lundi 28 décembre 2015

CHAPITRE 5 : OBLODIYE

   La tête encore bourdonnante des révélations de la veille, Marie resta silencieuse jusqu’à l’arrivée à Oblodiye. Ce ne fut qu’en apercevant le couple qui les attendait sur le perron qu’elle recommença à s’intéresser à ce qui l’entourait. Ce qui l’amusa tout d’abord, ce fut l’impression de ne voir qu’une seule et même personne ; la longue robe d’une femme surmontée d’un visage d’homme à l’abondante chevelure blanche. En s’approchant, elle comprit ; l’homme dépassait sa femme d’une bonne tête ce qui lui permettait de se tenir derrière elle et de l’enserrer dans ses bras sans rien perdre de l’arrivée des carrosses. Sans bien savoir pourquoi, elle décida que l’on ne pouvait qu’être heureux dans un endroit où les maîtres affichaient aussi clairement leur amour. Car elle n’en douta pas une seconde, elle avait devant elle le Comte Simonov en personne. 
   En effet, ce jour-là elle voyageait en compagnie de ses parents dans le deuxième carrosse et put donc observer Sacha et ses frères descendre du premier. A peine son parrain eut-il mis pied à terre qu’elle le vit se précipiter vers le couple avant de tomber à genoux devant eux. Doucement, l’homme lâcha sa compagne pour relever son fils. Pour tenter de le faire plus exactement car tout en descendant à son tour de voiture Marie remarqua que Sacha persistait à vouloir rester à genoux. 
   D’abord interdite, elle comprit ensuite que son parrain implorait une fois de plus le pardon de son père pour avoir mis leur vie à tous en danger lors de sa fuite en compagnie de Sonia. Elle se souvenait des vagues allusions qui avaient parfois échappé au jeune homme ; son père s’était lancé sur ses traces et avait dû affronter à sa place la colère de la famille du mari bafoué. 
   Alors qu’elle s’approchait encadrée de ses parents, la petite fille vit le père tracer une croix sur le front du fils qui se releva enfin avant de se jeter dans ses bras. Andreï et Amaury se tenaient en retrait, contemplant avec bonheur ce moment qu’ils attendaient depuis dix ans. Quand enfin Sacha céda sa place, ce fut vers ses parents que le Comte Simonov se tourna. Marie put alors voir avec quelle affection il les serrait tour à tour dans ses bras. La scène se passait dans le silence le plus total tant il était évident que les mots étaient inutiles.
   Soudain ce fut sur elle que les yeux du Comte se posèrent. Marie se sentit littéralement fondre ; le regard d’un bleu intense et lumineux l’enveloppait de tendresse.
   « Marie ! Enfin te voilà de retour ! »
   Abasourdie pendant un instant, Marie s’entendit balbutier :
   « Co … comment ?
   - Ne me dis pas que tu ne sais pas que tu es née ici ?
   - Si … oui … on me l’a dit … Excellence.
   - Impressionnée ? Timide ? Ce n’est pas ce que l’on m’a écrit de toi. Allons, il est temps pour toi de redécouvrir ta première maison. »
   Le Comte s’était mis à rire doucement. Il attira Marie contre lui et ce fut à son bras qu’elle pénétra pour la première fois dans le château dont elle avait tant rêvé : Oblodiye.   

   Le soir même, la petite fille commença à essayer d’apprendre un maximum de choses sur les habitants de sa nouvelle demeure. Autorisée à dîner avec les adultes à la demande express du maître de maison, elle ne manqua pas de remarquer que Sacha, Andreï, Lena, Alexeï et Amaury, contrairement à Maroussia et Kolia n’utilisaient jamais le mot « Maman » pour s’adresser à Katia et commençait à penser que celle-ci pouvait bien être la seconde femme de Vania quand le Comte s’étonna de la voir si pensive.
   « Et bien, jeune fille, vous voici bien sérieuse tout à coup. Seriez-vous toujours intimidée par la famille de votre parrain ?
   - A vrai dire, Excellence, vous vous êtes montré si bon pour moi que je me sens peut-être trop à l’aise. Je dois me surveiller pour ne pas me montrer trop curieuse … et déplaire ainsi à ma mère. »
   Le regard de reproche d’Anissia n’avait pas échappé à la petite fille mais elle savait que le Comte l’autoriserait à parler et c’était tout ce qui lui importait.
   « Quelle est donc cette question si indiscrète ? »
   Evitant le regard d’Anissia, Marie se lança.
   - Je me disais que Madame la Comtesse est bien trop jeune pour … pour être la mère de mon parrain. Et je … je cherchais à comprendre …
   - Je vois. Et bien comme tu l’as certainement deviné sans oser le dire franchement, Katia Mikhaïlovna est bien ma seconde femme. La mère des quatre aînés, Natacha, est morte quand ton parrain avait à peine plus de sept ans. Et pour en finir avec les présentations, j’ajouterai que sa mort m’ayant laissé anéanti, j’ai fui la Russie pour un temps et trouvé refuge en France chez ton cousin le Comte de Nanteuil. Ce qui m’a permis de faire la connaissance de la mère d’Amaury. Ces explications satisfont-elles ta curiosité, jeune fille ? »
   Il était impossible de répondre négativement à une telle question et Marie était bien consciente que le Comte s’était montré d’une franchise totale envers une enfant de dix ans ce qui n’était guère dans les usages en vigueur. La petite fille décida donc de le remercier chaleureusement en gardant pour elle ses réflexions concernant la très faible différence d’âge entre Amaury et Maroussia - à peine plus d’un an - qui laissait supposer qu’Ivan Sergueïevitch n’avait pas mis longtemps à oublier la mère du petit français dans les bras de Katia. Il semblait même évident qu’il était revenu en Russie bien avant la naissance de son fils … peut-être même l’avait-il ignorée ? 
   Soudain, elle repensa à ce qu’Amaury avait dit à Anissia à l’auberge ; que le destin les avait liés à la famille Ikourov la même nuit. Elle imaginait aisément Amaury, devenu orphelin, faisant le même chemin qu’elle avant d’arriver enfin chez son père mais comment Anissia avait-elle fait la connaissance de la famille ? De nouvelles questions se posaient …
   Elle décida que les réponses finiraient elles aussi par arriver et reporta toute son attention sur la conversation … sans apprendre autre chose que des anecdotes sur l’enfance des uns et des autres.

