mardi 29 décembre 2015

CHAPITRE 6 : PIOTR IVANOVITCH 

   Plus les jours passaient et plus Anissia redevenait nerveuse. L’accueil plus que chaleureux que Vania et toute sa famille lui avait réservé l’avait mise totalement à l’aise et c’était avec un plaisir bien réel qu’elle avait retrouvé les promenades qu’elle avait découvertes lors de son premier séjour à Oblodiye. Mais maintenant que l’arrivée de Piotr était imminente la peur recommençait à lui tordre le ventre. 
   Pourtant une chose la réconfortait vraiment ; le changement d’attitude de sa fille Marie. Depuis le début de leur séjour chez le Comte Simonov la petite cherchait de plus en plus le contact avec elle et se montrait bien différente : presque tendre et attentionnée. A vrai dire, ce changement d’attitude remontait au jour où Anissia avait rencontré Marie se promenant en compagnie de Vania.
   Alors que sa mère commençait comme à son habitude par lui adresser des reproches, lui faisant remarquer que le Comte n’avait pas de temps à perdre avec une enfant de dix ans, Marie s’était précipitée vers elle et l’enserrant de ses bras lui avait murmuré :
   « Maman, je vous aime. Je vous aime tant ! »
   Totalement abasourdie, Anissia qui s’attendait à des protestations, voire à de l’insolence larvée, en resta sans voix. En relevant les yeux, elle croisa le regard de Vania ; les yeux bleus pétillaient de malice.
   L’épisode n’avait pas été le seul et Anissia commençait à s’habituer à ces manifestations de tendresse aussi soudaines qu’inhabituelles chez sa fille aînée. Pierre et elle appréciaient aussi les efforts d’obéissance de Marie ce qui, ajouté au caractère naturellement agréable de la petite leur rendait le séjour infiniment plus facile qu’ils ne l’avaient d’abord imaginé. Même les éternelles questions de la fillette avaient cessé mais sur ce point les avis des parents divergeaient. Pierre pensait que Marie était tout simplement trop occupée par son nouvel environnement pour continuer à se poser des questions sur le passé de sa mère. Anissia, elle, se disait que la petite trouvait ailleurs ses réponses et soupçonnait Vania de ne pas s’être montré aussi discret qu’elle l’aurait souhaité. Elle ne lui en voulait pas vraiment, certaine qu’il saurait où s’arrêter et qu’il agissait au mieux de leurs intérêts à elle et à Marie. Le seul point sur lequel Pierre et Anissia se rejoignaient en ce qui concernait la curiosité de Marie c’était que l’arrivée de Piotr serait le moment de tous les dangers. Ce qui bien sûr ne faisait qu’augmenter la nervosité de celle qui aurait voulu n’être que la simple Madame de Fronsac.

