dimanche 27 décembre 2015

CHAPITRE 3 : PREMIERE RENCONTRE RUSSE

   L'excitation, l'angoisse et le plaisir des premières découvertes avaient cédé la place à la routine. Marie se laissait aller à ce nouveau rythme qui avait fini par l'apaiser. Anissia aussi semblait plus calme, consciente que les dés de son destin roulaient de nouveau elle se préparait mentalement à toutes les éventualités, optant pour affronter le passé en cessant de se cacher derrière le personnage de Mme de Fronsac.
   Le moins que l’on pouvait dire c‘était que son retour se faisait beaucoup moins discrètement que son départ : trois autres carrosses accompagnaient le sien. Les quatre carrosses nécessaires pour transporter à la fois sa famille, celle de Sacha, les gouvernantes et les précepteurs se suivaient à quelques minutes de distance encadrés par les gardes du corps de la compagnie de marchands pour laquelle travaillait Sacha.  
   Marie elle aussi songeait que tout cela avait un côté bien solennel et impressionnant. Ce qui lui plaisait surtout c’était l’idée qu’elle voyageait pour la première fois avec Sacha. Quand elle avait compris que son parrain, contrairement à tous les autres nobles de sa connaissance, devait travailler pour vivre, elle s’était posé des questions auxquelles personne, bien entendu, n’avait répondu. Elle en avait conclu que c’était là la conséquence de sa fuite hors de Russie et que Sacha avait eu bien de la chance de trouver ces marchands sur sa route.
   En tous cas, les huit gardes du corps ne plaisantaient pas avec la sécurité de leur employeur comme la petite fille put s’en rendre compte. Ils avaient pénétré en Russie le matin même et venaient d'arriver dans l'auberge où ils devaient passer la nuit. Pour l'instant, ils se trouvaient tous dans la grande salle, debout, attendant par petits groupes que l'on prépare les chambres. Un homme que personne n'avait remarqué jusque là s'était alors approché de Sacha, occupé à discuter avec l'aubergiste. 
   De taille moyenne, les cheveux blonds embroussaillés, les traits durcis par la poussière du chemin, sous ses vieux vêtements élimés, le nouveau venu ressemblait à n'importe quel vagabond. Apparemment pris de boisson, il trébucha et se rattrapa à l'épaule de Sacha. Marie qui se tenait à ses côtés, n'eut pas le temps de se rendre compte de ce qui se passait ; quand elle réalisa, l'homme se trouvait à genoux devant eux, un couteau sous la gorge. Derrière lui se tenait l'un des gardes de Sacha, de sa main gauche il avait agrippé les cheveux de l’homme et lui maintenait la tête en arrière, gorge offerte au couteau. Un deuxième garde s'était emparé de la main droite de l’homme ; la bourse de Sacha s'y trouvait encore.

   « Grâce, Seigneur, grâce ! Dîtes leur de ne pas ... ah ! Aïe ! »
   L’homme qui avait réussi à interpeller Sacha fut de nouveau réduit au silence. Heureusement pour lui, le jeune homme était profondément heureux de se trouver de nouveau dans son pays après dix ans d'exil. Il reprit sa bourse avant de faire un signe aux gardes qui libérèrent immédiatement le vagabond.
   « Alors comme ça, tu en voulais à mon argent ? Au milieu de tous ces gens ? Tu n’es pas très malin. Qui es-tu ? Est-ce que tu vis dans ce village ? Où est ton maître
   - Je n’ai pas de maître, Seigneur, je suis un homme libre.
   - Un homme libre ! Plus pour très longtemps. La police ... »
   Ce n’était la première fois que Marie entendait Sacha parler russe ; il s’adressait en effet souvent à elle dans cette langue quand ils étaient seuls, mais il lui sembla pourtant que quelque chose avait changé comme si le jeune homme, grâce au pouvoir des mots, retrouvait son identité perdue. Par contre, la subtilité échappait totalement à l’homme toujours à genoux devant eux : il n’avait retenu qu’un mot : « police ».
    « - Pitié, non, Seigneur ! Pas la police. De grâce, non ! »
   L’homme semblait avoir bien plus peur de la police que des gardes de Sacha, il intensifia ses prières.
   « Pardonnez moi, Barine, de grâce, pardonnez moi ! Par pitié, je voulais juste manger. De grâce, pas la police. Je vous en prie. »
   Les chambres semblaient enfin prêtes, tous les voyageurs étaient fatigués et Sacha trop heureux pour vouloir ternir une si belle journée ; il décida d’épargner le vagabond.
   « Allez, file ! Tu es libre. Que je ne te reprenne plus à ce jeu-là ! »
   D’abord totalement incrédule, le vagabond finit par réaliser que Sacha venait de lui laisser sa chance, il s’empara de l’une des mains de ce curieux barine et la couvrit de baisers avant de se relever prudemment. Voyant que personne ne s’opposait à son départ, il s’éloigna à reculons avant de se mettre à courir pour sortir de l’auberge.

