dimanche 27 décembre 2015







CHAPITRE 2 : L’ANNONCE DU DEPART 

   En pénétrant dans le salon, Marie eut le souffle coupé ; ses deux jeunes sœurs et les deux fils de Sacha étaient sagement assis au fond de la pièce mais devant eux, debout, les dominant de sa haute taille, se tenait sa mère comme elle l’avait rarement vue. Anissia était tout simplement splendide ; ses longs cheveux châtains remontés en une savante coiffure, vêtue d'une robe de soie rouge avec pour tout bijou la croix d'argent que Pierre avait passée à son cou au lendemain de leur première nuit, elle avait fait la seule chose qui la rassurait un peu : revêtir son « armure ». 
   Ce que la petite fille avait réussi à comprendre avec le temps c’était que sa mère, profondément blessée par ses aventures passées, fuyait désormais la compagnie des hommes autant qu’elle le pouvait et se protégeait lorsque c’était impossible en se rendant inaccessible. Aucun homme ne résistait à ses yeux d’un marron si clair qu’ils en semblaient irréels pourtant jamais personne n’avait pu se vanter d’avoir obtenu d’elle ne serait-ce que l’aumône d’un sourire.
   Pour Anissia, un seul homme comptait ; Pierre de Fronsac, son mari. Elle détestait les rares fois où il devait partir seul régler quelques affaires et ce soir-là tout particulièrement ; la nouvelle que Sacha lui avait apprise l'avait anéantie. C’était pour cette raison qu’elle avait revêtu son « armure » : pour essayer de faire face. Non pas à Sacha qui au fil des années avait réussi à l’apprivoiser mais aux changements que la lettre envoyée par Vania allait entraîner.
    D’ailleurs, le premier de ces changements venait de pénétrer dans le salon ; Anissia songeait qu’il lui faudrait maintenant commencer à répondre aux questions de Marie. Il semblait en effet peu vraisemblable que Pierre se résigne à envoyer sa fille adorée en pension dans un couvent alors que le reste de la famille serait certainement amené à partir en voyage. Et là non plus, elle ne se faisait guère d’illusions ; Pierre accepterait avec d’autant plus d’enthousiasme l’invitation de Vania que Sacha les accompagnerait.
    
   « Maman, je suis désolée pour ce que j’ai dit cet après-midi. Je vous demande pardon. Je regrette de vous avoir offensée. Je vous en prie, ne m’en tenez plus rigueur. 
   - J’imagine que vous savez à qui vous devez votre grâce, Mademoiselle. Tâchez maintenant de vous comporter comme il convient à quelqu’un de votre rang et veillez à ne pas faire regretter à votre parrain l’intérêt qu’il a la bonté de vous porter.  
   - Je vous le promets, Maman. Je ne vous provoquerai plus. Je me montrerai obéissante et ...
   - Il suffit Marie ! Son Excellence et moi nous avons des choses à vous annoncer. Vous allez devoir vous préparer à de grands changements. »
   Après réflexion, elle ajouta :
   « Tous autant que vous êtes. Nous partirons très bientôt en voyage. »
   Marie se mordit la langue pour ne pas poser la question qui lui brûlait les lèvres. Soutenue par la présence de Sacha qui se trouvait toujours juste derrière elle, la petite fille avait trouvé le courage d’affronter le regard de sa mère pour lui faire ses excuses, elle ne devait pas tout gâcher en se montrant trop curieuse. Ce n’était pourtant pas la seule raison qui l’empêchait de parler ; depuis qu’elle était entrée, elle ne cessait de s’interroger sur ce qu’elle lisait dans les yeux d’Anissia. Pour la toute première fois, il lui semblait y voir quelque chose qui ressemblait à de la peur, à de l’angoisse même ; une sorte de détresse que la belle aux yeux de miel ne dominait qu’à grand-peine.       