   Bien évidemment, ce qu’elle craignait le plus se produisit : ce fut sans elle que Marie fit la connaissance de Piotr Ivanovitch. Son arrivée était annoncée pour le lendemain et Anissia se sentait tellement nerveuse qu’elle était partie se promener à cheval en compagnie de Pierre.
   Quand le carrosse se présenta dans la cour d’honneur du château ce fut Sacha qui se trouvait dans le parc en train de jouer en compagnie de ses fils et de Marie qui se trouva le premier à en découvrir les occupants. Ce furent d’abord deux fillettes qui posèrent le pied sur le fin gravier bientôt suivies de celle qui devait être leur mère.   
   Pendant que la nuée habituelle des valets entourait le carrosse, Sacha et les enfants s’approchaient tranquillement. Le jeune homme s’apprêtait à saluer les nouvelles arrivantes, curieux de connaître leur identité, quand il s’arrêta net. Inquiets les enfants suivirent son regard ; un homme était en train de descendre à son tour du carrosse. A vrai dire rien dans l’apparence de l’inconnu ne semblait devoir attirer l’attention : ni sa taille, ni sa corpulence, ni ses cheveux châtains, ni même son âge assez indéfinissable. Pourtant son prénom murmuré par Sacha suffit à faire battre la chamade au cœur de Marie.
   « Piotr ! »
   Depuis le début, l’aîné avait les yeux fixés sur son cadet. Il semblait réfléchir, hésiter même mais quand leurs regards se croisèrent, il lui sourit et tout devint évident ; les deux frères se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre. Pendant ce temps, les enfants attendaient, tout intimidés, sous le regard vaguement gêné de la mère et de ses deux filles.
   Enfin, Piotr s’écarta et se décida à faire les présentations.
   « Sacha, je sais bien que je me suis souvent contenté de directives professionnelles dans mes courriers mais je t’ai tout de même annoncé mon mariage et la naissance de mes filles. Laisse moi maintenant te les présenter : Olga ma femme et mes filles Natacha et Svetlana. »
   Pendant que Sacha et Olga se saluaient, Piotr reprit sur un ton beaucoup plus hésitant.
   « J’imagine que ce sont tes enfants … même si tu n’as … tu n’as jamais voulu m’en parler par courrier. Par pudeur peut-être … Pour me punir sans doute … Non, ne proteste pas ; tu avais parfaitement le droit de penser que ta vie privée ne me regardait pas. Après ce que j’ai essayé de faire ; te séparer de Sonia …
   - Il y a longtemps que tout ça est oublié, Piotr. Tu nous as sauvés la vie à tous les deux il y a dix ans, c’est tout ce qui importe. Je te présente Vania qui a huit ans et Piotr, quatre ans. C’est en lui donnant la vie que Sonia …
   - Je sais, Sacha. Je suis désolé. Piotr, dis-tu ?
   - Oui, Piotr. Tu vois bien …
   - Et voici sûrement l’aînée … ta fille … »
   Marie avait observé Piotr jusqu’à ce qu’il se tourne vers le petit groupe dont elle faisait partie. A partir de cet instant, elle s’était sentie beaucoup trop nerveuse pour oser le dévisager mais il n’était pas possible de l’ignorer plus longtemps ; elle leva les yeux …et le vit blêmir.
   « Kochka, l’entendit-elle murmurer.
   - Quoi ? Qu’est-ce que tu dis, Piotr ? Je te présente ma filleule Marie de Fronsac. Je pense que Père t’a raconté ce qui …
   - Oui. Oui. Je … On m’a raconté. »
   Le moins que l’on pouvait dire c’était que Piotr était au moins aussi nerveux qu’elle pouvait l’être et bien plus perturbé qu’elle n’aurait jamais pu le penser. Un chat ? Pourquoi avait-il parlé d’un chat en la découvrant ? En tous cas, il semblait maintenant vraiment pressé d’en finir avec elle et se lança avec sa femme et Sacha dans une conversation vite interrompue par l’arrivée du reste de la famille pressée d’assister aux retrouvailles.

   Une heure plus tard, les nouveaux arrivants étaient bien installés et venaient de redescendre au salon pour y retrouver tout le monde en attendant le dîner quand Pierre de Fronsac fit son apparition. Marie qui se tenait aux côtés de son parrain fut surprise par l’expression de dureté de son visage. Profitant du silence qui s’était fait à son entrée, Pierre fit son annonce.
   « Madame de Fronsac vous prie de l’excuser mais elle ne pourra dîner avec nous. Un léger malaise. »
   Le reste de la conversation ressembla à une comédie où personne n’était dupe mais où tout le monde tenait à ménager les apparences.
   « Rien de grave, j’espère.
   - Non, je vous remercie. De la fatigue. Une promenade plus longue que prévu. Rien de sérieux.
   - Si vous avez besoin d’un médecin …
   - Non, merci, cela ne sera pas nécessaire. »
   Marie les observait les uns et les autres, gênés, inquiets ou curieux ; tous manifestaient leurs émotions seul Piotr était resté imperturbable. Il était pourtant évident que lui, plus que tout autre, comprenait que le malaise d’Anissia était directement lié à sa présence au château. La petite fille se sentait flouée, inconsciemment elle en voulait à sa mère de se montrer lâche, de fuir la rencontre avec celui qui semblait avoir joué un rôle si important dans sa vie. Enfin, Piotr se décida à prendre la parole à son tour.
   « Monsieur, je voudrais vous faire une demande un peu particulière. »
   Marie attendait anxieusement la suite quand son regard croisa celui de son père. Jamais elle n’avait lu autant de dureté dans les yeux si aimants de cet homme ; Pierre de Fronsac avait beaucoup de mal à supporter de voir sa femme continuer à souffrir par la faute de l’homme qui venait de s’adresser à lui. Sa voix, coupante comme de la glace, surprit tous ceux qui le connaissaient.
   « Excellence, je suis tout disposé à vous écouter. Je vous demande seulement de me permettre d’abord d’éloigner Marie. »
   Pendant que Piotr, surpris par le ton de Pierre, lui faisait signe de poursuivre, Marie se levait déjà d’elle-même ; pour rien au monde elle n’aurait voulu compliquer la tâche de son père en cet instant. L’effort d’obéissance qu’elle s’imposait était immense et c’était la mort dans l’âme qu’elle se préparait à sortir quand Pierre l’attira à lui avant de l’embrasser tendrement.
   « Va rejoindre tes sœurs, ma chérie. Nous nous verrons demain. »

