jeudi 31 décembre 2015

CHAPITRE 12 : RETROUVAILLES DANS UNE GRANGE

   Moscou ne se trouvait plus qu’à deux journées de cheval. Cette nuit-là, ils avaient trouvé refuge dans la grange d’un village après avoir obtenu l’accord du staroste. Allongés dans la paille côte à côte, ils venaient d’échanger quelques confidences et étaient sur le point de s’endormir quand le cauchemar recommença. Cette fois-ci, ce furent les bruits de pas et les voix étouffées qui les alertèrent ; les valets de l’immonde barine les avaient retrouvés ! Ils avaient pensé à tout ; il y en avait derrière la porte principale, derrière la plus petite sur le côté et même dans le fenil au-dessus d’eux. Même la petite fenêtre ne leur avait pas échappé !  
   D’un bond, Liova s’était mis debout. Marie se réfugia tout contre lui. Elle se mit à sangloter.
   « Ils sont venus nous reprendre. Cette fois, le barine nous tuera tous les deux à coups de fouet. J’ai peur, Liova, j’ai tellement peur ! Je ne veux pas mourir comme ça.
   - Ne t’inquiète pas, Princesse. Je ne peux pas te promettre que nous allons nous échapper mais en tous cas, tu ne souffriras pas. »
   Un frisson parcourut la petite, la dague qui ne quittait pas Liova venait d’apparaitre dans sa main. Mais quelque chose d’incroyable se produisit alors.
   « Liova ! Liova ! Réponds-nous ! Liova ! Relâche Maria Petrovna ! Si tu la libères maintenant, tu peux éviter le pire. »
   Tout d’abord, sous le choc, Marie finit par comprendre : les valets d’Oblodiye ou plutôt … ceux qui les avaient accompagnés pendant tout le voyage : les gardes du corps de …
   « Parrain ! Parrain ! Je suis là. »  

   Les portes s’ouvrirent sous la poussée de plusieurs hommes, tandis que ceux qui se trouvaient dans le fenil atterrissaient juste devant Marie et Liova ; au total six gardes les entouraient maintenant. Sachant Liova dangereux, ils évitaient de le provoquer en se maintenant à une distance prudente, attendant visiblement les ordres de leur employeur.
   Celui-ci parut enfin. Marie qui s’apprêtait à se précipiter dans les bras de Sacha, son parrain adoré, en resta comme pétrifiée : devant elle se tenait Piotr Ivanovitch. Lui, ne voyait qu’une chose, la dague qui brillait toujours dans le noir.
   « Alors, c’est toi, Liova ? Tu peux te vanter de m’avoir fait courir. Mais maintenant c’est fini ; lâche cette dague et laisse Maria Petrovna venir vers moi. »
   Tout d’abord, Marie ne comprit pas pourquoi Piotr Ivanovitch paraissait aussi inquiet ; depuis qu’ils avaient pris le chemin de Moscou tous les deux, elle n’avait plus peur de Liova et depuis quelques jours elle éprouvait même pour lui une véritable affection. Pourtant son bras armé demeurait posé autour de son cou et, sans en avoir l’air, il la maintenait contre lui. 
   « Si vous voulez la petite, il va falloir nous laisser sortir d’abord.
   - Jamais. C’est fini maintenant. Voilà des semaines que je la cherche ; elle reste ici.
   - Vous devriez mieux savoir ce dont je suis capable. Si je n’ai plus le choix, je la tuerai. 
   - C’est moi qui n’ai plus le choix ; je ne peux pas prendre le risque de te laisser repartir avec elle. Elle a assez souffert par ta faute. Bien plus qu’une enfant de son âge ne peut endurer. C’est toi qui décides ; l’entraîner avec toi dans la mort ou te rendre et la libérer. »
   Marie comprenait très bien que Liova mentait ; l’époque où il aurait pu lui faire du mal était définitivement passée, ses propos n’étaient qu’une tentative désespérée pour fuir. Elle voulut lui montrer qu’elle comprenait.
   « Liova …
   - Non, ne dis rien. »

