samedi 2 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 5 : MARI ET FEMME

Son repos fut pourtant de courte durée ; quatre heures plus tard, Liova la tirait de son sommeil. Il avait prévu de rejoindre avant la nuit un petit village qu’il avait déjà repéré à l’aller. Chevaucher à travers la campagne s’avéra plutôt agréable ; l’air était doux, les paysages traversés agréables et surtout un grand sentiment de liberté s’était emparé de Marie. D’une part, elle n’avait plus à réfléchir, quelqu’un le faisait pour elle, d’autre part, se retrouver ainsi au grand air après avoir passé des semaines enfermée lui faisait le plus grand bien. Pourtant elle découvrit le soir même que son plaisir serait de courte durée ; apparemment, Liova avait pris des arrangements avec le staroste : leurs chevaux contre une troïka. Marie dut bien admettre que c’était là un moyen de locomotion plus crédible pour les paysans-même aisés-qu’ils étaient censés être. Une troïka attendait justement au carrefour suivant.
« C’est la nôtre ? On ne va même pas jusqu’au village ?
- Si, ne t’inquiète pas, ma douce. Tu vas pouvoir te reposer. Celle-ci n’est pas pour nous. Elle était pour … Jeanne.
- Jeanne ?
- Oui, je te l’ai dit, je pensais bien que tu viendrais avec une suivante. Elle serait partie avec Ivan que voici.
- Pourquoi, Liova ?
- Deux personnes passent plus facilement inaperçues que quatre.
- Elle serait partie avant nous, et … elle aurait servi d’appât, n’est-ce pas ?
- Un peu, oui. Et je ne vais pas m’excuser pour ça ; toi seule compte. Bon, attends-moi. Je vais expliquer la situation à Ivan. Il va changer ses plans et foncer prévenir Son Excellence. »

Quelques minutes plus tard, Liova et Marie pénétraient dans la petite ville avant de se diriger vers la maison du staroste. Apparemment, le marché incluait aussi le gîte et le couvert car ils furent reçus comme des rois. La jeune fille comprit immédiatement que son ami avait repris l’idée qu’il avait déjà utilisée cinq ans auparavant ; l’oncle et sa nièce. Consciente des failles que cette histoire avait pu comporter par le passé, Marie se dépêcha de se présenter elle-même dès que Liova se tourna vers elle ; elle était Macha, Machenka surtout pas Maritsa. Le sourire qui illumina le visage du garde du corps lui prouva que lui non plus n’avait pas oublié. 
Seulement, une fois de plus, leurs interlocuteurs ne furent pas dupes. Marie surprit plusieurs regards appuyés sur ses mains ; fines, blanches, douces, elles n’étaient en rien celles d’une paysanne. Elle essayait tant bien que mal de les cacher quand le staroste s’aperçut de son geste.
« Ne craignez rien, jeune fille, nous ne dirons rien à votre père. Il ne saura jamais que vous êtes passée par ici avec votre amoureux. »
Dans l’esprit de Marie l’effarement le disputait à l’incompréhension la plus totale. Le staroste avait-il perdu l’esprit ? De quel amoureux parlait-il ? Pourquoi supposait-il qu’elle fuyait son père ? Liova fut le premier à protester :
« Non, vous vous trompez. Macha est vraiment …
- Comme tu voudras mais moi je vois ça comme ça ; tu travailles pour son père, un riche marchand sans doute, tu vas et tu viens à ta guise, tu avais les chevaux à ta disposition et tu as amassé une jolie somme que tu vas utiliser pour fuir jusqu’à ce que vous ayez trouvé un pope pour vous marier. Après vous comptez sur le premier petit-fils pour amadouer le futur grand-père. 
- Wladimir Ivanovitch, voyons ; je suis tellement plus vieux qu’elle. Je …
- Oui, tu pourrais être son père … mais tu ne l’es pas. Son oncle non plus d’ailleurs. Tu n’es même pas un moujik. C’est vrai, regarde tes mains ; elles sont fortes mais pas déformées par les outils. Et puis surtout, tu n’as pas un regard de paysan.
- Dis-moi, vieil homme, tu ne penses pas que …
- Ne te mets pas en colère, Liova, si tel est bien ton nom ; ton regard parle de nouveau contre toi. Ecoute, tu m’as donné assez d’argent pour me faire passer l’envie de poser des questions. Tout ce que je voulais dire à la magnifique jeune femme qui t’accompagne c’est que son secret sera bien gardé.
- Merci, Wladimir Ivanovitch. Du fond du cœur, merci. Je suis impressionnée ; vous nous avez percés à jour. Je vous en prie, n’en veuillez pas à Liova, il a pris tellement de risque en m’enlevant à mon père que cela le rend nerveux. C’est si réconfortant de voir quelqu’un prendre notre parti ainsi. Merci. Merci. Je pense que nous n’avons plus besoin de faire semblant maintenant. »
Joignant le geste à la parole, Marie venait de se lever de son siège pour venir s’asseoir … sur les genoux d’un Liova sidéré. Avant qu’il ait eu la moindre chance d’esquisser un geste, elle avait passé ses bras autour de son cou et posé ses lèvres sur les siennes. Comprenant bien qu’il ne pouvait pas la repousser, Marie insista. Elle en était à peine consciente mais elle se vengeait de la violence qu’il lui avait imposée cinq ans auparavant, de la peur qu’elle avait ressentie alors, de l’impuissance à laquelle il l’avait réduite. A son tour, elle pouvait mener le jeu à sa guise, l’obliger à se soumettre à sa volonté. 

« Tu es complètement folle ! Tu ne recommences jamais ça, tu m’entends !
- Liova, je croyais que nous devions être prudents. Tu parles trop fort, ils vont nous entendre. 
- Comme si ça t’inquiétait vraiment ! Tu nous mets en danger avec tes bêtises. »
Malgré lui, le garde du corps avait baissé la voix, conscient que la porte qui les séparait de leurs hôtes n’était qu’une mince protection contre la curiosité. On leur avait donné la plus belle des chambres, celle des maîtres de maison, et ils s’étaient donc retrouvés dans le lit conjugal. Liova se préparait à dormir sur un banc devant la porte quand Marie l’en avait dissuadé en lui expliquant que leur hôte ne pourrait que trouver cela suspect s’il lui prenait l’envie de venir vérifier qu’ils ne manquaient de rien. 
Moqueuse, la jeune fille l’avait alors vu se délester de son caftan, de son gilet et de ses bottes avant de se glisser auprès d’elle sous les épaisses fourrures. Quand elle avait fait mine d’exiger qu’il retire son pantalon, il l’avait menacée de la correction que tout mari russe était en droit d’infliger à sa femme. Elle avait ri et s’était lovée contre lui. Il l’avait repoussée et avait entrepris de lui faire la leçon. Seulement, elle n’était plus une petite fille impressionnable et elle savait trouver de bons arguments.
« C’est toi qui nous aurais mis en danger en insistant. Le staroste a envie de penser que nous sommes des amoureux, laisse-le le penser. Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Peut-être que ça lui rappelle des souvenirs.  Peut-être qu’il a, lui aussi, dû enlever sa femme pour pouvoir l’épouser. De toute façon, il croira d’autant plus cette histoire qu’elle viendra de lui. Il mentira plus facilement à des inconnus s’il les croit à la solde d’un père tyrannique que s’il sait que ce sont des tueurs sans pitié.
- Et au prochain village, nous serons quoi ; un serviteur et sa maîtresse ? Et ensuite, deux inconnus qui se sont retrouvés sur la route par hasard ? 
- Monsieur mon mari est de bien mauvaise humeur. Une version différente à chaque étape ? Pourquoi pas après tout ; cela brouillerait un peu plus les pistes. Non, sérieusement, je crois que si tu passes pour mon mari cela empêchera bien des questions. Tu sais, les gens me remarquent plus que quand j’étais enfant ; avant, personne, sauf cette vieille femme, ne songeait à regarder mes mains, maintenant, les hommes surtout, m’observent. 
- C’est normal, tu es si belle. »
Marie qui s’était assise dans le lit, tourna la tête vers Liova, allongé à ses côtés. Son expression était indéchiffrable. Etait-il possible que … Elle décida de s’amuser un peu.
« Eh ! Ne me dis pas que je te plais ! Je ne savais même pas que tu étais capable de … me faire un compliment. »
En l’espace de quelques secondes, le Liova qui l’avait terrorisée cinq ans auparavant refit son apparition ; mâchoires serrées, regard couleur d’angoisse, il se redressa lentement avant d’emprisonner son visage dans l’étau de sa main droite.
« Je ne suis pas un de tes petits marquis français ; ne joue pas avec moi. »
La gorge soudain serrée par la peur, Marie ne put que hocher la tête. Liova ferma les yeux en soupirant avant de relâcher son étreinte. Dès qu’elle fut libre, la jeune fille se précipita hors du lit. Se réfugiant dans l’angle le plus éloigné du lit, elle se laissa glisser à terre et, remontant ses genoux contre sa poitrine, tenta de maîtriser les sanglots qui menaçaient de la submerger.

Quelques secondes plus tard, elle sentit Liova s’agenouiller à ses côtés. Lentement, il la força à se détendre et à se lover de nouveau contre lui.
« Pardonne-moi, Princesse. Pardonne-moi ! Jamais, je ne te ferai de mal. Je mourrai pour toi si c’est nécessaire. Seulement, les choses ne sont plus comme avant. J’ai quitté une petite fille qui avait changé ma vie et qui me rappelait Irina et je retrouve une femme superbe que tout le monde va prendre pour la mienne. Il faut que tout soit bien clair ; rien n’est possible entre nous deux. Je le sais et tu le sais. Alors ne jouons pas. Ou alors seulement pour les autres car il se pourrait que tu aies raison et que nous passions plus inaperçus en tant que mari et femme qu’en tant qu’oncle et nièce. »
Les yeux couleur de miel qui se levèrent vers lui étaient noyés de larmes.
« Liova, j’ai eu si peur. C’était comme … comme si…. Je te demande pardon, je … je ne voulais pas. Je t’en prie ; j’ai tellement besoin de toi. Liova, je t’aime tant. Ne …
- Moi aussi, je t’aime, Princesse. »
Lentement, insensiblement, Marie vit Liova se pencher vers elle. Il commença par essuyer doucement une larme qui coulait encore sur sa joue puis s’empara de ses lèvres. A la fois doux et viril, son baiser la fit trembler. De plaisir, de surprise, d’émotion pure. Quand il s’éloigna, à regret, elle fut incapable de parler. Liova, encadra de ses deux mains, le petit visage en face de lui et reprit la parole :
« Princesse, écoute-moi ! C’était la première fois que je me permettais de t’embrasser et uniquement parce que tu as commencé. Pour que tu comprennes que les choses ont changé, que je ne plaisante pas, qu’il ne faut pas jouer avec moi. Ce sera aussi la dernière. Parce que le hasard t’a mise sur ma route pour me redonner une chance et que mon destin est de veiller sur toi. De te protéger pour que tu vives avec d’autres que moi. Je ne me plains pas de mon sort ; je suis enfin fier de ce que je fais et de ce que je suis. Grâce à toi. »
Il marqua une pause pendant laquelle il ne cessa de regarder Marie comme s’il cherchait à graver dans sa mémoire son visage en cet instant précis puis se releva en l’entrainant avec lui.
« Allez, maintenant, viens te recoucher. Une longue journée nous attend demain, ma petite femme et moi. »
Marie se glissa à sa suite sous les fourrures du lit avant de murmurer.
« Je te promets que j’ai compris, Liova. Est-ce que je peux quand même dormir dans tes bras ? »

Pour toute réponse, son « mari » commença par cacher à la tête du lit la dague qui ne le quittait jamais avant de se retourner et de l’attirer contre lui.

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