jeudi 31 décembre 2015

CHAPITRE 15 : DE DIFFICILES JOURNEES

   La nuit avait été longue et reposante, aussi ce fut paisiblement que Marie s’éveilla ce matin-là. La perspective de visiter la ville en compagnie de Piotr la fit littéralement bondir hors de son lit. Un immense sourire illuminait son visage quand elle se présenta sur le seuil de la cuisine.
   Un sourire qui disparut rapidement : nulle trace de Piotr. Danka et Ludmila s’affairaient autour des fourneaux, Marfa aidait Yémélia à ranger le bois qu’il venait de couper dans la réserve. Un bol semblait attendre la petite fille mais tout le reste semblait en ordre.
   « Marfa, Son Excellence ne vient-elle pas déjeuner ?
   - Le maître est déjà parti travailler, Barinia.
   - Quoi ? Mais il devait m’emmener voir ses bureaux, je …
   - Vous étiez fatiguée, Maria Petrovna. Demain, peut-être … Voulez-vous un peu de thé ? »
   Terriblement déçue, Marie fit contre mauvaise fortune bon cœur et s’installa devant l’énorme pile de crêpes que la gouvernante venait de déposer sur la table à côté du bol.

   Quelques minutes plus tard, vaguement réconfortée par le repas, la petite fille fit une autre tentative … qui se solda par une nouvelle déception.
   « Tout à l’heure, nous irons nous promener pour essayer de me trouver d’autres vêtements, n’est-ce-pas ? 
    - Barinia, c’est que … »
   La gouvernante semblait extrêmement gênée. Enfin, elle se lança.
   « Irina est partie en acheter pour vous. 
   - Mais pourquoi ? J’aurais pu … choisir, regarder, voir la ville …
   - Barinia, le maître ne veut pas que vous sortiez sans lui. 
   - Mais …
   - Il a expliqué que vous aviez été enlevée par le brigand qui est à la cave, que vous aviez failli mourir plusieurs fois, que …
   - Marfa, je veux au moins aller un peu dans le quartier.
   - Maria Petrovna … le maître a aussi dit que vous … que vous essaieriez peut-être de … d’insister. Il y a deux gardes dans la maison. »
   Marie était furieuse de voir à quel point les ordres de Piotr étaient stricts et à quelle impuissance elle était réduite mais sa fureur fut à son comble quand elle demanda à voir Liova.
   « Barinia … le maître ne veut pas. Grigori le surveille et a l’ordre de vous empêcher de l’approcher. »
   Incapable d’en supporter davantage, Marie courut se réfugier dans sa nouvelle chambre d’où elle n’accepta de sortir qu’au bout de deux heures.  
   La gouvernante était en train de broder du linge ; elle leva à peine les yeux à son entrée, lui laissant l’initiative de la conversation.
   « Marfa, je pourrais avoir encore du thé, s’il te plaît ?
   - Bien sûr, Barinia. »
   Pendant que Marfa la servait, Marie poursuivit.
   « Quelle chambre ma mère occupait-elle ici ? »
   Surprise un instant par la question, Marfa se reprit avant de répondre.
   « Celle juste à côté de la vôtre. 
   - Son Excellence avait donné la chambre en face de la sienne à la servante qu’on venait de lui offrir ?
   - Co … comment savez-vous … Non, Anissia Vassilievna a d’abord logé à l’étage avec nous tous. C’est seulement après, au retour d’Oblodiye que …
   - Maman est allée à Oblodiye avec Piotr Ivanovitch ?
   - Nous y sommes tous allés. C’est … c’était une habitude de Son Excellence ; partir avec ses serviteurs chez son père.
   - C’est là-bas que Piotr Ivanovitch a décidé de tout lui apprendre?
   - Pas exactement, il avait déjà commencé à l’emmener dans ses bureaux et à lui apprendre à lire.
   - A lire ? C’est Piotr Ivanovitch qui a appris à Maman à …
   - Disons qu’il a commencé et que Monsieur votre père a continué.
   - A Oblodiye ?
   - Oui, Barinia. 
   - C’est là que tout a changé pour Maman.
   - En partie, oui. Au retour, elle n’était plus une servante mais l’associée du maître.
   - Pas seulement ça.
   - Barinia ! »
   La gouvernante semblait sincèrement choquée et tout ce que Marie put obtenir d’elle par la suite ne fut plus que bribes. Apparemment là aussi l’autorité de Piotr Ivanovitch pesait de tout son poids ; lui seul semblait avoir le droit de répondre à ses questions. Il fallait donc l’attendre. La suite de la journée promettait d’être d’un ennui mortel.