   « Nous partirons dans une dizaine de jours. Pour la Russie. »
   C’était Sacha qui venait de répondre à la silencieuse question de Marie. La petite se tourna vers lui, affolée.
   « Parrain, voyons, vous n’y pensez pas, vous ne pouvez plus y retourner. On vous jettera en prison, on vous ...
   - J’ai été gracié, ma chérie. C’est ce que la lettre de mon père m’annonçait. Ça et le futur mariage de mon frère Amaury dans deux ... »
   Il ne put achever ; Marie venait de se jeter dans ses bras. 
   « Vous avez été gracié ! Oh, Parrain, comme je suis heureuse ! Alors c’est bien vrai, vous ne risquez plus votre vie en retournant en Russie ?
   - Bien vrai, Marie. Son Excellence Ivan Sergueïevitch Ikourov n’a pas pour habitude de plaisanter avec la vie de l’un de ses fils. Il nous invite tous pour le mariage d’Amaury dans deux mois.
   - Vous dîtes que votre frère se nomme Amaury ? Comment est-ce possible ; c’est un prénom français et ... »
   Sacha s’était mis à rire.
   « - Goloubouchka, toi qui commençais à croire que ce voyage t’apporterait des réponses, il semblerait qu’il fasse au contraire surgir d’autres questions. Pour te perturber davantage je te dirai même qu’Amaury est une sorte de cousin par alliance pour ton père.
   - Mais comment ...
   - Chut, Marie, plus tard. Pour l’instant, il est l’heure pour tous les enfants ici présents d’aller dormir puisque maintenant tout le monde connaît la nouvelle.
   - Parrain, je suis si heureuse de partir en voyage. En Russie en plus. Et avec vous. Et surtout parce que votre vie n’est plus menacée maintenant. Bonne nuit, Parrain.»
   La petite fille murmura bien plus bas ensuite : « Merci, merci » avant de se retourner vers Anissia.
   « Bonne nuit, Maman. Merci de m’avoir pardonné. »
    Anissia ne répondit que par un hochement de tête et pendant que ses sœurs et que ceux qu’elle considérait un peu comme ses cousins la saluaient à leur tour, Marie observa sa mère et comprit soudain que c’était précisément ce voyage qui lui faisait tant plaisir à elle qui terrifiait la d’ordinaire si imposante Madame de Fronsac. 
   Quelques minutes plus tard, elle s’endormait en rêvant de cette Russie qu’elle n’avait jusque là fait qu’imaginer et qui était maintenant sur le point de devenir une réalité. Sa réalité. Le voyage durerait plusieurs semaines et il était évident qu’on ne l’entreprendrait pas pour seulement quelques jours sur place ; cela signifiait donc qu’elle serait partie des mois entiers. De longs mois qu’elle se promettait bien de mettre à profit pour trouver les réponses à toutes les questions qui la tourmentaient depuis longtemps.

