mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 20 : LE PRINCE PAVELSKI A DU COURRIER



     L'été touchait à sa fin à Moscou et le prince Pavelski en était heureux. Il n'était plus tout jeune et la chaleur écrasante qu'il faisait en ville le fatiguait. Il aurait voulu passer tous ses étés au bord de l'eau, mais étant l'oncle duTsar, il n'osait pas trop s'éloigner de la Cour. Or, cette année, le Tsar avait décidé de rester à Moscou, il n'y avait donc rien d'autre à faire qu'à attendre les bienfaisantes pluies de l'automne.
     Installé dans son salon d'été, fenêtres ouvertes à la recherche d'un courant d'air, le prince lisait, lorsque, Sacha, son valet personnel, lui apporta le courrier. Le coeur pourtant endurci du prince se serra en voyant une lettre qui venait d'Orenbourg; il en avait reçu une à peine quinze jours auparavant; son fils devait vraiment être désespéré pour essayer par deux fois en si peu de temps de le convaincre de lever sa punition.
     Le prince comprenait bien la douleur de Nikolaï, il avait noté ses progrès, mais il était difficile de juger ainsi à distance, du temps nécessaire à un " jeune chien fou " comme son fils pour devenir un homme responsable. La punition se devait d'être dure, autant que le coeur de Nikolaï l'avait été quand il vendait jour après jour des hommes et des femmes pour assouvir sa passion des cartes. 
     Le prince maudissait cet instrument du diable qui avait corrompu le coeur de son fils, mais il était certain qu'après ce que Nikolai avait raconté dans sa lettre au sujet de la partie de cartes chez le comte Kirinski où on lui avait suggéré de jouer Vania que cette partie avait été la dernière de toutes pour lui. 
    Ce qui le gênait le plus, c'est qu'à travers les lettres de Nikolaï, il comprenait que ce qui avait poussé le jeune homme vers cette vie de débauche, c'était un grand vide. Il avait eu le sentiment d'être seul au monde après la mort de sa mère, et le prince comprenait, enfin, mais bien tard, qu'il était lui aussi responsable de la conduite de Nikolaï.
     Il se reprochait sa dureté, son absence surtout car même quand ils étaient tous deux au château, Nikolaï était sans cesse seul, livré à lui même, aux mains de précepteurs.Il s'était senti si isolé, qu'il avait préféré l'armée à son palais triste et froid.

     Le prince frissonna et décida d'ouvrir la lettre et de découvrir ce que son fils avait à lui dire. Il crut s'être trompé, vérifia la provenance à nouveau : pas de doute la lettre venait bien d'Orenbourg mais ce n'était nullement l'écriture de son fils. Il y avait plusieurs feuillets couverts d'une petite écriture harmonieuse, il prit le dernier et sursauta; à la fin de la lettre, une dizaine de signatures apparaissaient autour de celle de l'auteur de la lettre : Vania.
     Comment une telle chose était elle possible ? Un moujik se permettant d'écrire à un prince de sang royal ? A moins qu'il ne soit arrivé quelque chose à Nikolaï ? Mais non, il l'aurait su par le Tsar qui avait un service de courrier spécial et rapide. Le prince, intrigué commença à lire :
                                         