   Lorsque Piotr Ivanovitch rentra chez lui ce soir-la, Marie ne se précipita pas vers lui contrairement à ce qu’il s’imaginait. Elle se contenta de s’incliner poliment provoquant ainsi la curiosité du riche marchand.
   « Et bien, Marie, te voilà bien peu bavarde ce soir.
   - Je n’ai rien de particulier à raconter, Piotr Ivanovitch.
   - Voilà qui est étrange.
   - Peut-être parce qu’on ne m’a rien permis de faire.
   - Ah ! C’est donc ça !
   - Pourquoi m’avoir amenée jusqu’ici si je n’ai rien le droit de faire et …
   - Je te l’ai déjà expliqué.
   - Vous m’avez traitée comme une prisonnière. Vous …
   - Si vous le prenez comme ça, tant pis pour vous. »
   En un éclair, Marie entrevit à quel point elle se fourvoyait en persistant à bouder ; elle avait tout à perdre à commencer par la possibilité d’avoir enfin les réponses à ses questions. Elle se précipita contre lui et commença ses excuses.
   « Non, je vous en prie ! Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! J’ai seulement été très déçue de ne pas pouvoir vous accompagner aujourd’hui. Ne me punissez pas ! »
   Piotr souleva doucement le visage de Marie l’obligeant à croiser son regard.
   « D’accord, petite, mais attention tout de même ! »

   Le lendemain, Marie se le tint pour dit et eut ainsi le bonheur de suivre Piotr lors de sa deuxième journée à Moscou. Ils commencèrent par la visite de l’un des nombreux entrepôts dont le marchand disposait en ville. Emerveillée, la petite parcourut encore et encore les allées tracées dans l’immense salle, prenant un objet ici, le redéposant pour aller en chercher un autre, tâtant les étoffes, humant les parfums divers, s’émerveillant de tout.
   « Tu peux prendre tout ce que tu veux, ma chérie.
   - Tout, Piotr Ivanovitch ?
   - Oui, tout.
   - C’est que … à vrai dire … je ne veux rien, merci.
   - Rien, vraiment ?
   - Non, merci. Il n’y a que des choses merveilleuses ici mais je ne saurais pas choisir. Je n’ai besoin de rien, je suis déjà très heureuse d’être ici en votre compagnie  
   - C’est amusant, c’est à peu près ce que ta mère a dit.
   - Maman est venue ici ?
   - Oui, dans ce même entrepôt. La vérité c’est que dès ce moment-là, elle savait ce qu’elle voulait : apprendre comment en avoir autant. Ce qui l’intéressait ce n’étaient pas les cadeaux que je pouvais lui offrir mais bien de découvrir comment tout obtenir par elle-même. »
   Marie était un peu interloquée par ce qu’elle entendait, elle chercha à obtenir la confirmation de ce qu’elle soupçonnait.
   « On dirait qu’elle vous a déçu, surpris en tous cas.
   - Disons que j’ai peu à peu compris qu’elle n’était pas la jeune fille effrayée qu’elle paraissait être le premier jour. C’est … c’était en tous cas, une femme ambitieuse et terriblement intelligente. »
   Comme Marie restait songeuse, essayant d’imaginer Anissia treize ans auparavant, Piotr sembla penser qu’il était allé un peu loin.
   « Marie, ne pense plus à tout ça ! Regarde, moi, j’ai eu une idée pour toi ! »
    Dans sa main venait d’apparaître une véritable merveille : une boîte à bijoux dont le couvercle était fait d’ambre. Fascinée par le chatoiement de la pierre et par la délicatesse du bois sculpté, Marie se mit à battre des mains et tirant Piotr par la manche, déposa un baiser sur sa joue. 

