jeudi 31 décembre 2015

CHAPITRE 14 : MOSCOU ENFIN !

   Le lendemain, Marie se réveilla une fois de plus seule. Elle se prépara rapidement et ouvrait la porte de la chambre quand une ombre la fit sursauter. Nikita qui l’attendait, assis sur le plancher du couloir, venait de se relever pour l’accompagner jusqu’à la salle. 
   Gorislav debout quelques pas derrière lui, attablé devant un grand bol de thé fumant et des blinis, Piotr semblait d’excellente humeur. Son sourire s’élargit encore quand il vit apparaître la petite fille. A peine assise, Marie embrassa respectueusement la main de Piotr en murmurant « merci » plusieurs fois tandis que lui déposait un baiser tout paternel sur son front. Le regard d’étonnement de Gorislav n’échappa pas à la fillette ; en voilà un qui surveillerait un peu plus ses paroles ! Et qui laisserait peut-être un peu de répit à Liova.
   A propos de Liova justement, Marie avait une demande à faire mais la journée de la veille lui avait appris que l’affrontement ne servait à rien ; seule la soumission lui apporterait la réussite. Le repas touchait à sa fin quand elle se lança. S’emparant de nouveau d’une des mains de Piotr, elle la porta à ses lèvres avant de parler.
   « Excellence, je vous promets que je ne vous provoquerai plus jamais. Je voudrais vous demander quelque chose mais avant je vous jure que j’obéirai quelle que soit votre réponse, sans même essayer de vous faire changer d’avis, sans insister, sans …
   - Je te crois, ma chérie. 
   - Je … M’autoriseriez-vous à parler quelques minutes avec Liova avant notre départ ?
   - Et qu’as-tu de si urgent à lui dire ?
   - Qu’il ne mourra pas demain. Que vous avez accepté de l’enfermer dans la cave de votre palais en attendant de statuer sur son sort. »
   Gorislav sembla tout à coup légèrement nerveux. Après un coup d’œil interrogateur en direction de son garde du corps, Piotr prit la parole.
   « Et si je dis non ?
   - J’obéirai. »
   Marie sentait très bien qu’il ne s’agissait là que d’une épreuve, d’une sorte de vérification de ce qu’elle avait annoncé au début de l’entretien ; elle soutint tranquillement le regard de Piotr. Celui-ci lui caressa la joue en souriant.
   « Tu es bien la fille d’Anissia.
   - Que voulez-vous dire ?
   - Tu apprends vite.
   - J’apprends …
   - A obtenir ce que tu veux. »
   Percée à jour, Marie se sentit rougir. Elle se troubla.
   « Je ne veux pas que vous pensiez du mal de moi. Je …
   - Chut ! Ne crains rien ! Je pense seulement que tu es une enfant sensible et intelligente. Tout comme ta maman.
   - Maman n’était pas une enfant quand … 
   - Presque, petite Marie ; elle n’avait que seize ans. »
   L’occasion était trop belle d’en apprendre davantage ; Marie passa outre la honte qu’elle ressentait à avoir été surprise dans sa tentative de « manipulation » et à parler d’Anissia comme d’une sorte d’objet, elle continua.
   « Son Excellence Ivan Sergueïevitch m’a dit que … qu’on vous l’avait … offerte. 
   - Son Excellence Ivan … Sais-tu que mon père déteste son prénom ? Pour tous, il ne veut être que Vania … Mais là n’est pas la question, n’est-ce pas ? Puisque tu as réussi à le faire parler de ça … continuons. Oui, ta maman a été le plus beau de tous mes cadeaux d’anniversaire. Que veux-tu savoir ?
   - Un cadeau d’anniversaire ? Mais vos frères ont dit que …
   - Mes frères aussi ? Décidément tu es douée pour faire parler les gens, toi ! Bon, j’imagine qu’ils t’ont dit que Vania m’avait adopté et donc tu te demandes comment quelqu’un pouvait connaitre ma date de naissance. Et bien, quelqu’un m’en a inventé une ; mon vieil ami Sacha Petrovitch.
   - Inventé ? Comme c’est amusant. »
   Marie se tut soudain. Intrigué, Piotr s’empara de son menton pour l’obliger à le regarder.
   « Te voilà bien silencieuse, tout d’un coup. A quoi songes-tu ?
   - Que vous aussi vous étiez un …
   - Un moujik. Un serviteur. Oui, Marie, je n’en ai pas honte. Cela ne donne que plus d’éclat à ce que je suis maintenant.
   - C’est pour ça aussi que vous avez affranchi Maman comme tous vos autres serviteurs.
   - Tu sais ça aussi ! Je me demande ce qui me reste à t’apprendre.
   - Tout, Excellence. Par exemple, je me demandais si Maman avait très peur, ce jour-là.
   - Disons qu’elle était un peu effrayée. Qui ne l’aurait pas été ? Mais ta maman est comme toi ; c’est quelqu’un de très courageux. Elle s’est très vite habituée à sa nouvelle vie.
   - Vous lui avez appris tout ce que vous saviez. Vous lui avez tout permis. Vous …
   - Je ?
   - Vous deviez beaucoup l’aimer. 
   - Oui, Marie. Je te l’ai déjà dit.
   - Pourquoi alors …
   - Chérie, pourquoi ne pas faire les choses doucement, pas à pas ? Ce soir nous serons à Moscou, j’y possède toujours mon ancien palais, celui où ta maman a vécu et où tu vivras toi aussi quelques jours. Les bureaux les plus importants de ma compagnie se trouvent non loin de là, ceux-là même où ta mère …
   - Je pourrais vraiment y aller avec vous ?
   - Oui, chérie.
   - Oh, comme je suis heureuse ! Oui, j’ai vraiment l’impression que cela m’aidera à mieux comprendre.     
    - Nous ne resterons pas longtemps ; trois ou quatre jours tout au plus ; tout le monde à Oblodiye nous attend avec impatience. N’oublie pas qu’il nous restera encore bien des jours à occuper pendant notre voyage de retour. Bon, à ce propos, il va falloir nous mettre en route. Allez, va voir Liova.
   - Vous voulez bien, c’est vrai ? Oh, merci ! Merci ! »
   Marie se levait déjà quand Piotr la retint par la manche.
   « Chérie, une dernière chose ; tu te souviens tout à l’heure quand je t’ai dit que tu apprenais vite. 
   - Oui, Excellence.
   - Ce n’est pas forcément une bonne chose que d’apprendre ce jeu-là. Je crois que si ta mère et moi, nous nous sommes fait tant de mal, c’est parce que nous y avons trop joué.  
   - Je ne suis pas sure de bien comprendre.
   - Tu verras, ma douce, ça viendra. Réfléchis simplement à ce que je viens de te dire. A tout à l’heure.
   - A tout à l’heure. Merci. »
   Mue par une impulsion soudaine, Marie se serra tout contre Piotr.
   « Je ne veux pas jouer. Juste vous montrer ma reconnaissance. »

   Quelques heures plus tard, la petite troupe entrait dans Moscou. Marie ne savait plus où donner de la tête ; de tous côtés des gens allaient et venaient au milieu des charrettes pleines de chargements en tous genres. Légumes et fruits, fourrage pour les animaux, poissons ou viandes, vêtements ; tout ce qui pouvait être nécessaire à la grande ville circulait à travers les rues bruyantes. Le cœur de la ville battait et le long de ses artères la vie fluait bruyante, odorante, colorée. Seule l’adresse des gardes qui ouvraient la marche leur permettait de se frayer un chemin parmi les moujiks venus de la campagne pour vendre leurs produits, les carrosses des nobles et les nombreux cavaliers, militaires ou non, qui allaient et venaient en tous sens.
   Peu à peu, la foule se fit moins dense et les rues plus larges. Marie comprit qu’ils étaient entrés dans un quartier où il fallait certainement payer très cher pour pouvoir se loger. Consciente maintenant de l’immense fortune qui était celle de Piotr, Marie s’attendait à voir les gardes s’arrêter devant le plus beau palais de la rue. Quelle ne fut sa surprise lorsqu’elle les vit mettre pied à terre devant le plus humble de tous ! 
   Le rire de Piotr retentit pendant que Marie se retournait vers lui, éberluée. 
   « Eh oui, il s’agit bien là de mon palais. Le premier que j’aie acheté dans cette ville. Il me sert même assez régulièrement.
   - Vous n’habitez plus ici ?
   - Non, j’en ai acheté un beaucoup plus fastueux, dans un autre quartier de la ville. Un palais digne du faste de la Cour et qui convient mieux à la vie de famille qui est la mienne maintenant. »
   La phrase rappela soudain à Marie que Piotr avait deux filles et une femme, qu’il avait délaissées pour partir la chercher, elle.
   « Elles doivent vous manquer.
   - Il est vrai que je ne voyage presque plus pour affaires, je fais faire le travail aux autres … mais ce n’est tout de même pas la première fois. Elles me manquent, c’est vrai, mais avec toi je n’ai pas le temps de m’ennuyer. »
   Il dut s’interrompre car le portier leur avait ouvert et après avoir laissé les chevaux à l’écurie ils pénétraient maintenant dans le palais lui-même. Une femme d’une quarantaine d’années que Piotr avait saluée du nom de Marfa était venue ouvrir la porte.
   « Maître, vous voilà. Quand Grigori a dit que vous seriez là ce soir, je … je l’ai à peine crû. Que se passe-t-il ? Vous deviez être au mariage de votre frère et …OH, Mon Dieu ! »
   Le discours de la femme qui semblait sans fin venait pourtant de s’interrompre brutalement ; et c’était elle, Marie, qui en était responsable. Piotr venait de la faire passer devant lui et Marie avait alors croisé le regard de Marfa.
   « Marfa, je te présente Maria Petrovna.
   - Maria Petr … Oh, Mon Dieu ! »
   Amusé par l’effarement qui se lisait maintenant sur le visage de sa servante, Piotr précisa.
   « Marie est la fille de Pierre de Fronsac, le précepteur …
   - Oui, Maître, bien sur. Je connais Monsieur de Fronsac. 
   - Je pense qu’il est inutile de te dire qui est sa mère.
   - Inutile, en effet, on ne peut pas oublier un tel regard. »
   Marfa s’inclina légèrement devant la petite fille avant de commencer à essayer de satisfaire sa curiosité.
   « Soyez la bienvenue, Barinia. Est-ce qu’Anissia Vassilievna est aussi en Russie ? Comment va-t-elle ? Avez-vous des frères et sœurs ? Si je puis me permettre ce sont là des vêtements qui ne vous conviennent guère. Je suis sure que vos parents ne seraient pas heureux de vous voir ainsi. Si Son Excellence le permet, j’irai vous en acheter de plus convenables demain. Pour l’heure, le dîner vous attend et …
   - Marfa, tu deviens vraiment bavarde avec le temps ! As-tu préparé la petite chambre à côté de la mienne ?
   - Bavarde peut-être, mais pas sénile, Excellence ! 
   - Eh oui, Marie, je n’impressionne guère Marfa. Il faut dire qu’elle et moi nous connaissons depuis vingt-cinq ans. Elle va te montrer ta chambre. Je te retrouverai pour le dîner. »

   Marie suivit donc Marfa tout en répondant de son mieux aux questions que celle-ci continuait à lui poser. Quelques instants plus tard, lavée, reposée, peignée, la petite ressortait de sa chambre, prête à se rendre à la salle à manger. Elle longeait le couloir quand elle tomba de nouveau sur Marfa qui venait à sa rencontre. 
   A vrai dire, ce n’était pas tout à fait nécessaire car l’étage où elle se trouvait n’était pas très vaste. En plus des appartements privés de Piotr qui se trouvaient à gauche du couloir et qui se composaient d’une chambre et de son antichambre, d’un bureau et d’un salon, il n’y avait à droite que trois chambres et une salle à manger.
   La cuisine, quant à elle, occupait tout un pan du rez-de-chaussée de la demeure et semblait en être la pièce la plus importante : son cœur en quelque sorte. Ce fut d’ailleurs vers là que Marfa, ignorant la salle à manger au passage, guida Marie.
   Pour la plus grande surprise de la petite fille, elle la mena jusqu’à l’immense table de chêne et l’invita à s’assoir … au milieu des serviteurs déjà installés ! Jamais la petite fille n’aurait imaginé se mettre à table avec les domestiques de son château et pourtant, pour elle qui les connaissait depuis toujours, ils faisaient presque partie de la famille.
   Mais de toute évidence, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie ; une chaise vide au bout de la table attendait le maître. Les serviteurs s’étaient levés à son approche, attendant sans doute les instructions de Marfa, quand l’un d’eux, plus curieux que les autres, osa croiser son regard. Marie l’entendit murmurer.
   « Anissia ! »
   Marfa le toisa d’un regard sévère avant de poursuivre.
   « Barinia, celui qui vient de se faire remarquer comme à son habitude se nomme Yémélia. Et voici Danka, Ludmila et Grichka. Avec moi-même, vous avez devant vous les serviteurs qui ont eu le bonheur de connaître votre maman. Malheureusement, Natalia la cuisinière et Fédor le cocher nous ont quitté il y a quelques années et voici Irina et Semion qui les remplacent. Il manque également le valet personnel de Son Excellence, Youri, décédé lui aussi, il y a quelque temps. »
   L’un après l’autre, les serviteurs s’étaient inclinés devant elle pendant que Marie essayait de deviner sur leurs visages ce que le nom de sa mère pouvait bien évoquer pour eux. Elle était en train de se dire que Yémélia serait surement le plus facile à faire parler quand Piotr fit son apparition.
   Débarrassé de ses vêtements de voyage, le visage reposé et rasé de près, le maître de maison semblait rajeuni. L’autorité, l’impassibilité, la froideur calculée qui composaient son masque habituel avaient disparu. Elle avait l’impression d’avoir devant elle le Piotr Ivanovitch que très peu de gens avaient découvert, celui qui osait déposer les armes, celui qui avait enlevé son armure, celui qu’Anissia connaissait sans aucun doute.    
   « Alors, Marfa, tu as fait les présentations si je comprends bien. Allez, asseyons-nous tous auprès de notre invitée : Maria Petrovna.»
   Satisfait de son petit effet, Piotr finit de nouveau par expliquer qu’Anissia avait épousé Pierre de Fronsac. Le dîner fut très agréable et Marie remarqua que tous les domestiques semblaient d’humeur joyeuse comme si tous se sentaient soulagés. Peut-être d’apprendre qu’Anissia allait bien. Peut-être tout simplement d’avoir enfin le droit de parler d’elle.
   A vrai dire les questions restaient très vagues et étaient empreintes de la plus grande politesse. « Anissia Vassilievna » par-ci, « Madame votre mère » par-là ; Marie sentait à quel point tous surveillaient leurs paroles. Aussi décida-t-elle prudemment de remettre à plus tard ses questions. 

