, Piotr sortit de la salle, laissant Marie désemparée. Comment avait-elle pu imaginer qu’il se laisserait impressionner par une fillette de son âge ? Lui, rompu à toutes les négociations, habitué aux surprises, imperméable à toute forme de chantage. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux mais se maîtrisa en entendant des pas s’approcher.
   Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrait laissant le passage à Nikita, l’un des gardes de Piotr. Après une brève inclinaison de tête, il s’expliqua.
   « Son Excellence souhaite vous voir chevaucher à mes côtés aujourd’hui. Voulez-vous avoir la bonté de me suivre ? »
   Il n’y avait aucune ironie ni aucune agressivité dans sa voix juste la tranquille assurance de quelqu’un prêt à tout pour exécuter les ordres. Marie opta pour obéir.

   La journée fut longue et pénible pour Marie ; elle n’avait pas le droit de parler avec Liova, Nikita se montrait totalement respectueux mais extrêmement taciturne et Piotr ne semblait même pas la voir. Elle déjeuna seule dans un coin telle une pestiférée et le soir à l’auberge dut accepter de dîner dans les mêmes conditions. Mais quand elle se retrouva dans la chambre que Piotr avait réservée pour elle et qu’elle vit Nikita commencer à tirer un fauteuil devant sa porte pour y passer la nuit, elle n’y tint plus. Elle se précipita et réussissant à l’esquiver, ouvrit la porte à la volée avant de s’échapper dans le couloir. 
   Quand elle sentit les mains de Nikita sur elle, elle commença à crier.
   « Excellence ! Excellence ! Par pitié, Excellence, laissez-moi vous parler ! » 
   Elle savait que Piotr se trouvait dans la chambre voisine et était sur le point d’atteindre sa porte quand Nikita la rattrapa. Heureusement pour elle, la porte s’ouvrit presqu’au même moment devant un autre garde suivi de Piotr lui-même. 
   « Que se passe-t-il ? Marie ?
    - Je vous en prie, laissez-moi entrer ! Laissez-moi vous parler ! »
   A travers ses larmes elle vit Piotr faire un signe à Nikita qui la lâcha immédiatement. Piotr s’écarta ensuite, la laissant pénétrer dans sa chambre. Il fit signe au garde de rester dans le couloir ce dont elle lui fut reconnaissante ; s’expliquer devant lui était déjà assez difficile. Elle aperçut un fauteuil et le désigna à Piotr. 
   « S’il vous plaît, Excellence, voulez-vous vous assoir ?
   - M’ass … Pourquoi pas ? »
   Joignant le geste à la parole, il s’installa et eut alors la surprise de voir la petite fille se jeter à ses genoux.
   « Battez-moi, je l’ai mérité. Je n’aurais jamais dû vous parler comme je l’ai fait. Punissez-moi autant que vous le voudrez mais je vous en prie, ne soyez plus fâché contre moi. »
   Piotr l’obligea à relever la tête.
   « Tu es sérieuse ? Tu me demandes de te battre ? »
   Un nuage voila un instant le regard d’ambre de la fillette qui répondit pourtant bravement.
   « Si vous ne pouvez pas me pardonner sans cela, oui. »
   Elle venait de baisser de baisser de nouveau les yeux, anxieuse de connaître la réponse de Piotr. Quand elle le sentit l’obliger à se redresser, elle frissonna, s’attendant à se retrouver couchée en travers de ses cuisses pour y être sévèrement corrigée. 
   La surprise lui fit ouvrir les yeux que la peur avait fermés ; elle était bien sur les genoux de Piotr mais en position assise. Le marchand l’obligea à appuyer sa tête contre sa poitrine avant de reprendre. 
   « Douce et folle petite Marie, jamais je ne te ferai de mal. Tu es pardonnée. »
   Piotr fut surpris par l’effet que ses paroles produisirent sur Marie ; la petite venait de fondre de nouveau en larmes.
   « Je … je suis vraiment désolée. Je ne vous provoquerai plus. Je … je ne vous manquerai plus de respect. Je …
   - Je crois que j’ai saisi l’idée générale. Tout va bien maintenant, tu peux aller dormir. »
   Malgré le rire de Piotr et sa douceur, les larmes de Marie redoublèrent.
   « Je … je vous en prie ; ne m’obligez pas à dormir seule dans cette chambre. Je sais qu’il y a Nikita mais … c’est auprès de vous que je veux être. Je vous en prie !
   - Marie, voyons, il faut être raisonnable.
   - Je vous en supplie, ce n’est pas un nouveau caprice. J’ai vraiment peur. Je … je n’arriverai pas à dormir. Je … je repense sans cesse aux mains de Mikhaïl Ilitch sur mon cou, aux flammes, au fouet que ce barine voulait me donner …
   - Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
   - Oui, un barine. C’est comme ça que j’ai découvert que toute la famille de Liova avait été tuée sous ses yeux à coups de fouet par son ancien maître. Il a tellement prié pour qu’on ne me batte pas moi aussi. 
   - Qu’est-ce que tu racontes ? N’es-tu pas en train d’essayer de m’apitoyer avec ton histoire ?
   - Vous apitoyer ? Je … je n’arrive même pas à y repenser. Ça me fait trop peur … et vos imbéciles de gardes qui ont dit … qui ont dit que sa peau éclaterait sous le knout, que … que … »
   Marie s’était dégagée brusquement et venait de se lever. Elle se détourna le corps secoué de sanglots. Toute l’émotion des derniers jours, toutes les larmes qu’elle avait dû retenir pendant la longue journée passée à cheval, tout son chagrin s’évacua. Tel un torrent brisant une digue, des flots de larmes trop longtemps contenus la submergèrent. Deux bras attrapèrent sa taille, l’obligeant à venir retrouver son refuge. Sans dire un mot, Piotr la laissa se calmer, lui caressant doucement la joue. Quand il sentit les sanglots diminuer d’intensité, il reprit la parole.
   « Marie chérie, écoute-moi ; je peux te promettre deux choses. D’abord, que tu vas rester auprès de moi cette nuit, ensuite que je ne prendrai aucune décision à propos de Liova avant d’avoir entendu toute son histoire et la tienne. Tu me raconteras ce que tu voudras, ou pourras, ce soir. Le reste attendra demain. Est-ce que ça te va ? »
   Pour toute réponse, Marie se serra encore plus fort contre lui, finissant de mouiller sa chemise. Tendrement, il l’aida à sécher ses larmes et se disposait à entendre le début de son récit quand la petite murmura :

   « Finalement, si … si vous êtes mon … mon vrai père ; ça n’est pas si grave. Je … je crois que je vous aime bien. »

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