   L’étape suivante fut le palais qui abritait les bureaux de la compagnie de Piotr. Fournisseurs venus des quatre coins de la Russie pour proposer leurs marchandises, messagers en partance ou gardes du corps toujours aux aguets, le petit palais n’était que mouvement. L’endroit était élégant, cossu, agréable ; pourtant au-delà du marbre des colonnades et des escaliers, de l’argent des chandeliers et des soieries des tentures, c’était une atmosphère de travail qui dominait.  Chaque porte ouverte laissait voir des hommes assis derrière de larges tables de bois sculpté, recouvertes d’encriers, de plumes taillées, de parchemins, de livres de comptes …
     Dans les couloirs, tous s’écartaient, s’inclinaient. Soudain, Piotr s’arrêta devant une haute porte devant laquelle deux hommes montaient la garde. Dès qu’ils l’aperçurent, ils ouvrirent les deux battants, saluèrent respectueusement leur employeur avant de refermer doucement derrière lui.
     La première chose qui frappa Marie ce fut la sobriété de la pièce. Aucun livre, aucun parchemin ni sur l’immense bureau ni sur les deux meubles bas qui se trouvaient derrière le profond fauteuil. Rien sur les murs non plus à part une esquisse représentant un petit château sous la neige. Aucun vase ne venait égayer la pièce que complétaient plusieurs fauteuils et un divan. Seules les épaisses fourrures qui recouvraient celui-ci mettaient un peu de chaleur dans la pièce. De toute évidence, rien ne devait venir distraire Piotr Ivanovitch pendant son travail. Il discutait avec les clients, prenait les décisions puis transmettait les détails à ses employés qui rédigeaient les contrats.
     Timidement, Marie s’approcha de la fenêtre. A quelques centaines de mètres, une énorme masse se dressait.
« Oncle Piotr, est-ce que c’est le Kremlin ? Le palais du Tsar ?
- Oui et non, ma chérie. Disons que la situation est un peu compliquée. En fait l’année où tu es née, notre Tsar Alexeï Mikhaïlovitch est mort et son fils Fédor III est monté sur le trône avant de mourir lui aussi il y a quatre ans. A ce moment-là, son frère Ivan V aurait dû monter sur le trône mais le « zemski sobor » a pensé qu’il serait mentalement incapable de gouverner et …
- Le zemski sobor ?
- Oui, une assemblée. La noblesse, le clergé, les commerçants y sont représentés.
- Les commerçants ?
- Oui. J’en faisais partie. Nous avons voulu nommer Piotr Alexeïevitch à la place de son demi-frère mais c’était sans compter sur Sophia Alexeïevna. La sœur d’Ivan. Nous nous sommes fait manipuler. Nous aurions pourtant dû nous en douter : c’était son amant qui avait convoqué l’assemblée.  
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Depuis l’arrivée de Natalia Narichkina, la seconde femme du Tsar Alexeï, il y avait deux clans ; les Narichkine et les Miloslavski qui étaient les partisans de Fédor, d’Ivan et de Sophia. La décision du Zemski sobor ne lui a pas plû ; elle a fait courir le bruit que les Narichkine avaient empoisonné Fédor et tentaient d’assassiner Ivan. Elle a obtenu l’appui des streltsy ; tu sais, les gardes du palais, la police. Ça a été affreux ; le prince Piotr a vu deux de ses oncles tués sous ses yeux. Il a pu s’enfuir avec sa mère de justesse. Ils sont à Préobrajenskoié, surveillés de loin par la régente Sophia. Finalement nous avons dû nommer deux Tsars : Ivan V qui habite le Kremlin et n’est qu’une marionnette entre les mains de sa sœur Sophia qui s’est autoproclamée régente et Piotr Alexeïevitch qui vit en exil. Donc on peut dire que, oui c’est le Kremlin, et non ce n’est pas vraiment la demeure du Tsar.
- Vous … vous pensez que Piotr Alexeïevitch pourra revenir ?
- Oui, ma chérie. Oui, je le pense. Mais assez parlé de tout ça. Mettons-nous au travail. Installe-toi ici. »
La discussion était close. Marie obtempéra.

Le reste de la matinée se passa dans les bureaux de Piotr. Impressionnée, la petite fille l’observa pendant qu’il recevait plusieurs marchands, dans ce lieu il semblait tout autre ; sérieux, réfléchi, austère presque, Piotr avait repris son masque. Marie attendait patiemment, totalement étrangère à ce qu’elle entendait, elle peinait à comprendre comment Anissia, à seize ans à peine avait pu s’intéresser à des choses aussi rébarbatives.
   « Que s’est-il passé à Oblodiye ? »
   Piotr sursauta. Le dernier marchand venait de sortir et il réfléchissait encore à leur transaction quand la petite fille l’avait surpris par sa question. Il se retourna et l’observa un instant.
   « Que veux-tu dire ?
   - Que tout a changé pour Maman à votre retour ici, elle est devenue votre associée et plus votre servante.
   - Elle ne l’avait jamais vraiment été. 
   - Oui, je sais ; vous l’aviez affranchie.
   - Pas seulement pour ça. Contrairement à d’autres comme Marfa par exemple, elle ne s’est jamais contentée d’être libre. Elle voulait devenir indépendante.
   - Oui, vous avez dit qu’elle était ambitieuse. »
   Le ton de Marie montrait qu’elle commençait à s’irriter et essayait de défendre sa mère. Piotr sourit et s’approcha d’elle.
   « Dans ce même bureau, ta mère, qui y mettait les pieds pour la première fois et n’avait bien sûr jamais traité aucune affaire, a tellement déstabilisé un marchand pourtant rompu à toute forme de négoce qu’il a cédé à tout ce que je voulais.
   - Et alors ? Je ne comprends pas ; elle vous a rendu service.
   - C’est ce que j’ai tout d’abord pensé avant de me rendre compte qu’elle venait de me révéler de quoi elle était vraiment capable. Ensuite je me suis souvenu de comment elle m’avait amené à lui apprendre à lire, comment elle m’avait poussé à l’amener ici, comment elle m’utilisait.
   - Elle cherchait juste à vivre du mieux possible. 
   - Doucement, ma chérie, doucement. Je ne critique pas ta mère ; je t’explique ce qui s’est passé entre nous. N’est-ce pas ce que tu voulais ? »

   Délicatement, Piotr lui caressait le visage ; elle reprit courage.
   « Oui, je le veux toujours. Dîtes-moi ce qui s’est passé à Oblodiye, s’il vous plaît !
   - Même avant d’y aller, je savais que d’une façon ou d’une autre je continuerais à favoriser son évolution.
   - Vous … vous l’aimiez ?
   - Je n’étais pas sûr de ce que je ressentais. Je crois même que je n’ai su ce que je voulais que quand j’ai compris qu’elle pouvait se passer de moi. Elle a commencé par se débrouiller pour apprendre à lire sans moi.
   - Avec mon père.
   - Oui. Elle a ensuite découvert bien d’autres choses à Oblodiye. Des choses que je n’avais pas osé lui apprendre, par respect, parce que je la trouvais trop jeune. »
   Marie leva les yeux. Un voile semblait flotter sur les yeux de Piotr.
   « Vous voulez dire que Maman …
   - était vierge en arrivant à Oblodiye mais pas en en repartant. Désolé mais je n’ai pas trouvé de bonne façon de le dire.
   - Alors …
   - Alors, j’ai pris peur et je lui ai proposé un marché ; ce qu’elle voulait contre ce que je voulais. Et nous avons continué à jouer à notre jeu idiot. J’aurais du savoir que tout ceci était voué à l’échec ; comment aurait-elle pu devenir riche et libre financièrement tout en continuant à être ma prisonnière en amour ? Je sais que je suis brutal, Marie, mais je crois qu’il est temps que tu apprennes la vérité.
   - Avez-vous su avec qui … 
   - Ta maman n’a rien avoué. Il aurait mieux valu … cela aurait tout changé. Ecoute, j’ai terminé ici pour aujourd’hui ; je t’emmène découvrir la ville. Au passage je te montrerai son palais et … la fin de l’histoire. »
   Marie se contenta de hocher la tête, elle se sentait vaguement inquiète, mal à l’aise ; l’homme qu’elle avait spontanément détesté quelques semaines auparavant par solidarité avec Anissia ne lui semblait plus aussi méprisable et elle se sentait au contraire touchée par la souffrance qu’elle devinait en lui. 

   « Voilà le palais de la belle Anissia Vassilievna, la reine de Moscou, celle qui faisait tourner les têtes et les cœurs. La redoutable associée de Piotr Ivanovitch, le marchand aussi aveugle en amour que doué en affaires. » 
   Ils venaient de s’arrêter devant un bâtiment magnifique aux proportions harmonieuses et à la façade bleue et or. Marie s’emplissait les yeux du spectacle sans cesse renouvelé de la rue et ne prêtait qu’une attention relative à ce qui ne représentait que la coquille vide du passé d’Anissia. Elle dressa pourtant l’oreille quand Piotr continua :
   « C’est dans ce palais que ton parrain s’est caché, échappant ainsi à une mort certaine. Veux-tu le visiter ? C’est un des anciens admirateurs d’Anissia qui en est le propriétaire ; Kouzma Igorevitch. Il a fait des pieds et des mains pour le racheter à l’escroc auquel ta mère avait dû se résoudre à le vendre.
   - Non, merci, je n’ai pas très envie de voir ce que Maman a perdu par … »
   Marie s’arrêta, gênée.
   « Par ma faute. Tu peux le dire, ma chérie mais il me reste une dernière chose à te montrer, après tu jugeras. »
   Grichka, le cocher, reçut l’ordre de les conduire à la boutique de Foma Gavrilovitch le tailleur. Pendant ce temps, Piotr poursuivit ses explications.
   « Anissia devenait de plus en plus riche, de plus en plus belle, de plus en plus célèbre. Tout le monde me l’enviait. Si les gens avaient su la vérité, ils auraient bien ri ; Anissia ne m’a jamais trahi en affaires, elle m’a au contraire beaucoup apporté mais en ce qui concernait notre marché … Moi, j’en ai respecté ma part ; je lui ai tout appris. Elle, elle m’a toujours menti, toujours trompé. Je voulais l’avoir toute à moi ; autant essayer d’emprisonner le vent !
   - Elle ne vous aimait pas ?
   - Je crois que c’est plus compliqué que ça. Elle a essayé plusieurs fois de m’avouer ses sentiments mais je ne voulais pas admettre les miens. Je … je continuais à jouer. Et elle, elle n’arrivait pas à se détourner de l’autre.
   - Un marchand ?
   - Non, Marie. Un marchand ; je me serais contenté d’une séparation. Violente sans doute mais … pas comme ça.
   - Comment … ? Qui … ?
   - Regarde, là-bas, de l’autre côté. Tu vois la boutique ?
   - Oui. 
   - Au début, j’ai cru que ta maman qui s’était toujours montrée très raisonnable, était devenue bien dépensière, s’achetant une nouvelle robe tous les mois et de la lingerie toutes les semaines. Et puis, un jour, j’ai découvert que la boutique servait de prétexte et que son arrière-cour communiquait avec celle du palais que tu vois à côté. Et que les essayages chez le tailleur dissimulaient en fait des rendez-vous galants.
   - Et … vous êtes allé voir qui …
   - Oui. J’ai cru mourir. Elle avait jeté son dévolu sur le seul homme sur terre qui était sacré pour moi. Celui dont l’amitié m’était la plus précieuse. 
   - Son Altesse Nikolaï ? »
   Un voile venait de se déchirer devant les yeux de Marie. Les pièces s’assemblaient comme celles d’un puzzle : Piotr Ivanovitch, Son Altesse … les ombres du passé d’Anissia. La douleur flottait encore dans les yeux de Piotr après toutes ces années. Pour la première fois, Marie fut tentée de condamner sa mère.
   « Elle savait qu’elle vous faisait du mal ! Elle vous devait tout ! Elle aurait du tenir sa parole et … »
   Ce fut Piotr qui tempéra ses propos.
   « Elle était amoureuse. Elle avait découvert l’amour avec lui. Il est difficile de lutter contre ça.
   - Pourquoi le prince a-t-il agi ainsi ? Lui aussi, il savait … 
   - Lui, il n’a jamais pris cette histoire au sérieux. Il n’a toujours aimé qu’une seule femme : la sienne. Il a eu de l’affection pour ta mère, il l’a trouvé jolie, il a voulu s’amuser. Il ne pensait pas que je l’aimais à ce point.
   - Lui, vous n’avez pas cherché à le détruire.
   - Lui, il m’a sauvé la vie. Sans contrepartie. Il m’a tout donné. Elle, elle a tout pris. Elle m’a trahi. »
   Marie baissa la tête. Piotr ordonna au cocher de les ramener à la maison. Il laissait à la petite fille le temps d’assimiler toute l’histoire, de se remettre de toutes ses émotions, se contentant de lui tenir la main pour lui montrer qu’il était toujours prêt à reprendre la conversation, que rien n’avait changé entre eux. De longues minutes s’étaient écoulées quand une petite voix s’éleva dans l’obscurité qui commençait à envahir la voiture.
   « Piotr Ivanovitch ?
   - Oui ?
   - Etes-vous toujours en colère contre Maman ?
   - Non, ma chérie. Bien sûr que non. Pas après tout ce temps. J’ai réfléchi. Compris que j’aurais du agir différemment. Enfin si je l’avais pu. Je crois qu’Anissia et moi nous nous sommes fait du mal faute d’avoir su nous comprendre. »
   Un nouveau silence suivit ces paroles. Silence que la petite rompit de nouveau.
   « Si Maman vous trompait depuis plusieurs mois … ça veut dire que … que je ne suis pas forcément …
   - Pas forcément. Seule Anissia le sait. Peut-être.
   - Je ne veux pas être sa fille ! Lui, il ne l’a jamais aimée ! Il a joué avec elle ! Il … »
   Les sanglots brisèrent la voix de la fillette. Piotr l’attira tout contre lui.
   « Du calme, ma chérie ! Je suis là. Ecoute, quelle que soit la vérité, pour moi, un seul homme peut prétendre être ton père ; celui qui t’a donné son nom alors qu’il savait, celui qui t’a élevée. Lui seul. »
   Pour toute réponse, Marie se serra davantage contre Piotr.

