jeudi 31 décembre 2015

CHAPITRE 11 : LA ROUTE DE MOSCOU  

    Marie avait perdu le compte des jours qui s’étaient écoulés depuis son enlèvement ; maintenant ils se ressemblaient tous. Liova évitait les villages et même les chemins un peu trop fréquentés ; Marie et lui chevauchaient donc la plupart du temps à travers les forêts ou les champs, s’arrêtant pour dormir à la belle étoile ou bien dans quelque cabane abandonnée. 
   Peu à peu la petite parvenait à faire entendre raison à son ravisseur. Il avait ainsi renoncé à l’attacher et à la bâillonner quand il partait seul en quête de nourriture, admettant enfin que sans lui, Marie avait bien peu de chance de survivre au milieu des bois et qu’il était donc de son intérêt de l’attendre sagement.  
   A vrai dire, Marie était bien trop terrifiée par ses départs pour chercher à le fuir ; elle craignait plus que tout les loups dont elle entendait parfois les hurlements résonner à travers les bois. Liova avait eu beau lui expliquer que la plupart du temps ces animaux se montraient extrêmement craintifs, ne se rapprochant des hommes que par nécessité l’hiver, dès son départ elle se réfugiait dans un arbre et n’en descendait qu’en entendant le galop de son cheval.
   Ce qu’elle n’avait pas encore compris c’était que les loups peuvent aussi se déguiser. Ce jour-là, alors qu’elle attendait Liova depuis ce qui lui semblait être des heures, elle entendit un cheval arriver. Soulagée, elle sauta à terre et allait se précipiter au-devant du cavalier quand elle s’arrêta net : un inconnu se tenait devant elle. Tout d’abord quelque peu surpris par l’apparition de la petite sauvageonne, l’homme reprit rapidement ses esprits. Il commença par regarder tout autour de lui, puis mit pied à terre, toujours sans un mot. Instinctivement, Marie recula ; l’homme n’avait rien de particulièrement inquiétant pourtant, il souriait même, mais la barbe qui lui mangeait les joues et ses petits yeux profondément enfoncés dans leurs orbites lui donnaient un air sournois et calculateur qui déplaisait à la petite fille.
   « Bonjour, petite. Dis-moi ; que fais-tu seule par ici ?
   - Je ne suis pas seule. Je voyage avec mon oncle.
   - Ah, oui ? Je ne vois personne, moi.
   - Il est parti au village, il va arriver.
   - Et bien, je vais l’attendre avec toi, d’accord ? »
   Il était difficile de dire non sans provoquer directement l’inconnu, Marie opta donc pour un silence prudent.
   « Alors, tu ne m’offres rien à manger ?
   - Nous n’avons plus rien, c’est pour cela qu’Oncle Liova est allé chercher de la nourriture. »
   En prononçant ces mots, Marie se rendit compte qu’elle ne mentait pas tout à fait ; pour elle Liova était devenu tout autre chose qu’un inconnu.
   « Ce n’est pas grave, nous allons trouver autre chose à faire. Tu sais que tu es bien jolie, toi. »
   L’homme venait de s’emparer de son bras et commençait à l’attirer vers lui. Totalement paniquée, Marie essayait de fuir mais une main de fer l’emprisonnait, lui meurtrissant le poignet. Elle avait beau prier intérieurement, Liova ne revenait toujours pas. 
   « Allez, ne fais pas ta mijaurée, tu vas adorer ça.
   - Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Non, je vous en prie, non ! »
   Déjà des mains pressantes commençaient à soulever ses jupons. Marie se mit à hurler et à se débattre, griffant l’homme jusqu’au sang.
   « Sale petite garce ! Tu vas me le payer ! »
   Un coup de poing lui coupa le souffle. Sans avoir eu le temps de réaliser, elle se retrouva à terre, l’homme couché sur elle. De nouveau, les énormes mains cherchèrent ses cuisses pendant que le souffle aviné de l’inconnu lui soulevait le cœur. Le pire pourtant c’était le regard de l’homme ; terrible d’avidité et de cruauté réunies, il confinait à la folie. Marie ferma les yeux. Ecrasée sous le poids de son agresseur, elle sentait ses forces l’abandonner quand soudain, elle se retrouva totalement libre. Elle ouvrit les yeux juste à temps pour voir l’homme tomber à côté d’elle ; la gorge tranchée. Horrifiée, elle recula, sans pouvoir détacher son regard du cadavre de l’homme qui gisait maintenant à ses côtés. Une main se posa alors sur ses yeux, tandis qu’une autre lui caressait les cheveux.
   « Tout va bien, Princesse. Je suis là. »
   Ce ne fut qu’en entendant sa voix que Marie réalisa enfin que Liova se trouvait à ses côtés ; elle se réfugia contre sa poitrine avant d’éclater en sanglots. Il la laissa d’abord pleurer à son aise avant de la repousser doucement.
   « Princesse, il faut y aller maintenant. »
   Comme la petite s’accrochait encore à lui, il eut un geste incroyable ; il l’embrassa tendrement sur le front. Abasourdie, Marie cessa de pleurer. Liova en profita pour la prendre dans ses bras avant de la déposer sur le cheval. Ce soir-là, ce fut en serrant très fort la main de celui qu’elle considérait plus comme son compagnon d’aventures que comme son ravisseur que la petite s’endormit.