                                            Votre Altesse
       Tout d'abord, sachez que je comprends à quel point vous avez du être choqué qu'un ancien moujik comme moi ose écrire à l'oncle de Sa Majesté. Croyez bien que je suis désolé de vous avoir offensé et que si j'avais pu trouver un autre moyen, je l'aurais utilisé. Je vous prie également de croire que mon maître n'est nullement au courant de mon initiative, car malgré son immense bonté, je crois qu'il en aurait conçu une grande colère contre moi.
       D'abord parce qu'il n'est pas convenable d'apostropher ainsi un prince tel que vous mais surtout parce que c'est un homme fier qui ne veut pas qu'on le plaigne et ne tolère pas qu'on l'aide. Une des deux seules fois où je l'ai bien malgré moi mis en colère c'était précisément pour avoir essayé de l'aider.Il n'était question que d'un jeu de dames et pourtant sa réaction a été violente. Je n'ose imaginer ce qu'il me ferait s'il découvrait que je prends la plume pour me mettre à genoux devant vous pour vous implorer de lever la terrible punition qui pèse sur lui.
       Je sais qu'il vous a raconté mon histoire, celle de Piotr, de ma femme et de Pavel. Je sais que vous comprenez qu'il a changé, qu'il ne considère plus les moujiks comme des sommes d'argent que l'on peut jouer aux cartes. Je sais aussi qu'il vous a parlé de sa dernière partie de ce jeu infâme. Il n'y a plus aucun risque de le voir retomber dans ses errances passées.
      La seule chose qui vous retient sans doute de le rappeler à vous est l'incertitude quant à la profondeur du changement. Vous pensez surement qu'il peut aller plus loin dans la découverte de lui-même, de ses faiblesses et de ses forces.
     Ici, au château, nous avons tous été les témoins de sa spectaculaire évolution, nous sommes tous à des degrés divers redevables de sa grande bonté. Il n'y a pas un serviteur qui ne mourrait pour lui. Il m'a rendu la vie, pas seulement en me recueillant alors que je mourrais de faim et étais en train de le voler mais surtout en me rendant ma dignité. 
    Au début, je l'ai pris pour un fou, mais je me suis laissé guider et peu à peu je me suis redécouvert, j'ai recommencé à croire en moi, à me voir comme un homme et non comme un animal. Mieux, j'ai réussi à aider d'autres gens à prendre conscience d'eux- mêmes et à se respecter.
   Votre fils, Altesse, a fait plus que de me sauver la vie et de me rendre libre, il m'a rendu heureux. C'est grâce à lui encore que j'ai aujourd'hui une famille.
    Mais lui, Altesse,  il n'est pas heureux. Tous au château, nous voyons comment sa joie de vivre s'en va, comment ses angoisses le reprennent, l'empêchent de dormir des nuits entières, comment il tourne en rond dans cette propriété maintenant trop petite. Il est allé au bout de son évolution, il ne peut plus que souffrir. Tous, nous avons peur qu'il ne devienne fou de douleur. Nous sommes en sécurité avec lui, mais nous prions pour que lui aussi soit libre et cesse de souffrir car nous l'aimons.
      Nous ne pouvons pas croire qu'un père, si exigeant soit-il, puisse tolérer une telle souffrance.
      Je tremble en écrivant ces mots, je sais qu'il suffit d'une demande de votre part pour que l'on me jette en prison ou pire. J'en accepte l'augure, je vous l'ai dit, je mourrais pour votre fils si cela était nécéssaire.
      Une dernière fois, je me jette à genoux devant vous pour vous implorer de reconsidérer votre punition et de pardonner à votre fils. Tous ceux qui vont maintenant signer se joignent à moi, ils ne savent pas écrire et recopier leurs prénoms leur est difficile mais ils savent tous qu'ils encourent comme moi votre colère en le faisant.
      Je vous supplie cependant de ne faire retomber que sur moi seul, instigateur de cette lettre, votre courroux.
               Votre très dévoué, et très tremblant
                                         Vania
 P S: Ce courrier vous parviendra plus rapidement que prévu car au lieu de le mettre dans le circuit habituel lors de l'un de mes voyages, j'ai pu le confier à un officier de Sa Majesté qui le fera passer  par le courrier spécial. J'ose espérer qu'ainsi vous aurez le temps de répondre avant que le gel n'enferme encore plus mon pauvre maître.


     Le prince avait lu la lettre d'un trait, agité d'émotions contradictoires : de la colère contre ce paysan qui prétendait lui dire ce qu'un homme de son rang devait faire, de l'admiration pour son courage, de l'incrédulité devant le fait que des serviteurs d'habitude si passifs se soient ainsi impliqués dans quelque chose qui ne leur rapportait rien, de l'inquiétude face au tableau peignant le désespoir de son fils, de la curiosité aussi.

     Il décida de montrer cette lettre à son auguste neveu et de lui demander conseil. Le prince n'était pas homme à perdre du temps, muni de la lettre, il sortit de chez lui, et quelques heures plus tard il se présenta au palais royal. Il n'avait pas encore été introduit auprès de Sa Majesté qu'il savait déjà ce qu'il devait faire : aller voir lui- même sur place.

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