   Le retour au palais fut beaucoup plus triste que ne l’avait été le départ le matin même et Marie prétextant une grande fatigue se coucha sans même dîner. Quand Piotr venu dans sa chambre pour lui souhaiter une bonne nuit, s’assit à côté d’elle sur le lit, il fut récompensé de la franchise qu’il avait montrée dans la journée. La petite s’empara de l’une de ses mains et, sans oser le regarder, formula sa requête.  
   « Je ne sais pas si vous êtes mon vrai père ou pas. De toute façon, vous avez raison : un seul homme sur terre à droit à ce titre. Seulement, je voudrais vous demander une faveur ; j’aimerais vous appeler « Oncle Piotr » à partir de maintenant. Si … si vous êtes d’accord, bien sûr, je … 
   - Rien ne pourrait me faire plus de plaisir, ma chérie. »

   Un tendre baiser sur le front conclut la conversation avant que Marie, apaisée, ne plonge au creux de ses draps. 


13 - Le « zemski sobor », sorte d’assemblée législative fut convoquée pour la première fois par Ivan le Terrible en 1549 et pour la dernière fois en 1686 pour accepter le traité de paix avec la Pologne.
14 -  Piotr Alexeïevitch, dit Pierre le Grand car il mesurait plus de deux mètres, reprit le pouvoir en 1689 pour l’abandonner entre les mains de sa mère Natalia jusqu’à la mort de celle-ci en 1694.  

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