   Le lendemain justement, Marie se précipita vers les appartements de ses parents mais Anissia était toujours enfermée dans sa chambre et la servante qui l’en avertit lui précisa que son père se trouvait dans le parc. La petite se dépêcha d’aller le retrouver ; elle le trouva près de la grande haie qui séparait le jardin à la française du parc lui-même. Elle accourut vers lui et ne perdit pas de temps pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.
   « Papa, dîtes moi, pourquoi Maman est-elle toujours dans sa chambre ? Est-elle très malade ?
   - Non, ma chérie. Juste un peu de fatigue »
   Il était difficile d’accuser son propre père de mensonge pourtant Marie n’était pas dupe.
   « Père, voyons, Maman est si jeune ; comment pourrait-elle être fatiguée alors que vous-même … »
   Pierre s’était mis à rire.
   « Charmante façon de me faire remarquer mon grand âge !
   - Oh, Papa, non ! Pardonnez-moi !
   - Je ne suis pas fâché, ma chérie.
   - Père, avouez tout de même que si Maman reste dans sa chambre c’est parce qu’elle n’a pas envie de …
   - Marie, tout ceci ne te regarde pas. »
   Le ton était devenu plus sec pourtant la petite persista.
   « De toutes façons, elle ne pourra pas y rester jusqu’au mariage ! »
   Alors qu’elle s’attendait à une sévère réprimande de la part de son père, ce fut une toute autre voix qui retentit à ses oreilles.
   « C’est bien ce que j’ai l’intention de faire comprendre à Madame votre mère. »
   Marie sursauta mais le doute n’était pas permis ; c’était bien Piotr Ivanovitch qui venait d’apparaître de derrière la haie.
   « Si vous en êtes toujours d’accord, Monsieur.
   - Je vous l’ai déjà dit hier, Excellence ; je ne vois aucune objection à ce que vous parliez en tête à tête avec ma femme. Elle vous attend. »
   La petite n’en croyait pas ses oreilles ; Anissia avait finalement accepté de revoir celui qui lui faisait si peur, seule, sans l’aide de son mari ! Après tout peut-être trouvait-elle plus facile de l’affronter sans témoins.
   « Marie, conduis son Excellence auprès de ta mère, je te prie. »
   L’occasion était inespérée pour essayer d’en apprendre davantage. Marie s’inclina donc devant Piotr, attendant qu’il veuille bien la suivre mais le marchand semblait vouloir dire autre chose à Pierre, se justifier peut-être …
   « Monsieur, je voudrais …
   - Allez, Excellence, je crois que le plus tôt sera le mieux.
   - Excellence … voilà un mot bien pompeux pour …
   - Je n’en vois pas d’autre pourtant.
   - Je comprends, Monsieur. J’y vais. »
   
