lundi 21 décembre 2015



LA GABACHINA : ROMAN 



CHAPITRE 1 : LETTRE A MON FILS

Tu t’en vas. Pour un voyage sans retour. Je reste là, sur le rivage de la vie, à te regarder t’enfoncer toujours plus dans le silence. Tu as commencé par ne plus faire de sport, ensuite tu n’as plus contacté tes amis, tu n’es plus allé au collège et maintenant, tes écouteurs visés sur les oreilles, tu dérives.
Vers quels mondes ? Tout ce que je sais c’est qu’ils sont peuplés de créatures étranges ; visages cloutés ou cheveux roses, parlant une langue au rythme haché et avec la violence pour nature. Tu me parles encore, parfois, de ces histoires de clans, de luttes, de pouvoirs extraordinaires. 
Evidemment, je m’intéresse, j’essaie de suivre ; tu parles si peu en dehors de ça mais très vite, je me perds, ou plutôt je perds pied à te voir confondre ainsi réalité et … rêve ? Parfois, comme un éclair de lucidité, tu lances une de ces réparties que j’aimais tant, avec cette distance, ce décalage déjà. Et je me souviens à quel point je m’émerveillais de te voir souligner avec justesse et acuité nos petits travers et nos incohérences d’adultes.
Est-ce cela que tu as fui, conscient trop tôt des compromis, de l’hypocrisie et de la violence ? Refusant de te laisser séduire par l’illusion des sentiments, as-tu découvert qu’il n’y avait rien, rien d’autre que le vide, que la solitude …infinie ?
Bien sûr que j’en ai conscience, moi aussi mais, disons que … je fais ce que tu refuses : je joue le jeu. Oh, je n’ai aucun mérite, j’y trouve quelques compensations, la plupart du temps, mon métier, ma vie de femme et de mère, ma passion pour l’écriture m’occupent assez pour m’empêcher de penser. 
Nous mettons tous en place des stratégies pour supporter le réel une fois que nous savons que la finitude est notre lot. La fuite en avant dans le travail scolaire est plus courante qu’on ne le pense. Dans le travail tout court aussi d’ailleurs. Si tu y ajoutes des frères plus jeunes et pleins de vie, peu enclins à se poser des questions, des parents très classiques et bien structurants et des hasards de la vie propices à déclencher des passions au moment même où le doute aurait pu apparaitre, tu comprendras mieux l’absence de révolte. 
Je t’ai pourtant parlé de ces mois étranges, où mon corps semblait refuser toute nourriture, où manger une simple pomme me semblait une victoire payée au prix d’incommensurables nausées. De ce sentiment de vide, d’absence d’avenir, d’inutilité. Ce qui m’a sauvée ? Où en tous cas, poussée en avant ? L’Espagne, ou plutôt son souvenir.

CHAPITRE 2 : SORIHUELA

Le soleil chante sur ce village castillan. L’air ondule au-dessus du chemin. Les hommes sifflent l’étrangère qui avance de sa démarche dansante, indifférente aux racines et aux petites pierres qui parsèment le sol. Elle ne comprend pas tout ce qu’ils disent ; peu importe, ce sont des « piropos », des compliments lui a-t-on expliqué. D’ailleurs, elle n’est pas sûre que son manque de maîtrise ne soit pas une bonne chose, ils sont tout de même un peu bizarres ; « morena » crient les uns, « rubia » la hèlent les autres, elle est châtain, bon sang ! Sont tous daltoniens ou quoi ? Comment dit-on châtain déjà en espagnol ?
Un mot qu’elle connaît en tous cas c’est « democracia ». Ils ne parlent que de ça. La tête de Felipe est partout. Sur les murs, les piliers des ponts, les vitrines des magasins. Une affiche qui se veut rose mais qui tire sur le orange. Ils viennent de voter. Pour l’autre. Adolfo. Tu parles d’un prénom ! Il est de droite mais quand même !
Elle apprend que c’est quand même un peu une histoire de prénom. Qu’avant, il y avait un « Adolfo » à la tête du pays. Qu’il est mort en Novembre 75. Il y a moins de deux ans. Alors maintenant comme dit Miguel, le patron du seul bar - du poumon - du village : « On n’a pas encore la démocratie mais au moins on peut en parler »
Il se fait rembarrer à chaque fois par le vieux Pepe qui se moque de « l’ouverture » et du poids que le nouveau gouvernement donne aux régions. Des autonomies qu’ils appellent ça. Elle aussi, elle trouve ça bizarre qu’il y ait un gouvernement basque, un catalan …. Pepe dit même qu’il y en a un en Andalousie. Mais bon, elle est française ; elle vient d’un état où tout est très centralisé. C’est ce que Don Jaime lui explique. Lui, c’est l’instituteur. Elle devine que derrière le respect marqué par le « don » et voulu par sa fonction c’est le mépris et la peur que Pepe exprime. Il dit : « Don Jaime me dira sans doute que nous aurons bientôt nous aussi un gouvernement autonome. Ici, en Castille ! » Don Jaime confirme. Il a raison.
Plus tard pourtant, quand elle se souviendra de l’Espagne de sa première fois, ce ne sont pas les mots de l’instituteur qui lui reviendront en mémoire mais des émotions ; la peur de Pepe qui sent son monde basculer, l’espoir que Miguel n’ose nommer de peur de le voir disparaître, le soulagement et la fierté de la plupart d’être enfin « normaux ». 
« Nous aussi nous avons le choix » lui a dit le sage Fernando. Il est gentil, Fernando ; il lui a même offert un bracelet. De pacotille, c’est vrai, mais elle l’aime bien. Elle se sent fière. De l’intérêt qu’elle éveille en lui. De l’émotion qui fait trembler sa voix. Ses mains aussi parfois. Surtout quand ils dansent ensemble. Sur les airs que joue le juke-box. Dans la salle à côté du bar.
Ils se retrouvent tous là. Les jeunes du village. Les vieux aussi. Qui les regardent danser. Avec envie. Elle sent leurs regards sur elle ; curieux surtout, critiques aussi, tendus de désir parfois. Edelmiro lui a déjà dit qu’elle devait faire attention. 
« Attention à quoi ? », a-t-elle répondu. Mais on ne peut pas jouer avec Edelmiro, d’abord il parle français, ensuite il la regarde toujours droit dans les yeux. Pour lui, elle n’est pas la « francesita », elle est Aurélie, la fille de ses amis français. Ceux qui lui ont fait confiance. Au point de lui confier leur fille de dix-sept ans. Pour deux mois.
Il semble si vieux, Edelmiro, à ses yeux d’adolescente. Pourtant il ne doit avoir qu’une petite trentaine d’années seulement. Lui et Felisa, sa femme, ils descendent tous les ans de Bretagne vers Sorihuela. Tout près de Salamanque. Ils passent tous leurs étés avec leurs trois enfants chez Adela, la mère de Felisa. Sa famille à lui habite tout près, à Fresnedoso.
Ils s’arrêtaient toujours à l’aller et au retour chez ses parents dans les Deux-Sèvres, une des étapes de leur longue route. Quelques années plus tôt, c’étaient ses parents à elle qui avaient profité de l’accueil chaleureux des espagnols qui habitaient juste à côté, dans cette ville de Bretagne où son père, officier dans l’armée, venait d’être nommé. Alors quand ils étaient revenus en Poitou, les Français avaient pris l’habitude d’accueillir les Espagnols tous les étés.  
C’était l’occasion de vérifier ses progrès. A vrai dire, cela ne lui plaisait guère et elle « bottait souvent en touche » comme disait son père. C’était assez facile, plus simple pour la fluidité de la conversation, plus poli aussi vis-à-vis de ses parents mais surtout cela correspondait à son besoin de rester en retrait. 
Elle avait horreur d’être le centre d’attention, Aurélie. Avait, parce que là … dans ce petit village de quelques centaines d’habitants, elle n’a pas le choix. Et elle a découvert qu’elle aime ça. Elle en a découvert des choses d’ailleurs. A commencer par la vérité sur ses envies. Jusque là, elle s’est laissé porter. Elle a laissé les autres décider pour elle. Elève brillante en troisième, ils l’ont orientée vers la voie noble de l’époque : maths-physique. Neuf heures de maths et cinq de physique par semaine. Un samedi après-midi sur deux occupé par un devoir sur table. La terminale est un enfer. Elle n’aime que l’histoire et la littérature. Fait son courrier pendant les cours de maths et ne s’intéresse qu’à la partie chimie du reste du programme scientifique. Vient d’ailleurs de rater son bac.
Son père en a-t-il parlé avec Edelmiro au téléphone, lui qui déteste ça ? Le téléphone et parler de choses aussi personnelles. Les deux. Il est très pudique, Jean. Secret, parfois. Avec le temps, Aurélie comprendra que sous ses dehors parfois volubiles, sous son besoin de s’entourer d’amis, son appétit de fêtes, il cache une volonté farouche de garder pour lui les choses importantes. Les blessures d’une enfance marquée par la guerre ; un père et un frère tués alors qu’il n’a que onze ans. Les souvenirs de ses deux guerres à lui ; celles qui ne disent pas leur noms, celles que l’on qualifiera « d’événements ». Ses inquiétudes pour l’avenir de ses enfants aussi ; avenir qu’il a peur de ne pas pouvoir assurer maintenant que l’armée l’a mis à la retraite d’office après son infarctus. A quarante-trois ans.
Aurélie ne saura jamais comment elle s’est retrouvée ici, à Sorihuela, en cet été 77. Cela lui a toujours semblé naturel. Une sorte d’évidence. Dès la première halte, à Burgos, la terre du Cid, elle s’est sentie chez elle. Totalement conquise. Subjuguée. « Pourquoi tous ces gens sont-ils dehors, Felisa ? Il y a un problème ?» Il est 22h30 et le « paseo » qu’ils sont en train de longer est noir de monde. Un éclat de rire général répond à la Française. « Un problème ? Ils sont en train de se promener ! »
Abasourdie, elle a alors compris que ce qu’elle a toujours connu dans sa province, en France, n’a aucun sens ici. Elle est sur une autre planète ; horaires de repas complètement décalés, sens de la fête, façon différente d’appréhender la vie et la ville. Un véritable coup de foudre. Et puis la langue aide ; on sent beaucoup moins le poids des mots dans une langue qui n’est pas la nôtre, on ose plus.
Pour oser, elle ose. Edelmiro regrette-t-il de l’avoir amenée ici ? En tous cas, il fait ce qu’il peut pour la surveiller. Tous les soirs, il est au bar, pourtant il ne boit presque jamais d’alcool. Il parle avec les gars du village et il observe du coin de l’œil les jeunes qui s’amusent. Avec peut-être une indulgence particulière pour Fernando, un de ses cousins semble-t-il.
A-t-il compris qu’Aurélie ne s’intéresse pas vraiment à lui ? Juste comme à un ami. Un ami un peu tendre. Ce qu’elle aime, ce sont les regards des autres. Etre le centre d’attraction. Elle se « lâche » au son de la musique. Et ça marche, ils se bousculent auprès d’elle. Tous sauf lui. Carlos, le fils de Miguel. Il travaille au bar avec son père. Il a dix-neuf ans et il est d’une beauté à couper le souffle. Plutôt grand, de grands yeux sombres, des cheveux noirs qu’il peigne en arrière comme les rockers américains et surtout un sourire dévastateur. 
Aurélie est sûre qu’il sait. Il sait qu’il lui plait. La façon dont il la regarde quand il embrasse sa copine. Où quand il se détourne alors qu’elle cherche son regard. Avec juste le temps d’un sourire en coin. Il est le « chulo », le beau gosse et ça aussi, il le sait. Le reste du temps, il joue les « grands » ; il est l’un des plus vieux de la petite bande, il travaille et il est chez lui dans ce bar.
Une qui a compris ce qui se passait c’est Maria. La fille aînée d’Edelmiro et de Felisa. Toujours à traîner dans les pattes d’Aurélie. Les parents ont expliqué qu’elle pourrait l’aider, lui servir d’interprète mais l’adolescente se demande s’ils n’avaient pas une autre idée en tête. En tous cas, une chose est sûre, Maria, du haut de ses neuf ans, ne se prive pas pour s’immiscer dans leurs conversations. Par la force des choses, elle traîne le soir avec la petite bande. Aurélie est même sûre que si la petite y met autant de cœur c’est parce qu’elle aussi est amoureuse de Carlos. L’adolescente comprend très bien, elle se souvient de ses premiers émois, de ce professeur dont elle était si éprise, de cet amour si intense, si pur et si désespéré à la fois. Elle avait onze ans. 

Elle comprend les moqueries que Maria glisse de temps en temps dans la conversation, cherchant - et trouvant presque toujours - le soutien de Carlos. Elle comprend aussi le dépit de la petite quand, alors qu’elle croit que tout est fini, elle surprend le regard de Carlos se poser sur sa chute de reins à elle, Aurélie. Ce que Maria déteste surtout ce sont les fêtes qui ont lieu dans les villes et les villages environnants parce que, contrairement à Aurélie, elle doit y aller en voiture avec ses parents. Les adolescents prennent alors tout leur temps, se répartissant au gré des véhicules disponibles et trainant à travers les rues avant de redonner signe de vie à leurs familles. Avant de repartir dans la nuit. Comme cette fois-là, à Bejar. Quand Aurélie s’est retrouvée pour la première fois dans la même voiture que Carlos. Tout contre lui.

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