   Quand Marie s'éveilla elle comprit que le jour était levé depuis longtemps ; apparemment Anissia souhaitait être tranquille ce matin et la gouvernante avait reçu l'ordre de faire déjeuner les filles seules et elle ne se pressait nullement pour s’acquitter de sa tâche. La petite fille se dépêcha de s’habiller et prétendit avoir pris du retard la veille dans le travail donné par son précepteur pour se rendre à la bibliothèque sans prendre le temps de manger. Son intention réelle était de retrouver son parrain pour essayer d’en apprendre davantage.
   Quelle ne fut pas sa surprise de tomber nez à nez avec ... son père ! Les traits tirés, les bottes encore aux pieds ; visiblement Pierre de Fronsac venait à peine d’arriver chez lui. Il avait pourtant fière allure ; si ses cheveux gris et les griffures du temps aux coins de ses tempes dénonçaient sa cinquantaine bien sonnée, sa silhouette souple et élancée et surtout l’intense vie qui faisait briller en permanence ses yeux sombres lui donnaient l’air d’un jeune homme. 
   Pour l’heure, comme à chacun de ses retours, c’était avec un bonheur total qu’il serrait Marie dans ses bras. Ce petit bout de femme, aux yeux si semblables à ceux de sa mère, était pour lui à la fois une source d’émerveillement constant et un profond apaisement. La seule ombre au tableau était les relations parfois difficiles entre la petite et sa mère et d’après son expérience les heurts se produisaient surtout pendant ses absences, aussi voulut-il immédiatement savoir à quoi s’en tenir :   
   « Dis moi, Marie, as-tu tenu ta promesse ? As-tu obéi à ta mère comme je te l’avais demandé ? »
   La petite fille frémit ; pour rien au monde elle n’aurait menti à son père mais elle était loin de s’être préparée à une confession aussi matinale.      
   « Père, je ... je vous dois la vérité. Je me suis mal comportée envers Maman mais ... je me suis excusée et Maman a eu la bonté de me pardonner. Il faut dire que la présence de mon parrain a beaucoup aidé et ...
   - Quoi ? Sacha est ici ? »
    Toujours cachée contre la poitrine de son père, Marie sourit ; elle savait bien qu’en parlant de la présence de Sacha au château elle s’épargnerait de longues et pénibles explications.
    « Oui, mon Père. Il est venu nous annoncer une grande nouvelle : il a été gracié et peut maintenant retourner en Russie. Nous allons ...
   - QUOI ? »
   Marie s'était attendue à un cri de surprise mais elle ne put s'empêcher de sursauter ; son père d'ordinaire si calme et si maître de lui-même venait de s'emparer brutalement de son visage pour y lire la confirmation de la fabuleuse nouvelle.
   « Oui, Père. Le Comte Simonov nous a tous invités dans son château.
   - Marie, il faut que je parle tout de suite à ta mère. Je te verrai plus tard. »
   Sans attendre de réponse, Pierre se précipita vers les appartements d’Anissia. La lueur d’inquiétude qui venait de passer dans les yeux de Pierre n’avait pas échappé à Marie et la hâte avec laquelle il grimpait l’escalier n’était pas faite pour la rassurer. Elle attendit prudemment que son père soit hors de sa vue avant de monter à son tour l’escalier.  