   Pourtant, le voyage lui réservait encore d’autres mauvaises surprises. Trois jours seulement s’étaient écoulés depuis l’agression subie par Marie et il fallait de nouveau trouver de quoi manger. Quand Liova lui annonça la nouvelle, la réaction de la petite fut si désespérée qu’il se laissa fléchir et décida de l’emmener avec lui. Plutôt que de prendre le risque d’entrer dans un village, il choisit d’attendre de trouver une maison isolée. 
   La chance finit par leur sourire ; peinte en jaune, perdue au milieu d’un bosquet de bouleaux, au bord d’un ruisseau, apparut une petite maison entourée d’un poulailler, d’une petite grange et d’un potager. En entendant un cheval arriver, une vieille femme sortit rapidement sur le seuil de sa porte avant de disparaitre de nouveau à l’intérieur. Liova et Marie venaient de mettre pied à terre et se dirigeaient vers la maison quand la femme réapparut ; entre ses mains une coupelle de sel et du pain : le traditionnel accueil russe.
   Les deux « vagabonds » y virent un excellent signe et Liova s’empressa de saluer celle qui pouvait peut-être devenir leur hôtesse. 
   « Babouchka, peux-tu nous vendre quelques morceaux de pain, un peu de lard, des pommes de terre, enfin de quoi nous nourrir quelque temps ? J’ai de quoi te payer. »
   Avant que Liova ait eu le temps de sortir sa bourse, la femme lui répondait déjà.
   « Bien sûr que je peux vous donner des provisions mais avant je veux que vous déjeuniez avec moi. Et que vous restiez pour la nuit aussi.
   - Babouchka, je n’en demande pas tant. Nous ne voulons pas te déranger.
   - Me déranger ? Mais non, bien au contraire, je suis ravie d’avoir de la compagnie. Je m’ennuie parfois beaucoup ici. J’insiste.»
  
   Pour le plus grand plaisir de Marie, Liova après avoir réfléchi quelques instants, accepta l’offre de la vieille paysanne. L’endroit était agréable, suffisamment isolé pour être à la fois reposant et sûr, l’hôtesse ne représentait évidemment aucun danger et la perspective de manger quelque chose de chaud avant de passer une nuit à l’abri ne pouvait que les tenter tous les deux. 
   Le dîner fut simple mais excellent, leur hôtesse savait se montrer intéressée sans être trop curieuse et les histoires qu’elle commença à leur raconter après le repas passionnèrent Marie. Avec elles, c’était tout le folklore de son nouveau pays que Marie découvrait. Le plus agréable pour la petite c’était que Liova, sentant le but de son voyage se rapprocher et comprenant qu’elle ne chercherait pas à fuir cet endroit, la laissait entièrement libre. 
   Ce fut pour cette raison qu’elle ne s’étonna pas de se retrouver seule à son réveil. Depuis son lit, elle entendait les voix de Liova et de la vieille femme. Debout en un clin d’œil, elle s’apprêtait à ouvrir la porte qui la séparait de la pièce principale quand ce qu’elle entendit la sidéra.
   « Laisse-la-moi, mon fils. Elle sera bien traitée et elle me tiendra compagnie.
   - Je ne peux pas, Babouchka ; Maritsa est ma nièce.  
   - Ecoute, le fait que je sois vieille ne veut pas dire pour autant que je sois stupide.
   - Que veux-tu dire ?
   - Cette histoire que tu m’as raconté hier, comme quoi ton maître avait besoin d’une nouvelle servante, qu’il s’était souvenu de ta nièce et qu’il avait demandé à son intendant de la lui envoyer à Moscou sous ta protection …
   - Oui, et bien ?
   - Je n’y crois pas une seconde.
   - Pour …
   - Pourquoi ? Parce que personne ne l’appelle Maritsa, elle n’aime pas ce diminutif, mais surtout parce que ses mains sont bien trop blanches, bien trop douces et ses manières sont celles d’une vraie « barinia » et …
   - D’accord ! D’accord ! Ecoute, tu ferais mieux …
   - Allons ! Mon fils, allons ! Tu vas me menacer maintenant ? Une vieille femme comme moi ? Quelle perte de temps ! Ecoute-moi plutôt.
Tu fuis. Quoi ? Je ne sais pas et cela ne me regarde pas. Ce que je sais c’est que la petite te retarde mais que tu ne veux pas l’abandonner n’importe où. Ici, elle sera en sécurité. 
   - Qu’as-tu à y gagner ?
   - Je te l’ai dit, elle me tiendra compagnie. Et puis, je me fais vieille, elle fera le travail que je ne peux plus faire.
   - Petite mère, ce n’est pas aussi simple. Je dois la renvoyer auprès de ses parents. Je le lui ai promis.
   - Promesse faite à une enfant !
   - Elle a assez souffert par ma faute.
   - C’est toi qui l’as enlevée sans doute ?
   - Oui mais maintenant je veux la libérer.
   - Mais pas trop tôt. Pour que tu aies le temps de te trouver une bonne cachette. Je peux la garder ce temps-là. De combien as-tu besoin ? Tu vas à Moscou, n’est-ce pas ? Tu y seras dans dix ou douze jours. Je la relâcherai à ce moment-là. 
   - Je ne sais pas … je … »