   Marie pénétra dans le château, Piotr Ivanovitch sur ses talons. Contrairement à son habitude, la petite demeurait silencieuse. Intimidée par cet inconnu qui semblait pourtant jouer un rôle si important dans la vie de sa famille, elle n’avait jamais entendu son père se montrer aussi mordant et en aurait presque été gênée pour Piotr tant sa tentative pour s’expliquer semblait sincère.
   Assise devant la porte d’Anissia, une servante attendait. En apercevant Piotr, elle frappa discrètement avant d’ouvrir la porte et de s’effacer devant lui. Elle se préparait à se rasseoir quand Anissia lui demanda d’aller lui chercher du thé. La servante referma doucement la porte avant de disparaître en direction des cuisines. Marie qui s’apprêtait à repartir comprit qu’elle n’aurait pas de meilleure occasion d’en apprendre davantage : elle s’approcha de la porte et sans hésiter y colla son oreille. Les salutations étaient terminées et la conversation commençait tout juste.
   « J’espère que vous vous portez mieux, Madame. Je ne voudrais pas vous causer trop de fatigue supplémentaire par ma visite.
   - Je vais mieux, Monsieur, mais je vous en prie, soyons honnêtes l’un envers l’autre ; vous et moi savons qu’il n’est pas question de fatigue mais de bien autre chose.
   - Justement, Madame. Vous savez comme moi que cette situation ne peut se prolonger. Tous ici nous avons attendu pendant dix ans le bonheur de revoir Sacha. Rien ne doit venir ternir ces instants merveilleux. Vous et moi nous devrions pouvoir parvenir à trouver une sorte de consensus, une façon de nous comporter en société. Le temps a fait son œuvre ; nous devrions pouvoir oublier.
   - Oublier ! Vous plaisantez. Comment puis-je oublier alors qu’à chaque fois que je regarde ma fille Marie je repense aux conditions dramatiques dans lesquelles elle est venue au monde ? 
   Derrière la porte, Marie était devenue blême ; elle se rendait compte qu’une fois de plus elle se retrouvait au centre des préoccupations de sa mère. Dans la pièce, un silence avait suivi les paroles d’Anissia. Puis Piotr reprit … d’une voix tout à fait différente.
   « Kochka, tu dois me croire, j’ignorais que tu étais enceinte. Je … je n’aurais pas …
   - Bien sûr que vous ignoriez tout ; je m’apprêtais à vous le dire au lendemain de notre plus belle nuit d’amour quand vous m’avez jetée dehors avant de décider de me détruire. 
   - Ecoute, tu dois comprendre, je …
   - Cessez de me tutoyer. J’aurais tout donné pour … »

   Marie n’en entendit pas davantage. Prise de nausées, elle venait de se précipiter hors du château. Les mots tournaient et retournaient dans sa tête mais il n’y avait aucun moyen de leur faire dire autre chose que l’atroce vérité : Anissia était enceinte quand elle avait fui Moscou. Piotr Ivanovitch était donc son père ! D’ailleurs, tout l’indiquait ; le tutoiement, le surnom … Maintenant, elle comprenait pourquoi Piotr avait murmuré « Kochka » en la voyant ; elle avait les mêmes yeux que celle qu’il surnommait ainsi, celle qui était sa maîtresse : sa mère. 

   Une nausée plus forte la plia en deux alors qu’elle traversait la prairie en direction de la forêt toute proche ; l’image de Pierre de Fronsac venait de traverser son esprit. Son père ! Son père adoré ! Il n’était rien pour elle ! La douleur était insupportable et le poison lent mais efficace pénétrait son cœur ; des réflexions d’Anissia lui revenaient en mémoire, son insistance à lui demander de respecter le nom de son père, sa perpétuelle comparaison avec ses sœurs … Pierre savait qu’elle était enceinte, il avait accepté … la bâtarde, lui avait donné son nom, son amour. Pas une fois, il ne lui avait fait de réflexion, au contraire, il semblait préférer sa compagnie à celle de ses sœurs. Mais elle était la fille de l’autre !

8 - Kochka : le chat 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire