dimanche 13 décembre 2015


Premier chapitre d'un autre de mes romans 

LA LETTRE DE RUSSIE







CHAPITRE 1 : LA LETTRE DE RUSSIE

   Il faisait encore froid sous les grands marronniers de l'allée qui menait au château et pourtant Marie était en sueur ; l'angélus venait de sonner et la petite fille avait alors compris qu'elle allait une fois de plus être en retard. Tandis qu'elle courait, ses jupons relevés dans une main, elle se maudissait intérieurement d'avoir cédé à l'invitation des pâles rayons du soleil de ce début de printemps. Tout à coup, le plaisir d'une promenade dans la douce campagne poitevine lui semblait bien peu de chose comparé à la fureur qu'elle lirait à coup sûr dans les yeux d'Anissia la Terrible. 
    De longues minutes plus tard, échevelée, les joues rougies aussi bien par sa course que par la honte qu'elle ressentait, tête basse, la petite fille écoutait gronder l'orage dans la voix de l'impressionnante Mme de Fronsac. Tandis qu'elle essayait de calmer les battements affolés de son cœur, Marie songeait que le surnom qu'elle avait inventé pour sa mère était encore bien en deçà de la réalité. 
   Oui, c'était vraiment la démesure de ses origines russes que la très belle Anissia laissait éclater lorsqu'elle prenait ainsi sa fille aînée à partie. Marie s’étonnait toujours de voir comment cette femme qui dès qu’elle paraissait en public, subjuguait par sa beauté et par le charme de sa conversation tous les hommes présents en les privant de leurs moyens, perdait ainsi tout contrôle sur elle-même au point d’en devenir laide quand elle se mettait en colère. 
   Les « r » roulaient alors comme le tonnerre dans la voix d’Anissia trahissant ce qu’elle réussissait à cacher le reste du temps à force d’exercices répétés avec Pierre, son mari français. Marie n’avait jamais réussi à comprendre ce qui pouvait pousser sa mère à rejeter ainsi tout ce qui pouvait lui rappeler son pays. Par exemple, elle ne s’adressait jamais en russe à ses trois filles et si Marie, Justine et Pauline maîtrisaient parfaitement cette langue c’était à leur père qu’elles le devaient.
   Pierre avait passé plus de vingt ans en Russie en tant que précepteur des enfants d’un comte et c’était là-bas qu’il avait rencontré Anissia. Ils s’étaient mariés dans la propriété du comte russe et peu de temps après, elle, Marie était née. Dès qu’Anissia avait été assez forte, ils étaient partis tous les trois pour la propriété dont Pierre avait hérité, ici, dans ce Poitou qu’elle aimait avec passion et où elle avait toujours vécu. C’était là tout ce qu’elle savait du passé de ses parents ; un voile opaque était retombé sur la Russie dont seules les leçons d’histoire de Pierre parvenaient brièvement à soulever un coin. C’était ainsi qu’elle avait appris l’histoire de ce Tsar si impressionnant ...

   « Marie ! En plus vous ne m'écoutez pas ! Je vous avais interdit de sortir. Votre gouvernante vous a cherché pendant des heures. Quand cesserez-vous de vous moquer de moi ?
   - Maman, je ne me moque pas de vous. Je vous en prie, croyez-moi. C'est juste que ... que j'aime tellement me promener dans la campagne. Je ne supporte pas de rester des heures à lire ou à broder. 
   - Que m’importe ! Vous devez m’obéir et c’est tout. Vos sœurs le font bien, elles, et sans protester.    
   - Mère, moi j’ai besoin de courir, de flâner au bord de la rivière, de ...
    - Une sauvageonne, voilà ce que vous êtes ! Croyez-vous qu’une demoiselle de Fronsac puisse se comporter comme vous le faîtes ? Quand vous déciderez-vous à vous montrer digne du nom de votre père ? Vous devez lui faire honneur. Vos sœurs ...
   - Mes sœurs ! Mes sœurs ! Tout le monde sait bien qu’il n’y en a que pour elles, que vous n’aimez qu’elles.
   - Comment osez ...
   - Quant à mon père dont vous faîtes si grand cas, pourquoi ne le laissez-vous pas seul juge de l’influence que ma conduite peut avoir ou non sur son nom ? Lui au moins il m’aime. »
      La gifle fut terrible ; sous le choc Marie trébucha, recula de plusieurs pas avant d’aller s’effondrer contre le mur du salon. La joue en feu, la fillette comprenait que cette fois elle était allée trop loin, et que même son père qui se montrait envers elle d’une indulgence parfois coupable ne pourrait qu’approuver la punition qu’Anissia déciderait de lui infliger. Ce que la petite craignait plus que tout c’était d’être séparée de ce père si doux et si aimant or, plusieurs fois, Anissia avait fait allusion à un couvent pour jeunes filles de bonne famille où il serait de bon ton de l’envoyer faire ses études. Si elle en reparlait cette fois-ci ... Pour l’heure la colère déformait ses traits et la faisait presque bafouiller. 
   « Je vous apprendrai le respect, croyez moi ! Je ... je vais vous administrer la plus belle correction de votre vie. Montez immédiatement dans votre chambre.
   - Maman, je suis désolée, je ne voulais pas, je ...
   - Dehors ! Tout de suite. »

