mercredi 30 décembre 2015

CHAPITRE 10 : LA ROUTE DE L’EST


   Il faisait nuit noire, pourtant Liova maintenait le cheval au galop. Sur la selle à ses côtés, Marie se faisait aussi petite que possible. Balançant leurs longs bras dans sa direction, d’effrayants monstres chevelus auxquels seuls les éclairs de lune crées par le vent parvenaient à redonner brièvement une apparence d’arbres se dressaient de part et d’autre du chemin. Tout contribuait à cette impression de cauchemar ; le souffle rauque du cheval, le silence de Liova, les souvenirs confus, cette fuite dans la nuit.
   Soudain, Marie se sentit tomber dans un puits profond. Elle se souvint en un éclair de l’endroit où elle se trouvait et comprit qu’elle allait glisser au sol ; elle essaya de se rattraper à ce qui l’entourait et découvrit, totalement paniquée, qu’il n’y avait plus rien.
   « Tout va bien, Princesse. Je suis là. »
   Liova ! Marie ouvrit les yeux en sursaut. Elle découvrit alors pourquoi elle n’avait rien trouvé pour se raccrocher ; elle était allongée par terre, recouverte de la couverture que l’on glissait d’ordinaire sous la selle du cheval. Assis à ses côtés, tranquillement en train de croquer une pomme, se tenait celui qu’elle aurait pu appeler son habituel compagnon de voyage. Ils se trouvaient tous les deux dans un pré, bien cachés par la haie, leur monture attendant sagement à quelques pas de là.

   « Liova ! Il y a longtemps qu’on est là ?
   - Une heure à peu près.
   - Je ne me suis même pas réveillée quand on s’est arrêté.
   - C’est normal ; tu n’avais pas dormi depuis longtemps et les émotions ça fatigue. De toute façon, je n’y voyais presque plus rien et te maintenir en selle devenait difficile : j’avais besoin de repos moi aussi. » 
   La petite resta songeuse un instant avant de reprendre.
   « Liova ? A propos d’émotions … est-ce que … est-ce que tu l’as tué ?
   - Ne pose pas de questions dont tu connais la réponse.
   - Pourquoi a-t-il fait ça ? Vouloir tuer Parrain, je veux dire.
   - Parce qu’il était fou, tout simplement. Parce que le scandale a été tellement énorme que son père s’est suicidé, que lui-même a été mis au ban de la société, qu’il a perdu tous ses amis. 
   - Comment … pourquoi as-tu travaillé pour lui ?
   - Tout le monde a besoin de vivre. Il se trouve qu’un jour où il trainait dans un quartier mal famé de Moscou il m’a vu à l’œuvre, il avait besoin d’un garde du corps à l’époque, il m’a engagé. Il faut lui reconnaître quelque chose : il payait bien. Alors quand il a repris contact avec moi, en me proposant une petite fortune pour … retravailler pour lui, j’ai accepté. 
   - Retravailler ? TU APPELLES ÇA TRAVAILLER ? TUER MON …
   - Ça suffit maintenant ! Tu baisses d’un ton ou tu vas le regretter.»
   Marie s’en voulait une fois de plus de ne pas avoir su se contrôler; la vérité c’était qu’elle ne savait plus très bien ce qu’elle devait penser de Liova. Certes, il n’aurait pas hésité à tuer son parrain mais il lui avait sauvé la vie à elle. Et plus d’une fois !
   « Pardonne-moi d’avoir crié ! Ce qu’il y a c’est que … Je ne t’ai même pas dit merci pour m’avoir sauvé la vie. 
   - Je te l’ai déjà dit, je ne …
   - Tu peux dire ce que tu veux mais tu l’as empêché de m’étrangler, ensuite tu es venu à sa place pour que je puisse rester en vie et après … après … »
   Les terribles images de la pièce en feu repassaient devant ses yeux, l’emplissant de terreur. 
   « Arrête de penser à tout ça ! Repose-toi ! Il ne fera pas jour avant deux ou trois heures.
   - Liova ? 
   - Quoi encore ?
   - Merci.
   - D’accord. Dors maintenant.
   - Encore une question. Pourquoi est-ce que tu m’as emmenée avec toi ? Tu aurais pu me laisser libre ; plus personne ne va te payer maintenant. Tu pourrais fuir plus vite sans moi.
   - Te laisser libre ? Au milieu de la fusillade ? Ou sur cette route ? Si tu veux y aller ne te gêne pas !
   - Ne te fâche pas, je t’en prie ! Je voulais savoir c’est tout. Tu me libèreras quand on traversera un village, c’est ça ? » 

   Le silence qui suivit serra le cœur de la petite fille dans un nouvel étau d’angoisse.
   « Liova, je t’en supplie, dis-moi ce que tu as en tête.
   - Ecoute, Princesse, au début, je ne savais pas trop. J’ai vraiment pensé que ce n’était pas possible de te laisser sur place. Maintenant que tu es là, j’ai décidé de t’utiliser. 
   - Oh, mon Dieu ! Non ! Liova, je t’en prie !
   - Tu n’as pas vraiment le choix ; tu sais que je n’aurai aucun mal à te convaincre. 
   - Liova, je t’en prie !
   - Ecoute, je ne t’ai pas sauvé la vie pour te faire du mal. Tout ce que je veux c’est qu’on nous remarque sur la route de l’Est. Après nous rejoindrons notre véritable destination. Quand je serai en sécurité je me débrouillerai pour que tu retrouves ta famille. »
   Vaguement rassurée, la petite voulut quand même savoir.
   « Dans combien de temps ? Je … je veux rentrer chez moi. Je veux revoir mes parents. Je …
   - Nous arriverons à destination dans trois semaines à peu près. Un mois peut-être.
    - UN MOIS ! … NON ! Je t’en prie ! Ça veut dire que … que je ne retournerai à Oblodiye …
   - Dans deux mois, et encore si tout va bien ; la route est dangereuse. »
   Les sanglots de la petite fille ne semblaient jamais devoir finir.

   Quelques heures plus tard, le ravisseur et sa petite victime se trouvaient déjà loin. Ils étaient en train de faire une nouvelle pause au détour d’un petit chemin de terre ; Liova tenait à ce que les choses soient claires.
   « Bien, regarde, là-bas il y a une isba un peu isolée. Tu vois ? Il y a du linge en train de sécher, il y a des vêtements qui pourraient t’aller. Je crois qu’il n’y a personne ; je vais y aller et je te les ramènerai. Les tiens sont bien trop luxueux pour ce que je veux faire. Toi tu m’attends sagement. »
    Marie savait ce que cela voulait dire ; elle tendit ses mains et accepta sans rechigner le bâillon. Tout comme elle se changea sans faire d’histoires, enfilant en même temps que ses vêtements sa nouvelle identité de petite servante. Quelques verstes plus loin, Liova et elle testèrent leur crédibilité ; ils devaient se faire passer pour un oncle et sa nièce partant tenter leur chance à l’Est.
   Ils entraient dans le village quand une femme apparut sur le seuil de sa maison. Elle portait la longue jupe rouge et blanche brodée des paysannes et son corsage blanc rebrodé de noir laissait voir la naissance de ses seins ; Liova décida qu’elle était le symbole même de l’hospitalité russe et poussa Marie vers elle.
   « Pourrais-tu nous offrir à manger et un endroit pour dormir pour cette nuit ?  … J’ai de quoi te dédommager. »
   Sur ces mots, il sortit de sous sa chemise une bourse bien remplie. Sans doute l’argent du Comte, songea Marie. La paysanne, elle, s’était contentée de sourire et de s’effacer devant eux pour les laisser passer. Elle était veuve depuis deux ans comme l’apprit Marie lors du dîner et semblait trouver Liova fort à son goût à en juger par les multiples frôlements qui se produisaient entre eux et par les rires de gorge dont elle ponctuait la plupart de ses phrases. La petite, quant à elle, se régalait avec l’oukha et les pirojki que l’on avait déposés devant elle ; les derniers jours lui avaient appris que la vie était pleine de surprises et qu’il valait mieux manger quand on le pouvait.
   Une fois rassasiée, elle s’amusa à observer le manège de leur hôtesse et se disait que la belle en serait certainement pour ses frais; jamais le prudent Liova ne la laisserait seule dans une autre pièce. Il avait beau la tenir en son pouvoir et mener le jeu, il n’était pas homme à se laisser tourner la tête au point d’en oublier toute prudence. Avant leur entrée dans le village, il avait éprouvé le besoin de faire une nouvelle « mise au point ». Il avait arrêté le cheval et l’avait fait descendre puis, s’emparant de sa main, lui avait brutalement tordu les doigts vers l’arrière, lui arrachant un cri.
   « Tu te souviens de l’auberge ? Un mot de travers, une allusion et tu paieras. Sans compter que par ta faute, des innocents perdront la vie »
   La terrible dague était soudain apparue dans son autre main tandis qu’il reprenait.
   « Comprenons-nous bien, Marie ; je n’ai plus rien à perdre et tu l’as dit toi-même, je fuirais plus vite seul. Si je te garde avec moi c’est dans un but bien précis, si tout va bien, si tu me permets de le réaliser, je n’ai aucune raison de te faire du mal mais si tu as la bêtise d’essayer de fuir ou d’alerter quelqu’un tu me mettras en danger et tu sais ce qui se passe quand je me sens en danger … »
   Marie savait. Elle avait juré qu’elle ne tenterait rien. Elle savait aussi que Liova ne la croyait qu’à moitié.

   « Alors, petite, tu les as trouvé bons mes pirojki, hein ? Ma parole, on aurait dit que tu n’avais pas mangé depuis huit jours. Comment t’appelles-tu déjà ?
   - Je m’appelle Maria. Merci pour le dîner, tout était très bon.
   - Ce n’était pas grand-chose et puis ton oncle s’est montré très généreux »
   Et tu voudrais qu’il le soit encore plus, se disait Marie, bien consciente que la femme ne s’adressait à elle que pour trouver un moyen de mieux connaître ce fameux « oncle ». Celui-ci ne semblait rien remarquer ; il venait d’allonger ses jambes sur le banc devant lui et paraissait digérer le plus tranquillement du monde ; parfait portait du brave moujik en train de se reposer entre sa femme et sa fille après une rude journée de travail dans les champs. A ceci près qu’il ne sentait pas la vodka comme la grande majorité d’entre eux. La belle avait bien essayé de le faire boire pendant le dîner, sans doute afin de l’aider à se sentir à l’aise, mais en vain. Son offre avait été poliment, mais fermement, repoussée. Ce fut donc avec la plus grande lucidité qu’il orienta la conversation vers ce qui l’intéressait.
   « Dis moi, ma belle, la route principale va bien vers l’Est, n’est-ce pas ?
   - Oui, pourquoi ?
   - C’est là que Maritsa et moi nous allons.
   - C’est là que tu vas et tu ne connais pas la route ?
   - En fait, nous sommes seuls, maintenant, ses parents sont morts. J’avais un petit commerce qui n’a pas marché. Alors, nous allons essayer de commencer une nouvelle vie par là-bas. On dit qu’il est facile d’y avoir de la terre. »
   Pourquoi fallait-il qu’il parle sans cesse de ses parents morts ? Et ce ridicule surnom ; elle, elle était Macha, Machenka, pas Maritsa … Mais il n’y avait rien d’autre à faire qu’à prendre un air bien triste quand la paysanne fit mine de compatir à son malheur. Liova, quant à lui, se dit qu’il avait convaincu la femme et décida donc d’abréger la conversation.
   « Bien, nous avons encore une longue route devant nous demain. Où pourrions-nous dormir ? »
   La belle paysanne se montra soudain bien pressée elle aussi d’aller dormir. Elle indiqua à Liova la pièce voisine.
   « Vous serez très bien ici, je pense. De toute façon, s’il vous manque quoi que ce soit, je suis juste à côté.
   - Merci, ce sera parfait. »
   Le clin d’œil de Liova et le sourire de la femme n’échappèrent pas à la petite fille.

   « Dors maintenant, la journée sera longue.
   - Liova ? Je te promets que je ne tenterai rien. De toute façon, je sais que ce serait stupide. Où veux-tu que j’aille en pleine nuit ? C’est dangereux et tu aurais vite fait de me rattraper et …
   - Je t’ai demandé de dormir.
   - Tu … tu ne vas pas la retrouver ?
   - Eh non, Princesse. Je ne tiens pas à ce qu’elle essaie bêtement de cacher des choses à nos poursuivants. Une femme déçue me convient beaucoup mieux ; elle hésitera moins à leur donner les renseignements que je lui ai donnés.
   - Tu penses toujours à tout ?
   - Non, Princesse. Si c’était le cas, ma famille serait toujours en vie.
   - QUOI ? Tu …tu as eu une famille ? Une femme et des enfants ?
   - Oui. 
   - Liova, est-ce que …
   - Pour la dernière fois : dors si tu ne veux pas que je me fâche. 
   - D’accord ! D’accord ! Bonne nuit ! »

   La nuit fut courte mais agréable. Pour la première fois depuis son enlèvement, Marie dormit sans peur. Il lui sembla même avoir rêvé de Liova entouré de sa famille, heureux, détendu. Celle qui était nettement moins détendue c’était leur hôtesse ; le petit-déjeuner fut servi dans un silence glacial et la belle déclara avoir beaucoup de travail les poussant pratiquement dehors. 
   Le rire joyeux de Liova retentit longtemps sur le chemin de l’Est. Il plaisantait encore avec Marie à propos du changement d’attitude de leur hôtesse quand un petit village se présenta. C’était visiblement l’heure de la pause de la mi-journée, plusieurs hommes étaient assis devant une maison qui devait servir de taverne. A la grande surprise de la petite fille, Liova déclara qu’il avait soif et qu’un peu de kvas lui ferait du bien.
   Quelques minutes plus tard, ils étaient installés tous les deux à une table et Liova, qui avait commencé à parler aux moujiks attablés à ses côtés, glissait une fois de plus dans la conversation son désir d’aller à l’Est quand on apporta le kvas. A peine en eut-il goûté une gorgée qu’il la recracha et se mit à insulter l’homme qui venait de la lui servir en lui soutenant que ce n’était que de l’eau. Il se montra si grossier que l’autre chercha à le frapper. Pendant qu’il esquivait le coup de son adversaire, Marie entendit Liova lui ordonner d’aller se mettre en selle. En un éclair, elle comprit alors que non seulement son compagnon avait l’intention de se battre mais qu’il l’avait probablement eue dès qu’il avait aperçu la petite taverne.
   Tout se passa très vite ; Marie avait juste eu le temps d’aller jusqu’au cheval et de se hisser sur la selle que Liova s’avançait déjà dans sa direction. Derrière lui, à genoux sur le sol, l’homme se tenait le visage à deux mains et Marie devina au sang qui s’échappait entre ses doigts qu’il avait le nez cassé. Tous les autres hommes avaient reculé de plusieurs pas et regardaient s’éloigner Liova avec un mélange de colère et de crainte.

   « Liova ? Tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ? 
   - Oui, Princesse. 
   - Pour qu’on nous remarque ?
   - Oui.
   - Tu ne bois jamais d’alcool pour toujours tout contrôler.
   - Je vois que tu commences à me connaître, Princesse.
   - Pourquoi est-ce que tu m’appelles toujours ainsi, maintenant ?
   - Ça ne te plaît pas ?
   - Si. C’est juste que je me demandais …
   - C’est comme ça que j’appelais ma fille.
   - TA FILLE ! Tu avais une fille ?
   - Avais, oui. Maintenant, tais-toi ! Il faut que je me concentre sur notre nouveau chemin.
   - Où allons-nous ?
   - Là où personne ne nous cherchera. A Moscou.
   - Moscou ? Mais c’est …
   - Tout à fait à l’opposé, oui. Ils suivront longtemps la piste la plus logique pour un fuyard comme moi, celle vers les terres où tout est encore possible, celle de l’Est. Et nous nous serons en route pour Moscou. Là où je connais beaucoup de monde. De là, je pourrais fuir vers un lieu sûr. 
   - Et moi ?
   - Je te libérerai. Je te l’ai dit. Maintenant, tais-toi ! »

   Marie mourait d’envie d’en savoir plus sur la famille de Liova, sur sa fille en particulier. Elle aurait aussi voulu savoir qui étaient ces amis qu’il retrouverait à Moscou. Comment les avait-il connus ? Que faisait-il là-bas ? Y avait-il vécu avec sa famille ou s’y était-il rendu après ? Comment sa famille avait-elle disparue ? Avaient-ils tous été tués ? ... Les questions se bousculaient par centaines dans son esprit mais elle savait que Liova ne plaisantait pas et que ce n’était pas parce qu’il s’était mis à l’appeler Princesse qu’il ne la punirait pas violemment si elle lui désobéissait. Elle garda donc pour elle toutes ses interrogations en se disant que le long chemin jusqu’à Moscou lui donnerait bien l’occasion de leur trouver une réponse. Elle n’osait pas tout à fait se l’avouer mais la terreur qu’elle avait ressentie au départ en compagnie de Liova s’estompait, laissant place à une grande curiosité. Et puis surtout, ce qui la tourmentait le plus c’était de se rendre compte que son immense chagrin de ne pas pouvoir revoir tout de suite ses parents cédait lui aussi peu à peu en intensité. Certes, c’était bien toujours son désir le plus cher mais elle comprenait que sa peine était moins grande maintenant que sa curiosité était en éveil : elle allait découvrir Moscou !

9 -  L’oukha est une soupe de poisson.
10 -  Les pirojki sont des sortes de beignets.

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