   Il y avait bien plus urgent ; elle craignait toujours les cauchemars qui peuplaient ses nuits et le fait de devoir dormir sans Piotr à ses côtés la terrifiait aussi devait-elle trouver une fois de plus un moyen de le faire fléchir. Quand il décréta qu’il était temps pour elle d’aller dormir, elle lui demanda seulement de l’accompagner jusqu’à sa chambre ; il serait toujours plus facile de s’expliquer en tête-à-tête. 
   « Ne me laissez pas seule, Piotr Ivanovitch. Je vous en prie ! Ce n’est pas un caprice, je vous le jure. S’il vous plaît ! Pour cette nuit !»
   Ils étaient arrivés devant la porte de sa chambre. Juste en face se trouvait celle de Piotr. Progressivement pendant le dîner, Marie avait abandonné le terme « Excellence » comme Piotr le lui avait plusieurs fois demandé mais elle eut soudain peur qu’il ne pense à une nouvelle ruse pour l’amadouer ; elle essaya de reprendre.
   « Excellence, je … je ne joue pas. J’ai vraiment besoin de vous.
   - Je te crois, Marie. Ecoute ; je vais rester avec toi jusqu’à ce que tu sois endormie. A une condition : continue à m’appeler Piotr. Mets-toi au lit, je reviens dans cinq minutes. »
   Quelques minutes plus tard, enfouie entre les draps bien frais, la main dans celle de Piotr, Marie osait enfin la question qui la perturbait depuis le dîner. 
   « Piotr Ivanovitch, pourquoi dînez-vous avec vos serviteurs ?
   - Parce ce qu’ils me rappellent qui je suis vraiment, d’où je viens, ce que je vaux et ce que je veux.
   - Voulez-vous dire que vous êtes un serviteur au fond de vous-même ?
   - Non, Marie, mais un être humain comme eux, rien de plus. Je viens de leur monde. Et sans Son Altesse Nikolaï, j’y serai encore. Ou plutôt non, je serai mort. »
   Son Altesse Nikolaï ! Les trois mots tournaient dans la tête de Marie ; Anissia avait dit « Son Altesse » pour désigner l’autre personne qui lui faisait peur, quant à Amaury, il avait parlé du père de sa fiancée en utilisant les mêmes mots. Nina Nikolaïevna !
   « Est-ce que le prince Nikolaï est le père de la fiancée d’Amaury Ivanovitch ?
   - Oui, Marie. Mais pour moi, il restera toujours le Barine qui m’a recueilli, soigné, affranchi … Je lui dois tout. C’est lui qui m’a appris que je valais tout autant qu’un autre et qui me l’a prouvé en me permettant de débuter dans les affaires, ici, à Moscou. Lui aussi qui m’a permis de comprendre que dans la vie, ce que je voulais plus que tout, c’était l’incroyable liberté que donne l’argent. Le pouvoir d’aider ceux qui le mérite. La possibilité de limiter la puissance des riches. »
   Décidément, dans son palais moscovite, Piotr était un autre homme ; Marie sentait une telle indéniable sincérité dans sa voix, presqu’un besoin de se confier, qu’elle osa :
   « Est-ce que vous pourriez encore me parler de votre enfance, Piotr Ivanovitch ? S’il vous plaît ! »

   Et ce fut ainsi que Marie s’endormit ce soir-là, bercée par la voix calme de Piotr.

12 -  Marfa croit que Piotr est en train de lui présenter Marie comme sa fille. Piotr est la forme russe de Pierre. Maria Petrovna=fille de Piotr / Pierre.

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