   Le lendemain, Marie et ses parents étaient assis dans la salle depuis un petit moment quand Sacha fit enfin son apparition. Secoué d'émotions diverses, plus perturbé qu'il ne le pensait par son retour en Russie, le jeune homme avait mis très longtemps avant de trouver le sommeil. Il s'installait au bout de la longue table de chêne quand il remarqua le vagabond de la veille ; appuyé contre la cloison, celui-ci semblait l'attendre car dès que leurs regards se croisèrent il commença à s'approcher de la table. Surpris, Sacha eut tout de même la présence d'esprit d'arrêter d'un geste ses gardes du corps qui s'avançaient déjà dans le dos de l'homme. 
   Les mains bien en vue, conscient de la présence des gardes derrière lui, le vagabond avança lentement jusqu'à l'endroit où se tenait Sacha. Arrivé devant lui, il s'agenouilla avant de prendre la parole.
   « Seigneur, je vous attendais ; j’ai quelque chose à vous demander.
   - Quelque chose à me demander ? Tu n’as peur de rien toi. Tu ne penses pas que tu as assez abusé de ma bonté hier ?
   - Si, Barine. Personne ne s’est montré aussi bon avec moi de toute ma vie. Je sais trop ce que je vous dois, à quoi j’ai échappé ... c’est ce qui m’a donné le courage de revenir ce matin. Je ... j’ai tellement faim. »
   Le regard de l’homme ne quittait pas la table chargée de mets en tous genres. Le cœur de Marie se serra comme à chaque fois qu’elle se rendait compte à quel point la vie qui l’avait tant gâtée pouvait se montrer cruelle pour d’autres. Elle s’apprêtait à lui tendre un morceau de pain quand Sacha eut le même geste. A leur grande surprise, l’homme commença par ... refuser.
   « Non merci, Barine ... enfin, je ... évidemment que j’accepte mais ...
   - Mais ? Écoute, tu as faim, oui ou non ? »
   L’homme sentit que Sacha perdait patience, il s’empara du morceau de pain qu’on lui tendait avant de se lancer.
   « - Oui, Seigneur, merci. Merci infiniment mais je veux ... je voudrais gagner ce que je mange. Visiblement, vous avez beaucoup de serviteurs mais ... ce ne sont pas vraiment des valets ... enfin, voilà j’ai pensé que vous pourriez ... me prendre à votre service. 
   - Rien que ça !  Qu’est-ce qui te fait croire que je pourrais avoir besoin de toi ? 
   - Rien, Seigneur. La seule chose que je sais c’est que je suis plus fort qu’il n’y paraît, que je travaillerai dur, que je n’ai pas besoin d’être payé, juste un toit au-dessus de ma tête et de quoi manger.
   - Tu as fini ?
   - Oui, Barine. »
   Joignant le geste à la parole, l’homme baissa humblement la tête en attendant la décision de Sacha. Celui-ci ne le fit pas attendre longtemps.
   - Tu ne le sais pas mais aujourd’hui est un jour spécial ; c’est la première fois depuis dix ans que je me réveille en Russie, chez moi. Et voilà que le destin te met sur ma route ce matin, je crois que c’est un signe à ne pas négliger. Relève toi et va t’asseoir à côté de mes gardes, on va te servir à manger. Nous repartons dans trente minutes. »
   Un silence suivit les mots du jeune homme, il commençait à se demander ce qui se passait quand l’homme releva le visage ; dans le regard couleur d’ardoise se lisait un intense soulagement, une sorte de délivrance.  