   Quelques instants plus tard, l’oreille collée contre le panneau de bois qui la séparait de ses parents, Marie entendait pour la première fois de sa vie sa mère supplier son père.   
   « Monsieur, je vous en prie, laissez moi rester ici. C’est vous que Son Excellence veut voir, pas moi. Ne m’obligez pas à vous suivre, je vous en supplie.
   - Anissia chérie, cesse de pleurer je t’en prie. Tu dois comprendre que les filles ont le droit de connaître leurs racines, Marie en particulier.
   - Marie ! Justement, vous devriez songer à la protéger y compris, et surtout, d'elle-même. Elle est bien trop fragile pour ce voyage. 
   - Marie est plus forte qu'il n'y paraît, ma chérie.
   - Marie est une petite fille à l'imagination bien trop fertile. Ce qu'elle ne manquera pas de découvrir ... 
    - Ce sera à nous de gérer tout cela au mieux. Nous aurions peut-être dû lui révéler certaines choses depuis longtemps.
   - Oh, Monsieur, non ! Vous savez à quel point tout cela me fait encore souffrir ...»
   Le cœur battant à tout rompre, les jambes flageolantes, Marie ne s’était jamais sentie aussi près de découvrir un pan de cette vérité qui lui échappait depuis toujours. La conversation reprenait.
   « Mon amour, tu sais à quel point ce voyage est inespéré pour moi.
   - Monsieur, je sais très bien qu’il n’est pas question pour vous de rater une si belle occasion : revoir Son Excellence et sa famille, voyager en compagnie d’Alexandre Ivanovitch pour son retour en Russie, assister aux retrouvailles ... Je comprends aussi votre souhait de partager ces moments avec vos filles mais ...
   - Anissia, il n’y a pas de « mais »
   - Partez avec elles et laissez-moi. Son Excellence comprendra.
   - Son Excellence comprendra, oui mais moi non ; Anissia ne peux-tu me faire confiance ? Suivre ton mari ne te semble-t-il pas faire partie de tes devoirs ? Je n’ai jamais rien exigé, ma chérie, mais tu ne peux pas me refuser ce qui sera certainement le dernier de mes grands voyages, ma dernière occasion de revoir tous ces gens si chers à mon cœur. Vivre cette expérience sans toi n’aurait aucun sens.
   - Monsieur, je sais tout ce que je vous dois et pour rien au monde je ne voudrais me montrer ingrate mais j’ai si peur. Si peur ! »
    Un long silence fit comprendre à Marie à quel point Anissia était émue, elle imaginait son père prenant sa mère dans ses bras pour la consoler, la calmer, la rassurer surtout. De quoi sa mère pouvait-elle avoir si peur ? Soudain, Marie se prit à penser que sa mère ne ressemblait plus du tout à ce terrible Tsar auquel elle la comparait d’ordinaire mais bien au contraire à une pauvre petite fille terrorisée. Une enfant si terrifiée qu’elle continuait à s’opposer avec l’énergie du désespoir à la décision de son mari.
   « Je vous en prie, Monsieur, laissez-moi ici.
    - Anissia, il n’en est pas question ; je ne me passerai pas de toi pendant des mois. Et puis surtout, il est temps pour toi de retourner affronter les ombres de ton passé. 
   - S’il ne s’agissait que de Son Excellence et de ceux d’Oblodiye ... mais il s’agit d’un mariage ; ils seront tous là. Piotr Ivanovitch, Son Altesse ...
   - Quand je parlais d’affronter c’était à eux que je pensais. A qui d’autre ?
   - Les ombres sont nombreuses. Je suis si faible. »
   Derrière la porte, Marie entendit clairement son père éclater de rire.
   « N’importe quel argument mais pas celui-là, mon amour. Tu es la femme la plus forte qu’il m’ait été donné de rencontrer sur cette Terre.
    - Vous vous moquez. Sans vous j’étais morte. Avez-vous oublié dans quel état ...
   - Je n’ai rien oublié. Tu as été une reine, ma chérie. Tu as fait trembler les plus grands. Leur haine a été à la mesure de leur amour et de leur peur.
   - Chut ! Taisez-vous, je vous en prie. 
   - Écoute, ma douce, cette fois nous les affronterons ensemble. Il m’est avis que tu n’es pas la seule à craindre ces retrouvailles. Et puis toi au moins tu as la conscience tranquille. C’est même là ta plus grande force et ta principale arme dans cette bataille que tu sembles craindre. Si bataille il y a ; tu pourrais bien avoir des surprises, des redditions ... »
   Cette fois, ce fut Anissia qui se mit à rire.
   « Des excuses ! Ne rêvez pas, Monsieur ! 
   - Je ne rêve pas. Son Excellence peut beaucoup et un mariage est une occasion inespérée de faire la paix. »
   Un dernier silence précéda la reddition d’Anissia.
   « Je vous obéirai, Monsieur, pour l’amour de vous je retournerai en Russie. Il se peut que vous ayez raison ; il est temps d’affronter mon passé. J’espère seulement que nous réussirons à protéger Marie. »

   Dans le couloir, une petite fille se tenait adossée au mur ; totalement perdue, elle n’était plus du tout aussi sûre de ce qu’elle voulait. Ce voyage qui le matin même la transportait de bonheur commençait à l’effrayer mais ce qui la perturbait le plus c’était bien la nouvelle image sous laquelle sa mère venait de lui apparaître. Comment accepter l’idée que cette femme si exigeante avec elle, si sévère, pouvait se montrer fragile, craintive et surtout extrêmement préoccupée par le bien-être de sa fille, telle une mère aimante.

3 -  Tous les noms russes se composent d’un prénom, d’un patronyme (basé sur le prénom du père) et d’un nom de famille.

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