mardi 29 décembre 2015

CHAPITRE 7 : LA DISPARITION DE MARIE

    Les larmes l’aveuglaient pendant qu’elle courait entre les troncs moussus mais Marie n’en avait cure ; une seule chose l’obsédait : fuir loin de tous ces gens. Tous, ils savaient tous! Son parrain, ses frères, le Comte lui-même … son père, si elle pouvait encore l’appeler ainsi. Le dégoût lui tordait les entrailles et la course lui coupait le souffle mais elle s’efforçait d’avancer toujours plus vite. 
   Le lit d’un petit ruisseau traversait son chemin, elle eut beau relever ses jupons pour ne pas les mouiller, les pierres la firent trébucher l’obligeant à s’arrêter dans sa course folle. Ce fut alors qu’elle l’entendit ; le galop se rapprochait et déjà entre les troncs apparaissait la silhouette du cavalier.
   Marie se mit à maudire à mi-voix son manque de chance ; un des domestiques avait sans doute remarqué sa fuite. Pourquoi avait-il fallu que cet idiot fasse du zèle en allant prévenir ses maîtres? Et eux, les fils du Comte n’avaient-ils rien de mieux à faire que de courir après une gamine de dix ans? Lequel avait suivi la bonne piste? Elle espérait que ce ne serait pas Sacha, elle était trop en colère contre lui ; tout ce temps passé à lui mentir, à lui cacher …
   Le cavalier se rapprochait et Marie commença à mieux le distinguer. D’abord ce furent ses vêtements qui attirèrent son attention, ce n’étaient en rien ceux d’un barine mais plutôt la tenue simple d’un domestique. Vraiment, ils employaient les grands moyens ; voilà qu’ils avaient aussi donné des chevaux aux valets pour augmenter leurs chances de la retrouver au plus vite.
   Soudain quelque chose de vaguement familier dans la silhouette lui fit mettre sa main en visière pour essayer de reconnaître le cavalier. Enfin elle découvrit ce que le soleil, jouant entre les troncs, lui avait caché : Liova. Décidément, cet homme se prenait pour son ange gardien! Il allait être bien reçu! Il mettait déjà pied à terre devant elle.

   « Liova ! Alors toi aussi ils t’ont envoyé à ma recherche. Tout Oblodiye est en train de battre la campagne, ma parole. On ne peut pas me laisser tranquille, à la fin!
   - Tout Oblodiye? Non, Barinia, il n’y a que moi.
   - Que … Personne ne s’est aperçu de mon absence?»   
   Liova s’était tranquillement adossé contre un arbre, laissant son cheval boire dans le filet d’eau qui s’écoulait à leurs pieds.
   « L’heure du déjeuner est encore loin. Votre gouvernante peut-être … mais si elle devait avertir la maisonnée à chacune de vos absences …
   - Mais … mais alors qu’est-ce que tu fais là? Et à cheval en plus? Qui t’a permis?
   - Personne. Je me suis servi à l’écurie. J’ai prétendu que c’était pour le service de votre parrain. 
   - Tu en prends bien à ton aise. Ton maître pourrait se fâcher. Il ne t’a pas affecté à ma surveillance que je sache.
   - Non, c’est vrai. Mais sérieusement, pensez-vous que si je vous ramenais en expliquant où je vous ai trouvée je recevrais le fouet pour avoir emprunté un cheval ou ne serait-ce pas plutôt vous qui auriez à craindre la colère de votre famille?»
   Marie s’apprêtait à répliquer vertement à l’insolent quand un mot lui revint en mémoire ; Liova avait dit :
   « Si?
   - Oui, si. Je n’ai aucunement l’intention de vous ramener au château.
   - Que … »

