lundi 7 décembre 2015


LA FILLETTE, SON PETIT FRERE ET LA MORT
     Ils courent tous les deux à perdre haleine. Aurélie a sept ans, son petit frère quatre. Ils ont la permission de sortir jouer dehors, au milieu des genêts, derrière l’immeuble de HLM que leur famille occupe à Golbey dans les Vosges. Au fond coule le canal sur lequel ils regardent passer les péniches le dimanche. Marie les surveille depuis sa fenêtre. Parfois, Aurélie se dit que sa mère lui fait vraiment confiance. Il faut dire qu’elle n’a pas vraiment le choix ; le benjamin de la famille n’a que deux ans et demande une surveillance de tous les instants, l’appartement est petit et y laisser s’ébattre les deux aînés met ses nerfs à rude épreuve. 
     De toute façon, Aurélie est plutôt du genre responsable ; avec elle, pas question pour Paul de s’aventurer au bord de l’eau. Leur jeu préféré c’est de se pourchasser au milieu de ses étranges plantes aux petites fleurs jaunes. C’est ce qu’ils font ce jour-là depuis plus d’une heure déjà. Paul est infatigable, timide à l’extrême, il ne s’exprime vraiment que quand il est seul avec Aurélie. Il passerait des heures à ses côtés, fier de l’attention que lui accorde cette grande sœur qu’il admire tant. Lui qui se cache derrière les meubles quand les nombreux amis de leurs parents viennent à la maison, il se sent à l’aise au milieu de cette nature toute proche. 
Endurant, il peut courir pendant des heures sans se lasser de leur jeu, comme cet après-midi où il rechigne à rentrer pour le goûter, préférant continuer à poursuivre Aurélie qui aparaît et disparaît au gré des buissons. Elle, elle veut retourner dans l’appartement, d’abord parce qu’elle a faim, ensuite parce que le jeu commence à l’ennuyer. Seulement voilà, Paul a beau lui vouer une admmiration sans bornes, il ne se laisse pas aussi facilement convaincre qu’elle le voudrait.
    Alors, elle décide de lui faire peur. Pour que le jeu s’arrête. Pour se venger peut-être aussi un peu. Elle se laisse tomber. D’un coup, avec un petit cri. Puis elle reste là, sans bouger. Sans respirer presque. Paul s’approche. D’abord tranquille, il l’appelle, lui demande se relever. Ensuite, devant son silence, il se laisse tomber à ses côtés. Il lui prend une main qu’elle prend soin de laisser inerte. Il lui caresse la joue. Lui demande si elle est malade, si elle s’est fait mal. Evidemment, elle se tait.
« T’es morte ? Aurélie, t’es morte ? » Oui, c’est ça, qu’il la croie morte ! Il va finir par comprendre que quand elle dit « stop » c’est « stop ». Que le jeu est fini. Aurélie s’amuse de la naïveté de Paul : comment ne voit-il pas qu’elle respire encore ? Qu’elle a du mal à garder les yeux fermés ? A ne pas rire. Oui, si elle mourait, il serait bien embêté : qu’est-ce qu’il ferait, tout seul ? Sans elle. 
Confusément, elle sent que tout ça lui plait : ce pouvoir qu’elle vient de se découvrir, cette toute-puissance qui oblige son petit frère à rester là, à genoux à côté d’elle. Cette crainte, cette terreur même, qu’elle entend dans sa voix. « T’es morte ? » : il est si bête, il ne sait pas qu’on ne meurt pas comme ça, pas sur commande. 
« On va goûter. Viens ! Je veux que tu revis ! Aurélie ! » Même pas capable de parler correctement ! Ah, ça, maintenant, il est d’accord pour le goûter ! Forcément ! Mais ça ne va pas se passer aussi simplement que ça : elle s’amuse trop de sa peur, de son impuissance, de …
« Je vais chercher Maman ! Je reviens. » Ah, mais non ! Ça ne va pas ça ! Marie ne va pas apprécier du tout ! Alors, tout d’un coup, Aurélie laisse échapper un gémissement, ouvre péniblement un œil : revit. « T’es plus morte ? » Non, c’est vrai ? Quel sens de l’observation ! C’était une blague : elle n’a jamais été morte ! Allez, un sourire ! C’était pour de faux. Pour rire !

Mais Paul ne rit pas. Dans ses yeux brillent des larmes. Aurélie n’aura pas trop de tout le chemin du retour pour réussir à le convaincre de ne rien dire à Marie de cette plaisanterie. Enfin, une plaisanterie …Elle sait que ce n’en était pas une ni pour Paul … ni pour elle. Cette mort avait un curieux goût. Un goût de pouvoir, de transgression. Mourir pour dominer. 

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