   Il venait de lâcher la dague, ostensiblement, main bien ouverte sur le vide. Tout alla très vite ensuite, elle l’entendit murmurer « adieu, Princesse », puis elle le sentit la pousser dans les bras des gardes qui se trouvaient juste devant eux. Sans comprendre, elle se retrouva ensuite dans ceux de Piotr pendant que l’affreux bruit d’une lutte acharnée éclatait dans son dos. Repoussant sans ménagements celui qu’elle aurait dû considérer comme son sauveur, elle se retourna vivement. En fait de bataille, il n’y avait plus maintenant qu’une forme au sol sur laquelle six hommes s’acharnaient. Elle hurla.
   « Non, arrêtez, bande de lâches, arrêtez ! »
   Comprenant l’urgence de la situation, elle voulut se précipiter vers eux mais Piotr la retenait par un bras, elle se mit à le supplier comme une folle.
   « Par pitié, Excellence, dîtes-leur d’arrêter, je vous en supplie. Il m’a sauvé la vie à plusieurs reprises. Je vous en prie ! NON !
   Elle se débattait si fort et hurlait tellement que Piotr craignit qu’elle ne perde la raison ; il fit un geste et aussitôt ses hommes cessèrent de frapper le corps recroquevillé à leurs pieds. Marie cessa de crier mais pas de se débattre et il fallut toute la force d’un homme mûr comme l’était Piotr pour l’obliger à se retourner et à le regarder.
   « Maria Petr … Marie, qu’est-ce qui vous prend ? Cet homme vous a enlevée, malmenée, effrayée. Il a mis votre vie en danger, il voulait assassiner Sacha et n’aurait pas hésité une seconde à vous tuer pour se protéger.
   - Il ne m’a jamais fait de mal. Il m’a sauvé des flammes, et …
   - Marie, jamais vous n’auriez eu besoin que l’on vous sauve des flammes, s’il ne vous avait pas traînée dans cette maison. »
   C’était l’évidence même et pourtant Marie sentait au fond d’elle-même cet impérieux besoin de sauver à son tour la vie de Liova. S’il n’était pas déjà trop tard ; là-bas, sur le sol, le corps restait inerte. Elle décida de changer de tactique.
   « Je vous demande pardon.
   - Ce n’est pas grave ; tu étais bouleversée, et …
   - Non, je vous demande pardon parce que vous m’avez cherchée pendant des semaines, sans vous préoccuper de votre temps ou de votre fatigue et moi, au lieu de vous remercier, je vous crée des problèmes.
   - Ça ne fait rien. Je comprends.
   - Excellence je … je vous promets de me comporter comme il convient, de ne plus vous créer de problèmes mais, quoi qu’il ait fait, je vous supplie de ne pas le tuer. Je comprends que cela soit difficile à admettre mais vous l’avez dit, j’ai été très éprouvée par toute cette aventure et … disons … que cela serait un choc supplémentaire pour moi. Il sera toujours temps d’aviser plus tard. Quand nous retrouverons Père et Parrain. D’ailleurs, c’était son serviteur, et … »
   Voyant que Piotr ne répondait pas, Marie s’arrêta et le dévisagea ; l’homme semblait mal à l’aise, comme s’il ne savait comment annoncer une mauvaise nouvelle.
   « Que se passe-t-il ? Il ne leur est rien arrivé, n’est-ce pas ?
   - Non, Marie, non. Ils vont bien. Enfin, je le pense. Je suis seul, ma chérie. Je veux dire que ton père et Sacha n’ont pas voulu me croire quand je leur ai dit que ce salopard nous menait en bateau. Nous nous sommes alors séparés d’un commun accord pour mettre toutes les chances de notre côté. Il se trouve que … que c’est moi qui ai eu raison. »
   Rassurée par l’explication et touchée par la sollicitude de Piotr qui venait de la tutoyer pour la première fois, Marie reprit le fil de ses pensées : Liova.
   « Oh, merci, Excellence, merci. Sans vous, je … J’ai tant de choses à vous demander sur ce qui s’est passé … mais je ne veux pas vous déranger. Je … j’attendrai que vous ayez donné vos ordres, que … Je vous en prie, juste ça ; laissez-moi vérifier que Liova est en vie. Ne le tuez pas, s’il vous plait !
   - D’accord, Marie, d’accord. Je ne comprends pas du tout ton intérêt pour un homme que tu devrais haïr plus que tout au monde mais je vais te donner satisfaction. Il est tard et tu as raison ; nous devons nous organiser pour la nuit. Nous allons d’ailleurs tous nous installer ici ; ce sera le plus simple. En ce qui le concerne, rien ne presse ; il sera toujours temps de le remettre à la justice ou de le tuer demain. Va le voir si tu veux avant qu’on ne l’attache.
   - Merci, merci. »
   Sans plus attendre et sous l’œil éberlué des gardes, Marie se précipita aux côtés de son ravisseur.

