mercredi 30 décembre 2015

CHAPITRE 8 : LE VALET ET SA MAITRESSE 

   Vaincue par les émotions de la veille, Marie s’était endormie comme une masse, mais les premières lueurs de l’aube la trouvèrent déjà bien réveillée. Une pensée l’obsédait, l’empêchant de profiter du sommeil de son ravisseur pour se reposer tout à son aise ; la veille Liova avait prétendu qu’elle lui serait plus utile morte que vive. Cette idée la paralysait totalement ; si au début elle avait réussi à se rassurer en se disant qu’il essaierait de gagner un peu d’argent en échange de sa liberté elle comprenait maintenant que les choses étaient encore bien plus graves pour elle ; il était capable de la tuer, peut-être même avait-il déjà prévu de le faire.
   Quand Liova s’éveilla, il eut donc la surprise de trouver Marie assise au bord de son lit improvisé, le visage baigné de larmes. Il commença par l’observer pendant quelques secondes, laissant son insondable regard gris filtrer à travers ses paupières, avant de l’interpeller, la faisant sursauter.
   « Qu’est-ce que tu as, ce matin ?
   - Je … je ne sais pas. Tu …tu as dit que tu voulais me … me tuer. 
   - Ce n’est pas exactement ce que j’ai dit ; j’ai simplement voulu t’ôter de la tête l’idée que tu m’étais indispensable. Tiens-toi tranquille ce soir à l’auberge et tout ira bien. »
   Marie essayait bravement d’arrêter de pleurer, séchant ses larmes avec les manches de son corsage quand Liova se leva. La petite eut un mouvement de recul involontaire mais l’homme ne lui en voulut pas ; il commença par défaire doucement les liens qui entravaient les mains de sa prisonnière puis lui tendit un linge.
   « Tiens, il y a un petit ruisseau derrière la cabane, va te laver un peu. »
   Marie se hâta d'obéir. L’air encore frais de l’aube lui fit du bien. L’eau du ruisseau aussi. Elle s’installa sur le bord, laissant le courant lui caresser les pieds. Liova l’avait laissée libre, le cheval était là, tout près … mais fuir aurait été une folie. Une ombre passa derrière l’unique fenêtre de la cabane ; le ravisseur s’amusait-il avec sa proie, la tentant pour mieux la punir ensuite ou bien essayait-il de lui laisser reprendre un peu ses esprits en prenant un risque calculé ? De toute façon, terrorisée par la scène de la veille, Marie renonça à toute tentative, préférant savourer un instant de répit.
   Un morceau de pain et une pomme tombèrent sur ses genoux lui arrachant un petit cri ; une fois de plus Liova venait de la surprendre. 
   « Mange un peu, la journée sera longue. Heureusement que je ne t’ai pas tout donné hier ! »

   La journée fut aussi interminable que celle de la veille ; des plaines, des villages, des forêts, des champs, des ruisseaux, un paysage qui aurait pu paraître idyllique dans d’autres circonstances. La petite, ne voulant à aucun prix provoquer la colère de Liova, se tenait tranquille, obéissant à la moindre de ses instructions. Elle en fut en quelque sorte récompensée ; non seulement Liova s’autorisa une halte où il la laissa se dégourdir les jambes mais en plus il se montra presque attentionné, la maintenant tout contre lui afin de lui assurer un confort relatif.  
   La nuit était sur le point de tomber quand ils pénétrèrent dans Borodino. L’auberge se trouvait à l’entrée du village et semblait immense pourtant la salle était presque vide, seuls deux marchands occupaient une table dans un coin. Suivant les instructions de Liova, Marie se dirigea vers le fond de la pièce avant de s’asseoir de dos à la salle pendant que son compagnon de voyage prenait des arrangements auprès de l’aubergiste. Il la rejoignit rapidement et s’installa en face d’elle : tout était en place pour la comédie dont il lui avait fait répéter les détails tout au long de la journée. L’aubergiste s’inclinait à ses côtés.
   « Bonsoir, Barinia, toutes mes condoléances pour la mort de vos parents. J’espère que le menu vous conviendra. »
   Marie avait beau savoir que Liova était censé conduire sa jeune maîtresse chez son parrain après la mort tragique de ses parents lors d’un incendie dans la demeure familiale, elle n’en eut pas moins du mal à jouer le jeu ; imaginer Pierre et Anissia périr ainsi, la laissant seule au monde, l’emplissait d’angoisse. Les yeux gris la fixaient par en-dessous ; sous un respect apparent, le danger guettait. Elle répondit enfin.
   « Merci, oui, tout sera parfait.
   - S’il vous manque autre chose, envoyez-moi votre valet. N’hésitez pas.
   - Et bien, oui, il y a autre chose ; j’aimerais que vous fassiez porter dans ma chambre de l’encre, une plume et du papier.
   - Ce sera fait. »
   De toute évidence, l’homme avait été grassement payé et semblait prêt à satisfaire sa jeune hôtesse. S’il avait pu deviner son plus cher désir …Après une cérémonieuse inclinaison de tête, l’aubergiste se retira, laissant le valet et sa maîtresse en tête à tête. 

