samedi 9 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE 17 : VANIA DISPARAIT



     Pendant que Nikolaï changeait sa vie, celle de Vania s'apprêtait, elle aussi, à prendre un tour nouveau. L'hiver était bien installé maintenant, pourtant l'intendant d'Orenbourg avait une affaire urgente à traiter à deux journées de cheval du domaine. Il s'en voulait de s'être mal organisé et d'être ainsi obligé d'affronter le froid et les routes peu sures à cette saison. 
     Afin de ne pas inquiéter Natacha, il feignait pourtant une assurance qu'il était loin de ressentir :
     - Je ne risque rien, je connais bien le chemin et je prendrai mon pistolet et mon épée.
     - Emmène au moins Pavel !
     - Pourquoi lui imposer ça ? Et puis, le savoir ici me rassure.
     - Nous sommes bien assez nombreux. Je t'en prie ! Fais le pour moi !

     De guerre lasse, Vania accepta. Quelques jours plus tard, il se trouvait à l'auberge du Chêne Vert en compagnie de Pavel. Il ne regrettait pas d'avoir écouté sa femme, non pas qu'ils aient fait de mauvaises rencontres, mais simplement parce que le temps était passé plus vite, que la chevauchée lui avait parue presque agréable.
     Ils étaient tous deux, bien au chaud, attablés devant un bon boeuf en sauce accompagné de pommes de terre. Un feu crépitait dans la cheminée et leurs manteaux mouillés fumaient derrière eux, pendant que la vodka s'occupait de les réchauffer de l'intérieur.
     Une douce torpeur commençait à les envahir; Pavel commençait même à avoir un peu le vertige, il ne pensait pas avoir autant bu ... la fatigue peut-être, le manque d'habitude ... Il voulut aller prendre l'air frais à l'extérieur, se leva de sa chaise mais retomba aussitôt lourdement le nez dans son assiette.
     Quand il s'éveilla le lendemain, il était allongé sur un lit dans une chambre de l'auberge. L'autre lit était vide. Pavel eut honte d'avoir bu à ce point, il ne se souvenait plus de rien, mais imaginait que Vania avait dû le porter jusqu'à la chambre.
     Il descendit donc à sa recherche et ne le trouvant pas, interpella l'aubergiste :
     - Où est l'homme qui m'accompagnait ? L'intendant du prince Pavelski ?
     - Il est parti il y a plusieurs heures.
     - Quoi ?
     - Il a essayé de vous réveiller mais ... c'était impossible. Il a dit qu'il ne pouvait pas rater son rendez-vous et que vous deviez l'attendre ici.
     - Tu mens ! Je n'ai pas bu tant que ça, il aurait surement pu ...
     - Je ne fais que vous répéter ce qu'il a dit. C'est vous qui voyez.

     Sur ce, l'aubergiste retourna à ses occupations. Pavel ne savait plus que penser. Il hésita à se conformer à l'ordre de Vania, puis se dit qu'en partant tout de suite, il aurait une chance d'arriver peu après la tombée de la nuit à la deuxième auberge où devait se faire la transaction et où Vania et lui devaient dormir avant de repasser par ici pour le retour. Au moins, il ferait son travail de protection le lendemain au lieu d'attendre ici et il pourrait présenter ses excuses à Vania le soir même.
     Cette idée acheva de le convaincre et, sans écouter les mises en garde de l'aubergiste quant à l'heure tardive, il se mit en route. Il chevaucha tout le reste de la journée sans trêve et poursuivit tant bien que mal son chemin une fois la nuit tombée. Ce fut avec un grand soulagement qu'il aperçut enfin les lumières de l'auberge à travers les branches des arbres.
     Les odeurs qui assaillirent ses narines lorsqu'il poussa la porte lui rappelèrent cruellement qu'il n'avait rien mangé de la journée. Après le froid de la chevauchée, la chaleur était presque douloureuse. Il chercha des yeux la table de Vania où il pensait enfin pouvoir s'asseoir et manger un peu. A sa grande surprise, il n'y avait nulle trace de l'intendant dans la salle.
     Pavel trouva cela étrange car il n'était pas dans les habitudes de l'intendant de se coucher tôt, puis il ne se souvint pas d'avoir vu son cheval à l'écurie de l'auberge, ce fut donc le coeur serré par un mauvais pressentiment qu'il s'adressa à la servante qui se dirigeait vers lui :
     - L'intendant du prince Pavelski n'est pas ici ?
     - Non, Monsieur, nous l'attendions et ce monsieur aussi, dit-elle en désignant une table.
     Pavel, blanc comme un linge, remercia et se dirigea vers l'homme. Il se présenta et obtint malheureusement la confirmation de ce qu'il craignait : Vania n'était jamais arrivé à l'auberge. Mentalement, Pavel refit le chemin parcouru dans la journée; rien n'avait attiré son attention, nulle trace de lutte ou de traquenard. Mais ça ne voulait rien dire. Et l'évidence était là : Vania avait disparu !
     Il ne pouvait repartir immédiatement car il faisait nuit noire maintenant et il devait donner l'alerte, non se rompre stupidement le cou. La nouvelle lui avait coupé l'appétit mais il s'obligea tout de même à prendre des forces et à dormir quelques heures dans la paille de la grange, guettant l'aube pour repartir au plus vite.

     Quelques heures plus tard, le lever du soleil le trouva sur la même route que la veille, scrutant les buissons, les arbres, les rochers à l'affut du moindre indice d'une chute ou d'un piège quelconque. Mais rien ne semblait pouvoir expliquer la disparition de Vania ... rien, sauf cette étrange coïncidence qui l'avait fait se saouler pour la première fois depuis des années. Plus il y pensait, plus il se disait qu'il y avait là quelque chose d'étrange; il refaisait le compte des verres bus et n'en retrouvait que deux. Pourtant, il s'était effondré ... et si ...
     Il mit encore moins de temps que la veille pour parcourir la distance, et ce fut une furie qui pénétra peu après le déjeuner dans l'auberge du Chêne Vert . Pavel se précipita sur l'aubergiste, lui mit son pistolet sur la tempe et lui donna le choix :
     - Soit tu avoues tout, soit je te brûle la cervelle.
     L'homme ne chercha même pas à nier, surpris par la soudaineté de l'attaque et par la détermination de Pavel, il comprit que maintenir l'histoire qu'il avait préparée à propos d'une bande de brigands rodant sur la route entre les deux auberges ne tiendrait pas.
     - On m'a payé. Très cher. Deux hommes que je n'avais jamais vus. J'ai drogué votre plat. L'intendant et vous, vous vous êtes endormis. Ils l'ont emmené ... Dans un carrosse.
     - Tu mens ! Tu les connais surement.
     - Non ! Pitié ! Non ! J'ai tout dit. Ils sont arrivés la veille, ils ont payé en or. Ils m'ont menacé de brûler l'auberge si je refusais. Ce sont surement des hommes de main. Ils travaillaient pour quelqu'un mais ils n'ont jamais prononcé son nom.
     Pavel ne perdit pas une seconde, toujours sous la menace de son pistolet, il obligea l'homme à prendre de la nourriture et  à l'accompagner.
     Le lendemain, en fin de journée, le commandant du poste de police recueillit deux hommes à bout de forces en ouvrant sa porte. Quelques minutes plus tard, tous les hommes disponibles étaient lancés aux trousses des ravisseurs. Le commandant n'osait même pas imaginer la colère du Tsar quand celui-ci recevrait le message qu'il venait de lui envoyer. Chacun ici connaissait l'histoire de Vania et la gloire d'être celui qui le libérerait avec la récompense qui l'accompagnerait sans doute étaient de puissantes motivations.

     Laissant l'aubergiste "aux bons soins du commandant", Pavel reprit une fois de plus la route pour la partie la plus difficile: aller annoncer à Natacha qu'il n'avait pas pu protéger Vania.
     Il trouva le château en émoi, et son arrivée, seul, loin de calmer l'agitation ne fit que l'augmenter. Pavel avait juste eu le temps de descendre de son cheval et de le confier à Dimitri quand, en se retournant, il se trouva face à Natacha. Elle était très pâle et ses yeux rougis montraient clairement son inquiétude; elle attendait les explications de Pavel en se tordant les mains d'angoisse. Le cocher tomba à genoux :
     - Je n'ai pas ... pas pu ... le protéger. Pardon ! Pardon! Pardonnez moi! Ils l'ont enlevé !
     Natacha laissa échapper un cri et se retint à l'un des poteaux de l'écurie. Pavel, craignant qu'elle ne fasse un malaise, se releva pour l'aider à s'asseoir sur une botte de paille. Puis, il lui raconta le peu qu'il savait et essaya de la rassurer en lui disant que tous les policiers du coin étaient déjà en train de chercher Vania.
     Folle de douleur, Natacha cherchait de l'aide :
     - Son Altesse ! Il faut prévenir Son Altesse !
     - C'est déjà fait, Madame. Le commandant s'en est chargé mais le maître ne pourra pas être ici avant un mois, trois semaines avec un miracle.
     Une petite voix intervint alors :
     - Il faut prévenir Alexeï Dimitriovitch Kirinski.
     Pavel se retourna :
     - Tu as raison, Igor. On a besoin de toute l'aide possible.
     Il hésita, puis, voyant à quel point Natacha semblait perdue, il ajouta :
     - Je reste ici. Toi, vas y.

     Igor ne se le fit pas dire deux fois, il sauta en selle et galopa jusqu'au château voisin. L'arrivée du petit valet fut bientôt suivie là aussi d'un grand remue-ménage. Tatiana pleurait et Alexeï, refusant de se laisser aller à l'émotion, s'organisait pour partir dès le lendemain à la recherche de son ami. Mais, d'abord, il voulait être sur: 
     - Tu m'as bien dit qu'on l'a enlevé ?
     - Oui, Seigneur. A l'auberge du Chêne Vert. Deux hommes.
     - Mais, pourquoi ? Il y a des gens bien plus riches dans la région ...
     Il réfléchissait à haute voix, quand son père intervint :
     - Peut-être pour demander une rançon à Son Altesse ?
     - Peut-être, père. Mais pas très pratique. Ils seraient obligés d'attendre plusieurs semaines pour avoir l'argent.
     - Une méprise ?
     - Difficile à croire, Vania commence à être très connu dans le coin.
     Une autre voix se mêla à la conversation :
     - Justement. Cela ressemble à une vengeance.
     - Tatiana, c'est idiot, voyons. Qui pourrait en vouloir à cet homme ?
     - Mais beaucoup de gens, mon Père. Des gens jaloux de sa réussite.
     Elle s'interrompit; elle réfléchissait, voulant être certaine :
     - Alexeï, je suis sure de savoir qui a enlevé Vania.
     Son frère sursauta :
     - Tatiana, allons, c'est impossible !
     - Je t'assure. Quelqu'un veut se venger de lui. Quelqu'un qui était amoureux de moi et qui voulait vous demander ma main à Père.
     - Tatiana, ce n'est pas possible.
     - Si, mon Père. Depuis ce soir là, vous lui avez refusé l'accès à votre demeure. Il a tout perdu !
     Alexeï n'y comprenait plus rien :
     - Mais de qui parles-tu ?
     - De celui qui a voulu pousser Ko ... Son Altesse à vendre Vania : le comte Iliouchine !
     - Mais il habite à moins d'une journée de cheval d'ici ! Je partirai dès l'aube, j'y serai pour midi.

     L'espoir renaissait dans le coeur des jeunes gens et dans celui d'Igor qui n'avait rien perdu de la conversation. Le comte l'autorisa à dormir dans l'écurie ce qui arrangeait bien le jeune garçon qui avait décidé de convaincre Alexeï de le laisser se joindre à lui pour sauver Vania.

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