   Quelques minutes plus tard, Marie se retrouvait prostrée dans l’embrasure de la fenêtre de sa chambre. Le visage tourné vers le parc, elle regardait sans vraiment la voir la cour d’honneur du château. Les larmes ruisselaient sans bruit le long de son visage tandis qu’elle guettait d’une oreille inquiète les pas de sa mère dans l’escalier. Plus que les verges promises c’était l’éloignement possible qui effrayait la petite fille et elle répétait mentalement ses excuses encore et encore, espérant infléchir le cœur de sa mère quand elle vit le carrosse déboucher de l’allée des marronniers.
   Comprenant qu’Anissia allait devoir accueillir les nouveaux arrivants en l’absence de son père parti pour quelques jours pour affaires, Marie reprit un peu espoir. Elle savait qu'Anissia détestait aller dans le monde et bien plus encore recevoir chez elle mais elle savait aussi qu'elle mettait un point d'honneur à se montrer une hôtesse irréprochable ; les nouveaux arrivants seraient priés à une collation et peut-être avec un peu de chance à dîner ce qui repousserait la punition de la petite fille au lendemain. 
   Tout dépendait de qui étaient les voisins qui venaient de pénétrer dans la cour d’honneur ; Marie souleva le rideau pour mieux voir. Il n'y avait aucun signe distinctif sur les portières, ni armoiries, ni rien qui pût lui servir d'indice, elle attendit donc le cœur battant que les occupants du carrosse mettent pied à terre. Le premier fut un petit garçon d'environ huit ans qui sauta hors de la voiture avant de se retourner sagement pour aider son petit frère à en faire autant. Le cœur de Marie fit un bond dans sa poitrine ; elle était sauvée ! 

  Jamais Anissia n'oserait la battre devant l'homme qui descendait à son tour posément du carrosse : son parrain. Le long manteau de voyage le dissimulait à moitié pourtant Marie n’eut aucun mal à reconnaître la silhouette de l’homme qu’elle aimait le plus au monde après son père. Grand, élancé, ses longs cheveux bruns ondulés prisonniers d’un catogan, Alexandre Ivanovitch Ikourov portait fièrement ses trente trois ans. Russe comme sa mère, celui que Pierre appelait Sacha ne semblait avoir rien gardé lui non plus de son pays natal. Il parlait un français parfait sans aucun accent - œuvre de son ami et précepteur, Pierre de Fronsac - et prenait un malin plaisir à faire croire aux gens qu’il était devenu amnésique à la suite d’un choc à la tête, se libérant ainsi de la curiosité si répandue dans la bonne société à l’annonce du moindre nom à consonances étrangères.
   Ce que Marie savait du passé de son parrain enflammait son imagination déjà bien trop vive ; Sacha avait abandonné le château familial, renonçant au titre de Comte et à la fortune qui allait avec pour arracher celle qu’il avait toujours aimée aux griffes de son odieux mari avant de fuir avec elle vers la France. Le scandale avait été énorme, la vie de Sacha et de plusieurs membres de sa famille mise en danger ... mais là s’étaient arrêtées les confessions de celui que la petite appelait « oncle Sacha » à la mode russe. Ni ses tentatives de « séduction », ni ses prières n’avaient pu convaincre Sacha de poursuivre ses explications aussi bien à propos de sa vie d'avant, des circonstances de son départ que du rôle que sa propre mère y avait joué. Car c'était bien cela le plus surprenant ; Sacha vouait une reconnaissance éternelle à Anissia la Terrible et ne tolérait aucun écart de langage à son égard. De toutes façons, la mort de Sonia à la naissance de leur deuxième enfant avait à jamais fermé la porte des souvenirs en plongeant pendant des mois le jeune homme dans une profonde tristesse dont il ne sortait qu'à peine.