   « Il faut manger, Barinia. Votre chagrin ne doit pas vous anéantir. »
   Liova semblait beaucoup s’amuser à jouer de nouveau son rôle de dévoué serviteur. Marie le fusilla du regard, ne provoquant qu’une nouvelle ironie.
   « Allons, Maîtresse, il ne faut pas en vouloir au pauvre Liova. Il nous reste encore un peu de chemin à faire avant de rejoindre le lieu de rendez-vous avec votre parrain. »
   Son parrain ; pourquoi avait-il fallu que Liova choisisse d’inventer cette histoire ? A chaque fois qu’elle entendait ce mot, les larmes lui montaient aux yeux ; elle aurait tellement aimé être dans les bras de Sacha en cet instant présent. Ou dans ceux de son père. Ou près de sa mère. Comme elle regrettait maintenant son stupide emportement, sa ridicule colère contre leurs mensonges. Ils avaient fait de leur mieux, essayant de la protéger contre le passé et elle, par sa maudite curiosité … Anissia l’avait bien dit, c’était surtout d’elle-même qu’il fallait la préserver. Le Ciel l’avait bien punie ! Le pire, ce qui la rendait folle d’inquiétude, c’était ce que Liova lui avait dit : elle n’était qu’un appât. Qui allait-elle entraîné au fond de l’abîme avec elle ?
   Elle devait à tout prix essayer de parler avec son ravisseur mais elle comprenait parfaitement qu’engager la conversation ici serait non seulement voué à l’échec mais en plus extrêmement dangereux ; elle tenterait sa chance dans le calme de la chambre. Le mieux était donc de se dépêcher d’avaler le dîner qu’on était en train de leur servir. De toute façon, résister à la bonne odeur du bortsch qui fumait devant eux aurait été au-dessus de ses forces. Les koulibiaks et le dessert qui suivirent furent eux aussi rapidement engloutis.  
    Liova se restaurait lui aussi, posément, les yeux apparemment humblement baissés vers son assiette mais Marie n’était pas dupe ; l’homme épiait en permanence le comportement des deux marchands et de l’aubergiste. 
   Le repas se terminait quand le valet de l’auberge se présenta à leur table pour débarrasser. Marie pensait que Liova en profiterait pour se lever et lui demander de le suivre jusqu’à leur chambre. Aussi fut-elle très surprise de le voir adresser la parole au valet.
   « Tu lui diras que c’est pour demain. Je serai à Pouchkino en début d’après-midi. Va le prévenir tout de suite. »
   De toute évidence, les deux hommes se connaissaient et travaillaient pour le même employeur. Qui pouvait bien être derrière toute cette histoire ? Quand ce cauchemar prendrait-il fin ? Le lendemain ? Ou bien les choses seraient-elles pire encore pour elle ? Pendant qu’elle gravissait finalement l’escalier qui menait aux chambres, Marie s’efforçait de calmer les mille petites abeilles folles qui bourdonnaient dans son esprit. 