   « Merci, Barine, merci, merci. Vous ne le regretterez pas. Je me nomme Lev Ilitch Soukarov. On m’appelle généralement Liova, Barine. Pour vous servir. »
   Sur ces mots, il se releva lentement, s’inclina et se préparait à aller manger quand Sacha le retint.
   « Et mon nom ? Comment sauras-tu qui tu sers ?
   - Je le sais déjà, Seigneur. J’ai demandé à l’aubergiste. 
   - Je vois. »                
   Liova s’inclina de nouveau avant d’aller s’installer à la table voisine au milieu des gardes où il se mit consciencieusement à dévorer tout ce qui se trouvait à sa portée. Marie se sentait perplexe; elle s’attendait à de longues démonstrations de reconnaissance, à ce que l’homme embrasse comme la veille avec effusion les mains de Sacha, à des larmes peut-être ... En détournant la tête, elle croisa le regard de son père; apparemment lui aussi se posait des questions. 
   « Quelle coïncidence étrange, Sacha ; votre premier jour en Russie et vous tombez sur cet homme.
   - Que voulez-vous dire, Monsieur ?
   - Que vous ne savez rien sur lui alors qu’il semble s’être bien renseigné sur vous.
   - L’aubergiste n’a pas pu lui apprendre grand chose. 
   - Certes mais ... 
   - Mais ?
   - Je ne sais pas. Une impression. 
   - Tout ce que je sais c'est qu'il avait faim. Et besoin d'aide. 
   - Oui, Sacha, vous avez sans doute raison. De toute façon, une bonne action ne peut qu'être récompensée. »
   La conversation prit fin sur ces bonnes paroles et trente minutes plus tard c’était un Liova, rassasié, reconnaissant et encore un peu éberlué d’avoir si vite eu gain de cause qui prenait place dans le carrosse aux côtés de son nouveau maître. 
  