   Deux jours plus tard, fidèle à elle-même, Marie avait échappé à sa gouvernante et était en train d’explorer une partie du château qui lui était encore inconnue quand, en entrouvrant une porte, elle se trouva nez à nez avec le Comte Simonov. Le maître des lieux était assis près de la fenêtre, un livre à la main. Entendant la porte s’ouvrir, il leva la tête et appela Marie auprès de lui avant qu’elle n’ait eu le temps de s’éclipser. Confuse, la petite fille s’avança lentement. 
   « Pardon, Excellence, pardon ! Je suis désolée. Je me suis perdue, je cherchais …
   - Approchez, jeune fille. Dîtes-moi ; vous êtes-vous vraiment perdue? »
   Marie se trouvait maintenant tout près de Vania. Au bord des larmes, elle craignait de l’avoir mis en colère quand il s’empara soudain de son menton, l’obligeant à le regarder. La petite fille sentit ses craintes l’abandonner ; plus besoin de mentir.
   « Non, Excellence, je vous demande pardon pour cela aussi ; j’ai menti, je ne cherchais rien de précis. Je voulais juste visiter votre château. Je suis désolée de vous avoir dérangé.
   - Tu ne m’as pas dérangé. Ce qui m’étonne c’est que tu n’aies pas trouvé Chourik, mon valet, devant ma porte. Je lui avais demandé de rester là au cas où j’aurais besoin de lui. Où a-t-il encore disparu ? Peu importe, après tout. Tu veux visiter le château ? Pourquoi ne pas commencer par les anciens appartements de ton père ? C’est là que tu es née, voila un peu plus de dix ans. Allez, suis-moi. »

   Une heure plus tard, Marie connaissait pratiquement tout d’Oblodiye depuis la cave jusqu’aux appartements privés de Katia en passant par l’étage des domestiques. Son guide l’entraîna alors à sa suite dans l’immense prairie qui séparait l’arrière du château de la forêt toute proche. La rivière qui jusque là restait parallèle à l’allée menant à la grande demeure, faisait un coude en pénétrant dans le pré, juste à la limite des jardins à la française qui flanquaient le bâtiment aussi bien à droite qu’à gauche. Des saules pleureurs avaient été plantés sur les bords du petit cours d’eau et plusieurs bancs invitaient au repos sous leur ombre. Visiblement, il s’agissait là d’un des endroits du domaine que le Comte appréciait tout particulièrement. Il se laissa tomber sur l’un des bancs en attirant Marie à ses côtés.
   « Alors, Macha, qu’en dis-tu ? »
   Emue par l’emploi du diminutif et par le temps que cet homme si important lui consacrait, Marie tarda un peu à répondre.
   « C’est magnifique, Excellence. Si grand. Si beau. Il y a tellement de choses à voir ici. Tant de serviteurs. Ils doivent être des dizaines.
   - Oui, pas loin de … Mais en voici un qui m’intéresse particulièrement. »