   La porte de la chambre se referma derrière eux. Marie réprima un frisson ; elle se sentait encore plus à la merci de son ravisseur dans ce lieu clos. D’ailleurs celui-ci venait de glisser la clé dans sa poche avant de se préparer un lit pour la nuit en poussant un fauteuil et une chaise contre la fenêtre. 
   « Vous voici en sécurité, Barinia. Vous prendrez le lit et votre humble valet dormira dans ce fauteuil.
   - Tu n’es pas obligé de te moquer de moi.
   - Tout doux, ma belle, ou il t’en cuira. Je fais ce que bon me semble. Viens par ici. »
   Tout en parlant, il avait disposé une chaise près du petit bureau. Le papier et l’encre promis par l’aubergiste attendaient. Marie s’approcha.
   « Assieds-toi ! Ecris : Cher Parrain, je …
    - QUOI ? Tu veux que j’écrive à … c’est lui que tu veux attirer dans ton piège ?
   - Qui te dit qu’il y a un piège ?
   - Toi-même ; tu as dit que je n’étais qu’un appât. Que l’on t’avait payé. Que …Oh, Liova, je t’en supplie, ne lui fais pas de mal ! Je l’aime tant ! Il est si bon ! Sans lui, tu serais peut-être mort de faim et voilà comment tu le remercies. Il … »
   Le rire de Liova emplit la pièce.
   « Alors, tu n’as pas encore compris ? Tu crois que j’étais là par hasard ? Détrompe-toi, j’attendais votre passage depuis trois jours déjà. Je savais que Tchekoïe était un passage obligé pour vous. Tout comme je savais que la seule façon de me faire engager par Alexandre Ivanovitch était d’en appeler à sa pitié après l’avoir intrigué. Mes renseignements étaient tout à fait exacts ; il est incroyablement naïf. »
   Totalement abasourdie par l’horrible révélation, Marie trouva assez de courage pour continuer.
   « Tu n’as jamais voulu voler sa bourse. Tu n’avais pas faim.
   - Ah, si, je m’étais volontairement sous-alimenté pour être crédible ; je mets un point d’honneur à bien faire les choses pour lesquelles on me paye.
   - Qui …
   - Tu le verras demain. Tâche de te montrer docile avec lui ; il sera déjà furieux en te découvrant. 
   - Mais je croyais que ton plan …
   - J’ai dû improviser. Vu que je ne parvenais pas à mes fins, j’ai utilisé ton penchant naturel pour les escapades pour m’emparer de toi et attirer à ta suite mon véritable gibier. Il va finir par venir ici et il découvrira le message que tu vas lui écrire maintenant. 
   - Tu ne peux pas être sûr qu’il soit en train de me suivre.
   - Marie, Marie, Marie ! Oublierais-tu que j’ai voyagé à vos côtés pendant des journées entières ? Tu comptes autant à ses yeux que ses propres fils. »
   Marie devait bien admettre l’évidence ; pas plus qu’elle ne doutait de la présence sur ses traces de son père, elle ne pouvait ignorer que Sacha l’accompagnait. Il restait une question à poser.
   « Tu as dit que tu ne parvenais pas à tes fins ; que voulais-tu dire exactement ? Que veux-tu lui faire ? »
   Un regard couleur d’angoisse se vrilla sur le sien ; Liova venait de s’asseoir en face d’elle.
   « Le tuer, Marie. Quoi d’autre ? »