   Couché sur le côté, les bras repliés dans une tentative désespérée pour se protéger la tête, les vêtements déchirés ; celui-ci ne donnait toujours pas signe de vie. Doucement, Marie le remit sur le dos en étouffant un cri : le visage de Liova était couvert de sang. Sans un mot, la petite fille se releva et se dirigea vers un endroit où elle savait pouvoir trouver un seau d’eau. Sans hésiter, elle déchira un morceau de son jupon, le mouilla et retourna sur ses pas. S’agenouillant de nouveau, elle commença à nettoyer le sang qui maculait les traits de celui qui était devenu son compagnon de voyage. Les dégâts apparurent alors plus nettement, le nez cassé, la lèvre supérieure éclatée, l’arcade sourcilière fendue prouvaient à quel point les gardes s’étaient acharnés sur Liova.
    Piotr qui surveillait Marie du coin de l’œil, s’approcha et se pencha à ses côtés. Il prit l’une de ses mains entre les siennes, les doigts de la petite étaient pleins de sang.
   « Marie, ce n’est pas à toi de faire ça. A personne, d’ailleurs. 
   - Oh, Excellence, il est mort. Il … »
   La petite leva son visage vers lui ; les yeux de miel, si semblables à ceux d’Anissia, étaient noyés de larmes. La réaction de Piotr montra à quel point ce regard avait du pouvoir sur lui ; il commença par l’embrasser tendrement sur le front puis posa deux doigts sur la carotide de Liova avant de la rassurer.
   « Il vit, Marie. Il est seulement évanoui. »
   Devant l’incrédulité et le désespoir qui subsistaient dans les yeux de la petite, il poursuivit ses explications.
   « Mes gardes vont finir de le soigner. Je pense qu’il a aussi une ou deux côtes cassées ; il faut lui mettre un bandage. Ensuite, ils l’attacheront solidement. Tu pourras ainsi aller de temps en temps vérifier qu’il va bien. Il a l’air plutôt solide, il ne devrait pas tarder à reprendre connaissance.»
   Doucement, tendrement, il l’obligea à se lever et à le suivre à l’écart.
   « Il faut essayer de te reposer un peu. Peut-être as-tu faim ?
   - Non, merci. Liova et moi nous avons dîné avant de … Oh, Excellence, c’est vrai, n’est-ce pas ; il ne va pas mourir ?
   - Non, Marie, je te le promets. Mais toi, tu vas me promettre deux choses, d’abord de cesser de m’appeler Excellence et puis de tout me raconter. Je veux comprendre pourquoi tu tiens tant à le sauver. Je pense que tu ne dormiras pas avant qu’il ait repris connaissance ; nous avons un peu de temps.
   - Oui, Exce … Piotr Ivanovitch, vous avez raison. Mais pour tout raconter, il me faudra beaucoup de temps. Enfin, je sais bien que le chemin du retour sera long et que … »
   De nouveau, une impression de gêne, de malaise passa sur le visage de Piotr.
   « Marie, à propos du retour … je voulais te dire ; nous sommes tout près de Moscou, j’y ai deux palais et … tu as besoin de te reposer vraiment, de vêtements propres … et puis nous prendrons un carrosse, ce sera beaucoup plus confortable.
   - Vous voulez dire que nous allons tout de même aller jusqu’à Moscou ?
   - Oui, je suis désolé ; tu dois être pressée de revoir tes parents … mais c’est plus raisonnable.
   - Ça ne fait rien. Je comprends. »
   Il était bien sûr impossible de dire toute la vérité. D’ailleurs, Marie n’osait pas se l’avouer à elle-même ; maintenant qu’elle se savait hors de danger, la perspective de connaître un endroit aussi excitant et plein de possibles révélations la comblait d’aise. Pour l’instant il y avait juste deux choses qu’elle voulait comprendre.
   « - Piotr Ivanovitch, pourquoi Mikhaïl Ilitch a-t-il parlé de quatre barines ?
   - Ton père, Sacha, Andreï et moi. Andreï est un ancien officier de l’armée ; son aide nous a été précieuse. Quant aux deux autres ; il aurait évidemment été impossible de les empêcher de venir.
   - Et … et vous, Excellence ? »
   Marie venait à peine de poser la question qu’une pensée traversa son esprit : Piotr Ivanovitch avait-il risqué sa vie parce qu’il savait qu’il était son vrai père ? Elle se rendit alors compte que c’était la première fois depuis leurs retrouvailles qu’elle pensait à lui ainsi. Toutes ses récentes mésaventures semblaient avoir eu un rôle positif à ce sujet ; aucune nausée ne soulevait plus son estomac et ce fut tranquillement qu’elle écouta sa réponse. Pourtant l’heure n’était ni à l’oubli ni au mensonge, elle allait se charger de le lui faire comprendre.
   « Je l’ai fait pour ton père, que j’ai toujours profondément et sincèrement admiré. Pour Sacha qui mourrait d’angoisse et s’en voulait d’avoir engagé Liova. Et surtout pour ta mère.
   - que vous avez voulu détruire. 
   - que j’ai aimée comme je n’ai jamais aimé personne. Je sais que tu as fui après avoir entendu ce que tu n’aurais jamais dû entendre. Peut-être est-ce aussi pour ça que je me suis lancé à ta recherche. »
   La réponse l’avait pétrifiée. Alors qu’elle s’attendait à des dénégations, des reproches, de la colère devant son insolence, elle se trouvait face à un homme calme et déterminé à lui expliquer les choses, à lui dire la vérité. En tous cas, sa vérité à lui. C’était le plus beau cadeau que l’on pouvait lui faire. Elle s’empara de l’une de ses mains et la porta à ses lèvres.
   « Pardon, Piotr Ivanovitch, pardon pour mon insolence. Merci, merci »
   Piotr s’apprêtait à lui répondre quand il se ravisa.
   « Marie, nous reparlerons de tout ceci demain. Tu vas pouvoir te reposer maintenant. »

   Comme elle s’apprêtait à protester, il lui désigna le coin où les gardes avaient attaché Liova pendant leur conversation : l’homme venait péniblement d’ouvrir les yeux.

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