    La porte s’ouvrit enfin laissant apparaître le tardif visiteur. Une heure plus tôt, une servante était venue lui apporter son dîner composé principalement d’eau et de pain sec - Anissia ne désarmait pas si facilement - avant de venir débarrasser et de vérifier que tout était en ordre pour la nuit; Marie se préparait donc à lire un peu avant de se glisser dans son lit quand le bruit de la clé tournant dans la serrure l’avait fait sursauter.
   « - Parrain ! Quel bonheur de vous voir ! Sans vous ...
   - Vous me décevez, Mademoiselle. Infiniment. Sans moi, dîtes-vous ? Et bien ces verges que mon arrivée vous a évitées c’est moi qui devrais vous les administrer ! Comment avez-vous osé parler ainsi à votre mère ? Lui dire de telles horreurs ... »
   La petite fille fondit en larmes, bien plus que les reproches et les menaces de sa mère, le simple fait d'avoir déçu cet homme qu'elle aimait tant la bouleversait. 
   « Mais c'est vrai qu'elle ne m'aime pas, qu'elle préfère mes sœurs, que ...
   - Assez ! Comment oses-tu juger ta mère ? Tu ne sais rien d'elle ! 
   - Peut-être parce qu'on ne m'a jamais rien dit ! »
   Cette fois l'argument sembla porter, Sacha se radoucit considérablement ; il attira Marie dans ses bras avant de reprendre.
   « Machenka, écoute ; je ne peux rien te dire, je l'ai promis à ta mère. Seulement ... il faut que tu comprennes que tu te trompes : elle t'aime énormément. Si ... si elle te paraît dure c’est parce que la vie l’a endurcie. Elle a beaucoup souffert et ...
   - Et ? »
   Marie ne pleurait plus, rassurée par le tutoiement et par l’utilisation du tendre diminutif, elle restait blottie contre la poitrine de Sacha, espérant enfin en apprendre davantage. Visiblement, Alexandre Ivanovitch était partagé entre la parole donnée et l’immense affection qu’il ressentait pour sa filleule ; il hésita un peu avant de poursuivre.
    « Et si elle semble préférer tes sœurs, c’est parce que ... parce qu’elle veut oublier son passé, la Russie ... et que toi ... contrairement à Pauline et à Justine, tu le lui rappelles.
   - Oncle Sacha, il faut m’expliquer. J’ai besoin de savoir.
   - Non, ma chérie, je ne peux pas t’en dire plus. C’est à ta mère de le faire, si elle le souhaite.
   - Ce n’est pas juste ! Parrain, je vous en prie ! Je me pose tant de questions. J’imagine des choses ... Par exemple, je ne sais même pas qui vous êtes exactement. »
   Sacha s’était mis à rire.
   « Qui je suis ? Je croyais t’avoir entendue m’appeler « Oncle Sacha », « Parrain » ...
   - Cessez de vous moquer ! « Oncle » justement, j’ai longtemps pensé que vous étiez le frère de Maman. 
   - Machenka, voyons, tu sais bien qu’en Russie ...
   - Oui, maintenant, je sais mais ...
   - Mais quoi, chérie ? 
   - Je sais que vous êtes le fils du Comte Simonov, que vous venez du domaine d'Oblodiye en Russie, que mon père a été votre précepteur mais je ne sais rien de ma mère. Qui est-elle pour vous ? Que faisait-elle à Oblodiye ? Puisqu’elle n’est pas votre sœur, qui ... »
   La petite fille s’interrompit soudain ; Sacha venait de poser un doigt sur sa bouche la contraignant au silence.
   « Machenka, maintenant tu dois m’écouter ; je ne t’en dirai pas plus sur ce sujet mais il se pourrait que tes questions trouvent bientôt leurs réponses. Une lettre est arrivée hier chez moi, une lettre qui va tout changer ; pour moi, pour toi, pour ta famille ... Une lettre de Russie. »
   Marie essaya d'intervenir mais Sacha l'en empêchait toujours.
   « Goloubouchka, il faut que tu viennes avec moi ; tu vas aller présenter tes excuses à ta mère. Tâche d'être convaincante ! Sans les circonstances exceptionnelles qui m'ont amené ici aujourd'hui, je n'aurais même pas eu le droit de te parler tant elle est furieuse. Pourtant, je ne veux pas partir sans toi. 
   - Partir ? Mais pour où ? »
   Sacha ne se donna même pas la peine de répondre ; il entraînait déjà Marie hors de la chambre. Totalement abasourdie par la dernière phrase de son parrain, la petite fille le suivit sans plus de questions.    
   
   

 1 - Diminutif affectueux de Maria, forme russe de Marie. Tous les prénoms russes ont un ou plusieurs diminutifs associés.

 2 - Surnom affectueux signifiant « petite colombe ».









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire