mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 23 : VANIA ET LE TSAR



     Ils étaient tous les deux dans l'immense galerie aux murs couverts de miroirs qui servait d'antichambre au Tsar. Tous les courtisans allaient et venaient dans un murmure permanent et un bruissement soyeux d'étoffes. Les lustres et les candélabres regorgeaient de bougies allumées à toute heure du jour et de la nuit, et dans cette odeur de cire chaude, les parfums qu'exhalaient ces hommes et ces femmes montaient avec une puissance extraordinaire jusqu'aux narines de Vania.
     La gorge lui brûlait à force de les respirer, mais l'émotion intense qu'il ressentait était aussi pour beaucoup dans la sensation d'asphyxie qu'il éprouvait depuis une heure. Il était littéralement pris de panique, n'avait qu'une idée en tête : fuir, sortir, respirer de l'air frais.
     Il se sentait comme ce pauvre moujik pris la main dans le sac ou plutôt une poule à la main par cette nuit d'hiver qui avait changé sa vie. Il avait tellement peur qu'il en tremblait. C'était même pire que cette nuit là; car à l'époque, il n'avait rien à perdre, alors que maintenant il avait une femme, un fils, une propriété à gérer, un protecteur puissant...
     Celui-ci se trouvait d'ailleurs à ses côtés, mais pour Vania, pour la première fois ce n'était plus suffisant. Dans quelques minutes, il allait à nouveau jouer sa vie. Il était fatigué de tout cela, ne voulait qu'une chose, vivre tranquille et heureux. Mais Sa Majesté le Tsar de Toutes Les Russies en avait décidé autrement.
     Que lui voulait-il ?  Nul n'avait su lui expliquer, même pas Nikolaï. Caprice de souverain. Tout à gagner. Tout à perdre. En quelques minutes. Une fois de plus. Le streltsy qui avait pris leur noms ressortait de la salle du trône et se dirigeait vers eux. C'était leur tour.

     Paniqué, Vania chercha à fuir, mais une poigne de fer le retenait. Nikolaï l'obligea à lui faire face, puis lentement mais irrésistiblement, il l'attira contre lui, le serrant dans ses bras avec toute la tendresse d'un frère.
     - Vania, tu n'es pas seul, je suis là. Nous avons traversé tant d'épreuves tous les deux. Fais moi confiance encore une fois.
     Indifférents aux regards curieux, surpris ou réprobateurs qui les entouraient, Nikolaï continuait à serrer dans ses bras un Vania ému aux larmes.
     - Courage, mon ami. Courage. Quand il soulèvera ton visage pour mieux te voir, ne regarde qu'une chose : ses yeux. Et tu n'auras plus peur.
     Vania n'eut pas le temps de comprendre, l'huissier était devant eux. Posant une main à la fois autoritaire et protectrice sur l'épaule de Vania, Nikolaï commença à avancer, entraînant l'intendant avec lui.
     Ils entrèrent dans la salle du trône, en passant entre deux haies de courtisans. Quand les portes se refermèrent il n'y eut plus qu'un trône de bois rehaussé d'or et de pierres précieuses sur lequel était assis un homme de haute taille magnifiquement vêtu de velours vert et or.
     Ils s'avancèrent, Nikolaï guidant toujours Vania, puis, à quelques mètres du trône ils s'arrêtèrent. Nikolaï, aussitôt imité par Vania, mit d'abord un genou à terre puis le deuxième.
     Ils étaient là, tous les deux, si semblables, l'un vêtu de rouge et l'autre de bleu. Un barine et un moujik. Rien pourtant n'aurait pu les distinguer, agenouillés tous deux devant une puissance supérieure. Tous deux avaient fort belle allure, étaient cultivés et se comportaient noblement en toutes occasions. Mais l'un était né serf et l'autre noble. Seule la puissance du Tsar annihilait ces différences.

     L'empereur descendit de son trône et se dirigea d'abord vers Nikolaï; il lui releva le visage et lui dit en souriant :
     - Cousin, je suis heureux de vous revoir.
     - Majesté, vous êtes si bon de m'avoir pardonné. Plus jamais, je ne ... 
     - Je sais, Nikolaï. Je te crois. Maintenant que tu es revenu, nous allons beaucoup nous voir. Tu vas pouvoir profiter de la vie ... Après-demain, je donne ici même au palais, un bal en l'honneur de ton retour. Et le lendemain, nous irons chasser. Nous pourrons parler tout à loisir. Pour l'heure, relève toi.
     Quand le jeune homme obéit, le Tsar se mit à rire :
     - J'avais oublié à quel point tu es grand. Je préfère que tu ailles t'asseoir.
     Il lui désignait l'un des fauteuils disposés le long des murs.
     - Majesté, je...
     - Tu as oublié que c'est l'un de tes privilèges, celui d'être autorisé à t'asseoir en ma présence. Va, pendant que je fais connaissance avec celui-ci.
     Nikolaï s’exécuta, pendant que le Tsar relevait d’une main le menton de Vania. Il pouvait sentir tout le corps du pauvre homme trembler, mais il n'y avait rien de surprenant à cela; c'était généralement l'impression que Sa Majesté produisait sur ses sujets. Ce qui était beaucoup moins banal, ce fut l'immense sourire qui éclaira le visage de Vania quand son regard croisa celui du Tsar.
     Surpris, celui-ci interpella Nikolaï :
     - Cousin, voilà un homme surprenant. Il y a quelques secondes il tremblait de la tête aux pieds et le voilà en train de sourire.
     - Je vous l'avais bien dit, Majesté. Un homme surprenant.
     Voyant que Nikolaï ne lui livrait point la clé du mystère, le Tsar se retourna vers Vania :
     - M'expliqueras-tu ?
     - Majesté, il s'agit encore d'un cadeau que m'a fait mon maître. Je mourrais de peur comme vous l'avez vu, et il m'a dit de ... de ne regarder que vos yeux.
     - Et qu'est-ce qu'ils ont mes yeux ?
     - Ce sont les mêmes que les siens, Majesté.
     - Ceux de notre grand-mère, oui. Et alors ?
     - Il y a tant de bonté dans les siens, que...
     - Que je ne peux pas être tout à fait mauvais ?
     - que d'y penser m'a aidé à surmonter ma peur.
     - Parce que tu n'as pas peur de ton maître ?
     - Plus maintenant, Majesté.
     - Tu lui dois le respect pourtant.
     - Le respect, pas la peur. Son Altesse sait à quel point je le respecte.
     De nouveau le Tsar s'adressa à son cousin :
     - Il m'intéresse ce gaillard. Diablement même. Je le garde pour la fin de l'après-midi. Je le ferai raccompagner. Vous êtes toujours chez mon oncle ?
     - Pour l'instant oui, Majesté. Même si mon père m'a fait la surprise d'avoir racheté ma propriété ici à Moscou. J'y habiterai cet hiver. Dois-je prendre congé pour vous laisser en compagnie de Vania ?
     -Oui, s'il te plaît.

     Nikolaï s’exécuta; il se leva, s'inclina devant son auguste cousin et sortit. Le tsar s'adressa alors à Vania :
     - Voilà ce que j'attends de toi. Tout l'après-midi des gens vont se présenter en audience devant moi. Je veux que tu ailles te mettre là où se trouvait ton maître. Que tu restes là sans bouger ni parler. Que tu écoutes. Après chaque entretien, je te poserai des questions, non sur ce qui aura été dit car il est évident que tu n'es pas au courant des affaires de la Cour, mais sur les gens eux-mêmes.
     Vania prit son courage à deux mains et osa une question:
     - Majesté, je ne suis pas sur de comprendre. Que voulez-vous que je vous dise sur eux ?
     - S'ils mentent, s'ils sont intéressés, surs d'eux... Je veux que tu me donnes tes impressions.
     - Et si je ne ressens rien ?
     - Alors tu ne dis rien. Je n'exige qu'une chose : ta franchise. Crois-moi c'est une chose rare et précieuse par ici.
     Et les audiences commencèrent. Vania était installé dans son coin, il s'amusait devant la mine intrigué des courtisans mais n'en montrait rien et les observait attentivement, désireux de satisfaire le Tsar.
     - Alors ?
     Le premier interlocuteur venait de sortir.
     - Et bien, Majesté, je ne sais comment dire...
     - La vérité!
     - Oui, mais j'essaie de la présenter de façon agréable. Cet homme n'a pas été assez attentif à vos propos. Il était sans cesse en train de se poser des questions à mon sujet.
     - Tu veux dire qu'il te prêtait plus d'attention qu'à moi ?
     - Majesté, c'est cette façon de présenter les choses que j'essayais d'éviter ... mais oui, c'est ça.
     - Et qu'en déduis-tu ?
     - Si c'est un militaire, il faut le renvoyer, rien ne devrait le détourner de son Tsar. Si c'est un diplomate, c'est un bon signe ils doivent tout soupeser avant de parler. Si c'est un courtisan, il faut s'en méfier ... mais ça c'est habituel, je suppose.
     - Oui ! Oui ! Oui !
     Le Tsar était aux anges. Il riait aux éclats. L'après-midi se poursuivit de la sorte, après chaque visite, Vania donnait son avis.
     - Celui-ci est intéressé par l'argent qu'il pourrait gagner. Il est donc contrôlable.
     - Celui-là a peur de vous. Il ment pour vous plaire.
     Il n'y eut qu'une seule difficulté pour Vania. Un homme venait de sortir.
     - Alors ?
     - Je n'aime pas cet homme. Je ne sais pas pourquoi mais je n'ai pas confiance en lui.
     - Sais-tu qui il est ?
     - Quelqu'un qui vous est proche. Votre Majesté utilisait seulement son prénom. Et il n'avait pas l'air impressionné du tout.
     - Mon frère.
     Vania sentit le sol se dérober sous lui. Il venait surement de se perdre en insultant ainsi le frère du Tsar. Mais un éclat de rire le rassura.
     - Il me déteste depuis l'enfance.
     Après une pause le Tsar reprit :
     - Tu dois être fatigué de toutes ces émotions. je vais te faire raccompagner. Je t'attends demain ici à la même heure. 
     Il n'était évidemment pas question de discuter, mais le coeur de Vania se serra, il n'avait qu'un désir, repartir au plus vite vers Orenbourg, son tranquille petit paradis. 
     Il profita au maximum de sa soirée avec Natacha et Piotr, sachant bien qu'après le dîner Nikolaï lui demanderait le compte-rendu de sa séance chez le Tsar. Effectivement, rentrant d'un dîner chez des amis, Nikolaï fut heureux de voir que Vania l'avait attendu. En entendant son maître entrer, Vania se leva et voulut s'agenouiller devant Nikolaï pour le remercier de son aide au palais, mais le prince rapide comme l'éclair le retint : 
     - Non, fini tout ça. D'accord ?
     - Maître, je ne...
     - Raconte, Vania.
     Et ils discutèrent, presque comme deux vieux amis.

     Ils furent amenés à se revoir souvent au palais royal. Nikolaï comme le lui avait promis son auguste cousin, était l'invité d'honneur de bien des manifestations et passa beaucoup de temps à raconter à Sa Majesté la vie loin de la Cour. Mais celui qui prenait de plus en plus d'importance au palais, au point que des princes en prirent ombrage, c'était Vania. Sa Majesté semblait s'en être entiché, il lui demandait son avis sur tout, admirait son bon sens et sa franchise et recherchait sa compagnie.
        Vania était au supplice, il avait l'impression d'être tombé au milieu d'un nid de serpents prêts à le dévorer au moindre signe de faiblesse. Cette description de la Cour avait tant plu au Tsar qu'il avait ri à en avoir mal aux côtes.

     Mais Vania ne riait pas, il avait peur. De ne plus voir Orenbourg, de faire un faux pas qui donnerait au Tsar l'envie de brûler ce qu'il avait adoré, de se faire assassiner par un courtisan maltraité. Il suppliait régulièrement Nikolaï de lui venir en aide, de parler au Tsar, de le convaincre de le laisser partir.
     Nikolaï avait essayé plusieurs fois mais la réponse du Tsar avait été à chaque fois la même :
     - Tu l'as eu pendant plus de deux ans. Maintenant, il est à moi.
     Que pouvait-on répondre à cela ? Les désirs du Tsar étaient des ordres. Vania recevait des cadeaux magnifiques en récompense de ses services, il tentait de les refuser, expliquant à Sa Majesté que sans la grâce qui lui avait été accordée plus de deux ans auparavant il serait mort. Qu'il ne pourrait jamais assez remercier son bienfaiteur, que c'était un honneur...
     Mais le Tsar donnait : un rubis, une émeraude, de l'or... L'un des cadeaux émut  Vania aux larmes : ce n'était qu'une médaille en or gravée d'une croix, mais le Tsar la portait en permanence sur lui, et quand il l'enleva de son cou pour la passer à celui de Vania, celui-ci ne put s'empêcher de baiser la main qui lui faisait un si beau cadeau. Il eut peur d'avoir offensé le Tsar en osant le toucher et tomba à genoux devant lui.
     Une main releva son visage tandis que la voix du maître de Toutes Les Russies disait :
     - Regarde moi ... dans les yeux.
     Ce qui vit Vania le rassura, et cette fois-ci pas seulement à cause de leur ressemblance avec ceux de Nikolaï
     - Tu veux partir, n'est-ce pas ? Retourner à Orenbourg?
     - Oui. Oh oui, Majesté. Oui !
     - Tu es donc si mal auprès de moi ?
     - Non, Majesté. C'est juste que ...  je ne suis pas fait pour ce monde. Je ne suis ... qu'un intendant.
     - Tu pourrais devenir riche. En bénéficiant de ma protection, tu serais adulé, courtisé ...
     - Mais pas aimé, Majesté. Comme je le suis là-bas.
     - Tu veux que je te rende ta liberté ?
     - Je ne me suis jamais considéré comme votre prisonnier, Majesté. Vous me comblez de vos bontés, je ...
     - Tu veux que je te laisse partir ?
     - Oui, Majesté.
     Le Tsar regardait Vania dont la vie se jouait une fois de plus en cet instant.
     - Ecoute bien, intendant, je te laisse partir à deux conditions: je t’anoblis et te donne le fief qui t'a vu grandir. J'ai fait emprisonner l'assassin qui s'en était emparé. Tu deviens le Seigneur de cet endroit. J'ai déjà préparé les papiers. Je vais te les remettre. Libre à toi d'y habiter ou d'y installer un intendant. La deuxième condition c'est que tu portes cette médaille constamment sur toi. Et dis toi bien que je peux exiger que tu me rendes visite de temps en temps. Alors ?
     - Majesté, c'est trop d'honneur, je ...
     - Tu acceptes ?
     - Qui serait assez fou pour refuser tant de bontés ? Puis-je en demander une dernière au maître suprême de la Russie.
     - Tu n'as vraiment peur de rien toi ! Que veux-tu ?
     - Bénissez moi, Majesté, avant de me laisser partir.
     Le Tsar fit ce qui lui était demandé et après avoir tracé une croix sur le front de Vania, il le laissa partir.


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