   Incapable de se contrôler, Marie éclata en sanglots. Elle gémissait, suppliait Liova, pleurait toutes les larmes de son corps pendant que le regard gris la fixait, imperturbable. Le faux valet savait que si l’on entendait la petite pleurer on mettrait cela sur le compte de son chagrin face à la mort de ses parents, seuls les cris devaient être évités.
   « Pourquoi, Liova ? Il ne t’a rien fait.
   - Rien, en effet. Il s’est même montré d’une grande bonté à mon égard.
   - Alors …
   - On m’a payé.
   - Je t’en prie, il ne … »
   Il commençait à se faire tard, Liova décida d’en finir.
   « Maintenant, tu t’assois et tu écris : Cher Parrain …
   - Non. Jamais. »
   Une serre de rapace venait de s’emparer de la main gauche de Marie. Un étau lui broyait les phalanges. Sous la douleur, elle commença à crier. Un éclair brilla dans l’autre main de Liova, la dague se posa sur les doigts de la petite qui s’arrêta net.
   « Un cri, un doigt en moins. »
   La voix était basse, presque douce, d’un calme absolu : terrifiante.
   « Je ne crierai pas, mais par pitié, Liova, ne m’oblige pas … aïe ! »
   Les os de sa main craquaient dangereusement ; cet homme n’avait pas besoin de couteau pour la torturer. La dague réintégra sa cachette. Maintenant toujours la main de Marie prisonnière dans l’une des siennes, Liova s’empara de son auriculaire et le plia dangereusement en arrière. La petite se mordait les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler.
   « Laissons la lettre une minute, tu mérites d’abord une bonne leçon. Un doigt cassé, ça peut arriver. Ça fait très mal mais c’est plus anodin qu’un doigt coupé. Je vais te casser celui-ci et ensuite un autre pour chaque minute que tu me feras perdre. J’espère qu’il t’en restera assez pour écrire sinon tu ne me seras vraiment plus d’aucune utilité. »
   Marie réagit d’instinct. Elle parvint à se lever avant de tomber aux pieds de Liova. La seconde d’après ses lèvres se posaient sur la main qui la martyrisait. Un long baiser mouillé de larmes précéda ses pauvres mots balbutiés.
« Je … je te demande pardon. J’obéirai. J’écrirai tout ce que tu voudras. Pitié, Liova, pitié ! Ne me fais plus de mal ! Pitié ! »
   L’atroce douleur disparut peu à peu ; aussi incroyable que cela pût être, il semblait bien qu’elle avait réussi à surprendre son terrible ravisseur. Touché par sa soumission ou jugeant préférable de ne pas avoir à justifier la blessure de sa « maîtresse » le lendemain, Liova venait de relâcher son étreinte. Marie se força à respirer doucement avant de reprendre sa place et de se mettre à écrire. Elle venait de comprendre qu’elle devait à tout prix se préserver et rester assez lucide pour pouvoir aider son parrain. Une idée germait dans son esprit ; faire comprendre à Sacha qu’il se dirigeait droit dans un piège.
   « Ne t’avise pas d’essayer de me tromper ; je sais lire … Cher Parrain, je suis en bonne santé. Si vous voulez me …
   - Doucement, s’il te plaît … Si vous voulez me … »
   Tout en écrivant, Marie réfléchissait ; Liova disait-il vrai ? Savait-il lire ou essayait-il de le lui faire croire ? De toute façon, elle ne pouvait pas prendre de risques, pas après ce qui venait de se passer.
   « Récupérer vivante, rendez-vous seul … Souligne « seul ». Rendez-vous seul à la demeure indiquée d’une croix sur le plan que je joins à cette lettre. Tu y es ?
   - Sur le plan que je joins à cette lettre. Oui, Liova.
   - Si vous venez armé ou accompagné, Liova me tuera.
   - Voila, ça y est. 
   - Bien, maintenant, signe.
   - C’est tout ?
   - Oui, c’est tout. Signe. »

   La petite s’exécuta. Elle s’appliqua tout particulièrement en écrivant son prénom, jamais elle n’avait signé la moindre lettre adressée à son parrain ainsi ; pour lui, elle était Machenka, pas Marie. Cela suffirait-il à faire comprendre à Sacha qu’en obéissant à Liova, il se dirigerait droit vers un piège ? Elle l’espérait de tout son cœur en se glissant entre les draps frais.

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