   Marie en resta sans voix. Une peur sourde commençait à lui mordre le cœur. Un sourire venait de se dessiner sur les lèvres du valet. 
   « Je vous trouve bien silencieuse tout d’un coup, Barinia »
   Marie s’obligea à déglutir et à faire face. 
   « Qu’est-ce qui te prend? Tu es fou ou quoi? Pourquoi m’avoir suivie alors?
   - Vous l’avez dit vous-même ; je ne suis pas chargé de votre protection.»
   De toute évidence, l’homme savait que personne ne la recherchait; quoi qu’il eût en tête, il prenait tout son temps, semblant même beaucoup se divertir. Marie regardait enfin autour d’elle, mais de tous côtés ce n’étaient que des arbres à perte de vue, elle ne savait même plus dans quelle direction se trouvait le château. De toutes façons, fuir ne servirait à rien ; elle n’aurait pas fait trois pas qu’il l’aurait déjà rattrapée. Quant à la maîtriser, cela non plus ne lui serait guère difficile … Il fallait donc essayer de parler afin de savoir à quoi s’en tenir.
   « Bien, puisque tu n’es pas là pour me protéger, laisse-moi!
   - Je n’en ai nullement l’intention.»
   Les yeux gris la dévisageaient maintenant froidement comme si   l’homme s’était totalement dépouillé de son déguisement de valet, perdant jusqu’au faux sourire d’obéissance qui ne l’avait pratiquement jamais quitté depuis leur rencontre. Marie sentait la peur l’envahir ; il devenait difficile pour elle de se maîtriser et en particulier de cacher les larmes qui lui montaient aux yeux.  Liova sembla s’en apercevoir et décida de passer à l’action. 
   « Bien, assez ri maintenant. Tu vas venir ici que je t’attache. »
   Choqué aussi bien par le tutoiement que par l’ordre effrayant qui venait de lui être donné, Marie réussit pourtant à poursuivre la conversation.
   « Que … Qu’est-ce que tu me veux? Si tu me fais du mal, mon parrain saura que … 
   - J’espère bien qu’il le saura. J’ai tout fait pour.
   - Qui es-tu à la fin ? Pourquoi …
   - Plus tard peut-être tu sauras. Pour l’instant tu m’obéis. 
   - Cesse de me tutoyer. Tu n’es qu’un valet et moi …
   - Toi, une gamine sans défense.
   - Liova, si c’est bien ton nom … écoute ; si c’est de l’argent que tu veux …
   - J’ai déjà été payé. Et oui, Liova est mon nom. Maintenant ça suffit !»

   Joignant le geste à la parole, l’homme se dirigeait à présent vers elle. Marie réagit par réflexe ; tournant le dos à son agresseur, elle tenta de se remettre à courir. Presque immédiatement elle sentit une forte poussée dans son dos et eut juste le temps de mettre ses mains en avant pour amortir sa chute.
   Quand elle réalisa ce qui venait de lui arriver, elle était à plat ventre, plaquée au sol par l’un des genoux de Liova qui était en train de lui lier les mains dans le dos. Le visage dans les feuilles, terrifiée par la rapidité avec laquelle il avait réagi et par sa brutalité, la petite se mit à pleurer.
   « Liova, arrête, je t’en prie! Je t’en supplie, ne me fais pas de mal!
   - Tais-toi ! Debout »
   Il s’était relevé et tirant sur la corde qui lui liait maintenant les poignets l’obligea à en faire autant avant de la pousser vers le cheval. Il s’empara d’elle et malgré ses cris de frayeur, la souleva comme un fétu de paille avant de la projeter en travers de la selle. Il l’y rejoignit très vite et remit le cheval au trot puis au galop.
   La tête au niveau de la cuisse du cavalier, Marie mourrait de peur mais le pire était sans doute l’intense douleur qui minute après minute s’emparait de tout son corps. Le souffle coupé par les secousses, les bras atrocement malmenés, elle tentait comme elle le pouvait d’empêcher son visage de heurter le cuir de la selle. La torture lui semblait ne devoir jamais finir et ni ses cris ni ses supplications n’y changèrent rien. Elle s’était tue depuis quelques instants, comprenant que rien ne ferait fléchir Liova quand il s’arrêta.
   Ils étaient sortis de la forêt depuis un bon moment et dans la plaine qui s’étendait autour d’eux des blés ondulaient au soleil. L’homme se laissa glisser au sol avant d’attirer Marie à ses côtés. Echevelée, des traces de terre mouillées de larmes lui striant le visage, la petite faisait peine à voir.
   « J’espère que tu as compris la leçon. Tu as le choix ; soit tu m’obéis et tu voyages assise soit tu essaies de protester et tu reprends ta place. »
   Marie n’hésita pas.
   « J’obéirai.
   - J’en suis heureux pour toi. Autre chose ; nous allons traverser plusieurs villages, si tu tentes le moindre cri, le moindre geste, je t’égorge. »
   Marie vit alors briller dans la main droite de l’homme une courte dague qu’il avait jusque là maintenue cachée sous sa chemise. Un frisson la parcourut la glaçant d’effroi. 
   « Non, par pitié, Liova, non ! Je t’en prie …
   - Suffit ! Tiens-toi tranquille et tout ira bien. Rappelle-toi ; pas un mot. Allez, lave toi un peu le visage … »
   Il lui tendait un linge qu’il venait d’humecter avec l’eau de sa gourde. Marie fit ce qu’il lui demandait puis le laissa la hisser à ses côtés sur la selle.

   Le voyage reprit ; interminable. Ils traversaient des villages, des plaines, des forêts, sans jamais s’arrêter. Brisée par la fatigue et par les émotions, la petite fut sur le point de s’endormir à plusieurs reprises. Lors de la dernière, se sentant partir, elle se raccrocha comme elle le put aux bras de Liova, le gênant et faisant faire un écart au cheval. En entendant les jurons de son ravisseur, Marie craignit une nouvelle punition. Elle se mit à supplier.
   « Liova, je t’en prie. Je ne l’ai pas fait exprès. Je suis désolée. Ne me fais pas de mal !»
   Alors qu’elle s’attendait à de nouvelles menaces ou à ce que l’homme la fasse taire elle l’entendit lui répondre.
   « Ça ne fait rien, je comprends. Tu es fatiguée. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter pour l’instant ; ton père et les autres ont dû perdre beaucoup de temps avant de trouver la bonne piste mais maintenant ils doivent être sur nos traces. Heureusement pour moi, ils vont être obligés de s’arrêter pour la nuit mais ils sont nombreux et nous deux sur ce cheval. Je ne peux pas perdre l’avance que j’ai sur eux trop vite. Tout ce dont j’ai besoin c’est d’une demi-journée. En attendant, laisse toi aller, appuie toi contre moi. »
   D’une main, il l’attira près de lui, l’obligeant à prendre appui contre sa poitrine. D’abord réticente, Marie comprit que non seulement elle n’avait pas le choix mais qu’en plus le contact lui faisait du bien. Il lui semblait que Liova devenait moins effrayant maintenant qu’elle était blottie entre ses bras.
   Environ deux heures plus tard, alors que la nuit était déjà tombée depuis un moment, Liova lui annonça qu’ils allaient s’arrêter. Ils quittèrent le chemin pour s’enfoncer sur leur droite dans le creux d’un vallon. Quelques minutes plus tard, une cabane surgissait entre les arbres. Hébétée de fatigue, Marie se laissa guider, attendant sagement pendant que Liova attachait le cheval, ouvrait la porte d’un coup d’épaule et préparait leur couchage sur des bancs dans un coin de l’unique pièce. 
   « Tiens, prends ça ! Tu n’as rien avalé depuis ce matin. »
   Liova venait de sortir des fontes de sa selle les provisions qu’il avait emportées en partant d’Oblodiye : du pain, du fromage, des fruits. Marie accepta machinalement et découvrit en commençant à manger qu’elle avait effectivement faim ; jusque là, la fatigue et la peur avaient totalement occulté tout autre sentiment ou sensation. Elle dévora si vite ce que son ravisseur lui proposait qu’il se mit à rire.
   « Eh, doucement, petite ! Où est passée ta bonne éducation ? Ne vas pas te rendre malade ! Ne t’inquiète pas ; demain tu mangeras mieux.»
   Marie qui commençait à reprendre des forces, se sentit un peu rassurée par le rire de Liova et osa profiter de l’occasion qui lui était donnée d’en apprendre davantage.
   « Que veux-tu dire? Où serons-nous demain?
   - Nous passerons la nuit dans une auberge.
   - Dans … mais on nous verra et …
   - C’est bien ce que je veux ; que l’on nous remarque.
   - Pourquoi veux-tu rendre les choses plus faciles à ceux qui me cherchent maintenant?
   - Parce que je veux qu’ils me retrouvent. Plus exactement que l’un d’entre eux me retrouve.
   - Mais … je ne comprends … ce n’est pas moi que tu veux … je ne suis qu’un appât. C’est ça, hein?
   - Oui. Bon maintenant, il faut dormir. Nous avons encore une longue route à faire demain. Donne-moi tes mains.
   - Non, pas tant que tu ne m’auras pas dit qui tu … »
   Liova s’était levé d’un coup. Marie se mit à trembler et, instinctivement, se protégea le visage de son bras levé. Elle sentit avec soulagement la gifle attendue se transformer en une vigoureuse tape sur l’arrière du crâne. 
   « Tu ne joues pas à ça avec moi, compris ? Je te donne un ordre, tu obéis. »
   Tout en parlant, il s’était emparé de son bras et était en train de lui lier les poignets avant d’attacher l’extrémité libre de la corde à son propre bras. L’opération terminée, il s’empara des longs cheveux bruns de Marie, l’obligeant à garder le visage levé vers lui.      
   « Dois-je continuer à te corriger ou suis-je tranquille pour la nuit?»
   L’horrible peur qu’elle ressentait poussait Marie à répondre ce que Liova attendait mais son besoin de comprendre fut le plus fort.
   « Si tu me tues, je ne te servirai plus à rien. »
   La réponse la terrorisa.
   « Tu me seras bientôt plus utile morte que vive. Et en attendant, je peux te faire regretter ta désobéissance. »
   Liova se tenait tout près d’elle, il venait de lâcher ses cheveux ; pour mieux la frapper sans doute. Marie n’hésita pas une seconde, elle se réfugia tout contre lui.
   « Non, s’il te plaît, non ! Je t’en prie, non!»
   Surpris par le geste ou pris d’une improbable pitié, Liova la repoussa doucement avant de s’installer le plus confortablement possible sur son banc.  
 « Dors maintenant. »

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