   Le voyage se poursuivit sans qu’aucun incident notable ne se produise ; les jours se succédaient en une longue procession de réveils courbatus, d’heures d’attente cahotante et de haltes libératrices. Marie découvrait peu à peu son deuxième pays ; de longues plaines de bouleaux frissonnants, des villages comme des parenthèses colorées, de longues forêts d'ombres.    
    Ce qui l'intéressait surtout c'était les gens ; dans les auberges où ils s'arrêtaient pour la nuit une faune incroyable les côtoyait ; marchands aux yeux rusés, habitués à jauger leur interlocuteur, moujiks aux gestes lents, lourds d’une fatigue millénaire, vagabonds sans cesse aux aguets, vite effrayés par de nouvelles arrivées.
   Leur vagabond à eux se montrait fort efficace en tant que valet ; obéissant aux ordres de Sacha il secondait le domestique de Pierre et les gouvernantes, allant et venant au gré des besoins des uns et des autres. Parfois cependant c’était lui qui semblait décider de ce qu’il devait faire comme Marie en fit l’expérience quelques jours avant l’arrivée à Oblodiye.
   La compagnie s’était arrêtée à l’orée d’une forêt pour y déjeuner. Les enfants jouaient, heureux d’échapper quelques heures à la prison des carrosses, pendant que les adultes digéraient tranquillement en profitant de l’ombre des arbres tout proches. 
   Après avoir joué un moment avec ses sœurs et les enfants de Sacha, Marie avait prétexté un besoin naturel pour s’éloigner de sa gouvernante et s’isoler quelques instants. Ignorant les avertissements de la brave femme, elle avait pénétré de plus en plus avant dans la forêt voisine. Elle commençait tout juste à se rendre compte que le temps passait et qu’il lui faudrait bientôt rebrousser chemin quand un craquement sec derrière elle attira son attention. Se retournant d’un bond, elle fouilla du regard la pénombre des arbres ; une silhouette se détachait dans le contre-jour.
   En clignant des yeux, elle réussit à reconnaître l’homme : Liova.
   « Qu’est-ce que tu fais là, toi ?
   - Je vous suis, Barinia.
   Un moment interloquée, la petite fille reprit ses esprits.
   « Tu m’as fait peur. Qu’est-ce qui te prend ? Retourne auprès de ton maître !
   - Pas sans vous.
   - Quoi ?
   - Si je m’en vais, vous serez incapable de retrouver les autres.
   - Comment oses-tu ?
   - Essayez, vous verrez bien. »
   Marie hésitait entre plusieurs sentiments ; la tranquille assurance de l’homme la mettait hors d’elle mais en se retournant elle s’était rendue compte qu’il pourrait bien avoir raison. A vrai dire, de là où elle se trouvait maintenant il n’y avait plus que des troncs à perte de vue. Ce fut donc avec une provocation calculée, destinée à masquer son soulagement qu’elle reprit la parole.
   « Montre-moi le chemin puisque tu es si malin.
   - A vos ordres. Par ici. »
   Joignant le geste à la parole, Liova tourna les talons et s’engagea dans une petite sente juste à sa droite. Sans perdre de temps, Marie lui emboîta le pas. Quelques minutes plus tard, Liova s’arrêta.
   « Alors, toi aussi tu es perdu ?
   - Non, Barinia. Mon travail de protection est terminé pour aujourd’hui. Il ne convient pas à une jeune demoiselle de marcher derrière un valet.
   - Ton travail de protection ! Tu ne manques pas d’assurance ! Et …
   Entre les arbres, elle venait d’apercevoir des silhouettes familières. Sans plus discuter, elle passa devant le valet.

   « Marie ! Te voilà enfin. Où étais-tu passée ? »
    Comme à son habitude, Anissia n’attendait pas de réponse, elle était trop énervée. Sans un mot, Pierre renvoya sa fille vers sa gouvernante. Alors qu’elle se dirigeait vers le carrosse où l’attendaient déjà ses jeunes sœurs, Marie passa devant Sacha et Liova. Le maître demandait lui aussi des comptes.
   « Où étais-tu ?
   - Dans la forêt.
   - Je ne crois pas t’y avoir envoyé.
   - Je suivais Maria Petrovna.
   - Marie … mais … qu’est-ce qui t’a pris ? Je ne t’ai jamais donné d’ordres en ce sens.
   - Je n’ai pas besoin d’ordres pour savoir ce que j’ai à faire. 
   - Comment oses-tu me parler ainsi ?
   - Honnêtement, où vous suis-je le plus utile ; à vos côtés pour vous passer le pain que vous pouvez parfaitement attraper vous-même où en train de protéger la petite malgré elle ?  
   - Le problème n’est pas là. Tu es à mon service, tu dois faire ce que je te dis. 
   - Je fais ce qui vous sert.
   Sacha ne savait plus trop quoi penser, Liova le déstabilisait totalement ; il n’y avait aucun défi dans son regard, juste la certitude d’avoir bien agi. Il décida de couper court.
   « Je ne veux plus t’entendre. Va rejoindre le cocher.
   - Oui, Maître »
   Il n’y avait aucune ironie dans la voix mais un léger sourire flottait sur les lèvres du valet.
   « Liova ? Merci d’avoir veillé sur elle. »

   Le sourire disparut des lèvres de l’homme. Pour toute réponse, il s’inclina devant Sacha avant de rejoindre le cocher.

 4- Sacha pense que l’homme est un « moujik », un serf, lié à une terre et donc à un « barine ». Le servage ne fut aboli qu’en 1861 par le Tsar Alexandre II
5 -  Un « barine » est un propriétaire terrien, un noble possédant terres et moujiks.

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