   Liova n’eut pas le temps d’achever sa phrase ; une petite tornade venait de s’abattre à ses pieds. Marie s’était emparé de ses mains et les couvraient de baisers.
   « Pitié, Liova, pitié ! Ne m’abandonne pas ! Ne me laisse pas là ! Jamais elle ne me relâchera ! Je lui serai trop utile. Je t’en prie ! Je t’en supplie ! Ne me laisse pas ! Je ferai tout ce que tu me diras. Je t’obéirai. Je ne créerai pas de problèmes. S’il te plaît … »
   Liova venait de retirer l’une de ses mains et soulevait doucement son menton ; les yeux couleur de miel étaient noyés de larmes.
   « Tout doux, Princesse. Calme-toi ! Relève-toi ! Viens-là ! »
   Tout en parlant, il avait relevé la petite et venait … de la faire assoir sur ses genoux ! Totalement abasourdie, Marie ne sut comment réagir pendant un instant puis elle finit par se laisser aller contre la poitrine de Liova, le laissant la rassurer.
   « Tu vas repartir avec moi. Je ne te laisserai pas, Princesse. Calme-toi ! Ne pleure plus ! »

   La mauvaise surprise suivante se produisit à peine une semaine avant leur arrivée à Moscou. Marie et Liova s’étaient réfugiés dans une cabane apparemment abandonnée pour fuir un orage et ils étaient en train d’essayer de se sécher quand la porte vola en éclats. Pour une fois, Liova avait enlevé sa chemise et se trouvait donc totalement désarmé, même le rasoir dont où il se servait quotidiennement se trouvait sur le manteau de la cheminée. Trois valets armés jusqu’aux dents les tenaient en joue et ce fut les mains liées dans le dos et bâillonnés que l’oncle et sa filleule firent la connaissance du « Barine » du domaine qu’ils venaient de profaner. On les avait trainés dans le village le plus proche ; le seigneur et maître des lieux se trouvait dans la maison du staroste.
   Marie aurait presque pu trouver qu’il s’agissait là d’un juste retour des choses et que Liova savait enfin ce qu’elle avait pu ressentir pendant de longues heures par sa faute. Seulement l’heure était bien trop grave pour penser à se moquer de Liova ; le barine devant lequel on venait de les pousser exigeait des explications et plutôt brutalement.
   « Maintenant tu vas me dire ce que vous faisiez ici tous les deux et vite ! » 
   Liova grogna à travers son bâillon. Le maître fit un signe à ses serviteurs et Marie et son « oncle » retrouvèrent leur voix.
   « Seigneur, ma nièce et moi nous voulions juste nous abriter de l’orage. Nous n’avons fait aucun mal.
   - Ça, c’est-ce que nous verrons. De toute façon, je peux vous faire passer l’envie de recommencer à trainer sur mes terres. 
   - Seigneur, je vous en prie, ayez pitié de nous. La petite avait très peur et …
   - Ce n’est pas cette petite garce qui va décider de ce que l’on a le droit de faire sur mes terres. 
   - Non, mais ça suffit maintenant ! Nous n’avons rien fait !»
   Dès qu’elle ouvrit la bouche, Marie put lire pour la première fois sur le visage de Liova un sentiment qu’il semblait ignorer jusque là : la peur. Elle mit un certain temps avant de comprendre ; c’était pour elle qu’il avait peur, pas pour lui. Il devait avoir fini par l’admettre ; elle ne le trahirait pas en disant la vérité. Pas maintenant ; elle avait appris à l’apprécier, il lui avait sauvé la vie plusieurs fois, ils étaient tout près de Moscou, elle serait bientôt libre …et puis ce barine était plutôt terrifiant ! Non, c’était évident, Liova n’avait pas peur qu’elle le trahisse, il avait peur qu’on lui fasse du mal à elle. Et il avait raison !
   « Qu’on l’attache à ce … Non, j’ai une meilleure idée, que son oncle la prenne sur son dos, je vais donner le fouet à cette garce, elle apprendra le respect que l’on doit aux maîtres.» 