   Marie suivit le regard du Comte ; un jeune garçon d’une quinzaine d’années courait vers eux. Marie se souvint l’avoir déjà aperçu plusieurs fois aux côtés de Vania en compagnie d’un autre valet beaucoup plus vieux. Elle comprit alors qu’il devait s’agir de l’un des serviteurs personnels du Comte.
   Le garçon tomba littéralement à leurs pieds. Marie remarqua alors qu’il était en larmes. Le souffle coupé par la course et l’émotion, il hoquetait.
   « Ba … Barine, par pitié, par pitié, ne … ne me vendez pas ! Par pitié ! Ne me vendez pas ! »
   Pendant que la petite fille assimilait lentement ce qu’elle venait d’entendre, Vania s’était emparé des mains du garçon et l’obligeait à se calmer.
   « Chourik, tu devrais savoir que je n’ai jamais vendu personne de ma vie. Allons, reprends-toi ! Respire doucement. Très bien. Maintenant, dis-moi où tu étais. »
   Marie qui l’observait vit passer une ombre, comme une tentation de mensonge, sur le visage du garçon qui pourtant se reprit.
   « J’ai … j’ai cru que … que vous seriez occupé assez longtemps … que … que j’avais le temps d’aller jusqu’aux cuisines et … Oh, Maître, pitié … pitié, ne me renvoyez pas !  
   - Çà, par contre, ça pourrait bien t’arriver. Tu sais que je cherche quelqu’un pour remplacer Petia qui a bien gagné le droit de se reposer et que tu n’es ici qu’à l’essai. Si tu ne te montres pas sérieux, tu retourneras dans ton village. Je t’ai déjà dit d’oublier les servantes qui travaillent aux cuisines. Tout ceci est de ton âge, je suis bien d’accord mais tu dois faire un choix. Devenir mon serviteur personnel est un honneur mais aussi une lourde charge qui te prendra tout ton temps.
   - Laissez-moi rester, Maître. Je vous en prie.
   - Pour l’instant, je veux que tu ailles voir Alexeï et que tu lui demandes s’il a réglé le problème de Rodorov ou si nous devons y aller cet après-midi. Tu as compris ?
   - Oui, Maître. Le problème de Rodorov. Merci, Maître.
   - Et tu reviens tout de suite.
   - Oui, Barine. Merci, Barine. »
   Le garçon se releva après avoir embrassé les mains du Comte et reprit sa course vers le château cette fois. 

   « Et bien, Marie, te voila bien silencieuse tout d’un coup. »
   Intrigué par le silence de la petite fille, Vania venait de l’obliger à croiser son regard.
   « Tu t’inquiètes pour Chourik ? Il a eu peur et j’espère que ça lui servira de leçon. Je crois qu’il faudra du temps mais il devrait me convenir et faire un bon serviteur.
   - Ce … ce n’est pas ça. C’est que je … je ne savais pas. Enfin, Père m’avait expliqué qu’en Russie les paysans étaient liés à leurs terres mais je n’avais pas compris …
   - quel pouvoir cela me donnait sur eux ? Je vois. Oui, ils m’appartiennent au même titre que les terres qu’ils travaillent. »
   Soudain une idée traversa l’esprit de Marie ; elle tenait là un moyen d’en apprendre davantage sur sa mère. Prétendre croire qu’Anissia avait été une servante pour obtenir la vérité : une cousine éloignée ? Une gouvernante ? …
   « Est-ce que Maman vous appartenait quand elle a rencontré mon père ? »
   La réponse la laissa sans voix.
   « Ta maman n’a jamais été ma servante. Elle était au service de mon fils Piotr. »
   Piotr Ivanovitch ! Encore et toujours lui ! C’était donc à travers lui qu’Anissia avait fait la connaissance de la famille Ikourov. Comme servante ! Pourtant à l’auberge, ils avaient dit …
   « Excellence, je ne comprends pas. Il m’a semblé … on m’a dit que Maman avait été très riche, qu’elle avait eu un palais …
   - Oui, petite fille. Ta maman a été quelqu’un de très influent et de très important il y a dix ans. 
   - Comment alors … »
   Le Comte Simonov semblait soudain mal à l’aise comme s’il se repentait de s’être laissé aller à parler d’Anissia.
   « Ecoute, je ne peux pas trop t’en dire. C’est à Anissia Vassilievna de le faire.
   - Je vous en prie, je vous en prie … Si vous saviez comme c’est important pour moi de comprendre. »
   Le regard de la petite était si émouvant … qu’il fut impossible à Vania de résister davantage.
   « Je le devine, oui. Bon, juste ça alors ; un jour, Piotr a reçu un cadeau magnifique : une jolie jeune fille de seize ans.
   - Maman ? Un cadeau ?
   - Oui, Macha. Je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails mais … oui. Piotr n’a jamais accepté de posséder des êtres humains, il a donc affranchi ta maman et l’a gardé à son service en tant que servante libre. Et puis, il a décidé de lui apprendre tout ce qu’il savait, allant jusqu’à la prendre comme associée dans sa compagnie. Tu sais qu’il est l’un des marchands les plus connus de l’Empire.
   - Oui. Et Maman est devenue riche. Mais alors pourquoi a-t-elle tout perdu ? Et surtout si votre fils, si Piotr Ivanovitch, s’est montré si bon envers elle pourquoi craint-elle tellement de le revoir ? 
   - Ça, ma chérie, ne compte pas sur moi pour te l’apprendre. Seule ta mère en a le droit. Allez, viens, rentrons tranquillement et voyons quelle nouvelle nous rapporte Chourik. »

   L’entretien était bel et bien fini. Le ton n’admettait pas de discussion et le Comte était déjà debout. Marie l’imita donc et ce fut de nouveau à son bras qu’elle rejoignit le château. La tête bourdonnant une fois de plus de questions. 

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