    Marie comprit soudain avec terreur ce qui l’attendait ; deux valets venaient de lui délier les mains et de déchirer son corsage dans le dos. Ce qu’elle entendit ensuite lui fit oublier sa peur en lui coupant la respiration : Liova suppliait pour elle. Son émotion était bien réelle.
   « NON ! Pas ça, Barine, par pitié ! Pas ça. Si vous lui donner le fouet, Seigneur, elle mourra ; elle est si jeune, si fragile. »
   Les valets venaient de lui délier les mains afin qu’il puisse hisser Marie sur son dos. Ils essayaient de l’obliger à se mettre en position mais lui continuait à essayer de faire fléchir le barine.
   « Fouettez-moi à sa place ! Je vous en supplie ! Autant que vous voudrez. Autant que vous pourrez. C’est ma nièce, c’est à moi de payer pour elle. Par pitié, Seigneur ! Par pitié ! »
   Mais le Seigneur restait insensible à toute pitié. 
   « En place, et vite !
   - Tu ne me laisses pas le choix ! »
   La voix était méconnaissable. Marie comprit immédiatement : Liova était redevenu un tueur. Profitant de ses mains libres, il venait de s’emparer d’un des pistolets pendant à la ceinture du valet le plus proche et en menaçait le noble en face de lui. 
   « Dis leur de lâcher leurs armes et vite !
    - Jamais tu n’oseras. 
   - Tu crois ça ? Après ce que tu voulais faire à la petite ? Regarde!»
   Liova venait de récupérer sa dague que le valet avait négligemment passée à sa ceinture. Avant que le barine et ses serviteurs aient eu le temps de réaliser, il venait de s’en servir pour trancher la gorge de l’imprudent. Un cri d’horreur unanime courut parmi les valets, plusieurs lâchèrent leurs armes même avant que le barine ne se décide à leur en donner l’ordre. Marie avait déjà compris ce que Liova attendait d’elle ; dès que les valets l’eurent lâchée, elle se précipita pour ramasser leurs armes, les fourrant comme elle pouvait dans ses jupons relevés. Ensuite, elle sortit de la pièce, puis de la maison ; les villageois s’étaient rassemblés, attendant avec curiosité de voir le sort que l’on réserverait aux deux vagabonds mais la petite les ignora. Fendant la foule, elle retrouva leur cheval et l’approcha de la maison. Personne n’essaya de l’arrêter, faute d’ordres de leur barine, les moujiks ressemblaient à de grands enfants, incapables d’initiative.
   Marie prit le temps de mettre les armes dans les fontes de la selle avant de se hisser elle-même sur le dos de l’animal. Ensuite seulement, elle appela tranquillement.
   « Liova ! Liova ? »
   Un coup de feu lui répondit. Très vite, Liova sortit de la maison à son tour et sauta en selle avant de mettre le cheval au galop.
   « Tu l’as tué ?
   - Blessé seulement, ça occupera beaucoup plus ses serviteurs. Le temps qu’ils mettront à trouver un médecin, à le ramener au château … ils ne seront pas à nos trousses.
   - Tu penses toujours à tout.
   - Tu commences à très bien te débrouiller, tu sais. Quel sang-froid, tout à l’heure, leurs armes, le cheval …
   - Liova ?
   - Oui ?
   - Merci. Je suis désolée de … de ne pas avoir su me taire. Je … je nous ai mis en danger. 
   - Au moins, tu le reconnais.
   - Liova ?
   - Oui ?
   - Ta famille … c’est un barine qui l’a massacrée, n’est-ce pas ? »
   Un long silence suivit la question. Marie commença à penser qu’elle avait mis Liova en colère ; pendant tout le voyage, à chaque fois qu’elle avait voulu en savoir davantage sur sa famille, il l’avait rabrouée, parfois très durement. Elle n’osait pas se retourner pour voir l’expression de son visage et fixait la route, prête à lui demander de l’excuser quand elle l’entendit lui répondre d’une voix blanche qu’elle ne lui connaissait pas.

   « Oui, Princesse. A coups de fouet. »   

 11 - Babouchka=Grand-mère. Surnom affectueux.

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