dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 18 : QUESTIONS

Alma se tenait debout à l’extrémité de la table. Sa petite taille ne l’avait pas empêchée de paralyser la douzaine de guerriers sur le départ. Dans le brouhaha des voix et des tabourets renversés, tous avaient entendu son ordre. Et chose encore plus incroyable ; y avaient obéi.
« Ce n’est qu’une ruse pour gagner du temps. Il faut l’interroger tout de suite. Depuis quand le chef des nobles Tatars de ce clan fait-il passer son plaisir avant l’intérêt du groupe ? Un viol rapide sur une table passe encore mais une nuit entière à jouer avec elle alors que l’envoyé de Saadet Giray arrive demain ! »
Alma s’était dépêchée de parler. Elle connaissait trop bien son père pour ne pas comprendre qu’elle risquait gros à oser l’interrompre ainsi et que seul le nom du Khan de Crimée pouvait l’arrêter et surtout faire pencher les hommes de son côté. 
« Comment oses-tu te mêler des affaires des hommes ? Depuis quand l’avenir du clan est-il de ton ressort ?
- Depuis que j’ai risqué ma vie pour ramener cette garce … et sa précieuse boîte. 
- Oui, tu as beaucoup fait pour le clan. Mais tu n’as fait que ton travail de fille de chef.
- Justement. Le Khan exigera des comptes et le chef des autres ne va surement pas tarder lui non plus.
- Tu l’as prévenu pour l’enlèvement ?
- Non, mais nous savons tous que personne n’est mieux renseigné que lui en Russie. 
- Qu’est-ce que tu veux ?
- Il faut l’interroger. Savoir si quelqu’un a touché à cette boîte. Etre sûrs que personne n’a vu le papier.
- Tu sembles bien décidée à faire souffrir cette fille. Que t’a-t-elle fait de si terrible ?
- Rien. »
Depuis l’intervention d’Alma, Marie se taisait, inquiète de la nouvelle tournure prise par les évènements. Elle se demandait ce qui pouvait pousser celle qu’elle avait longtemps prise pour son amie à tant de cruauté. Lui rappelait-elle sa mère et donc sa différence, peut-être mal vécue ? Etait-elle jalouse de tous ceux qui pouvaient intéresser son père ? La dureté du père avait-elle éveillé puis entretenu la férocité de la fille ? En tous cas la violence semblait indissociable de leur relation.

« Si tu y tiens tant que ça, interroge-la toi-même. »
Un instant interdite, Alma donna ensuite rapidement des ordres et Marie se retrouva en chemise, attachée au poteau central. L’espace d’un instant, elle avait supplié Azat du regard mais sans proférer un seul mot car elle savait que cela n’aurait fait qu’empirer les choses. Dans son dos, elle entendait maintenant Alma qui s’était emparée d’un fouet se préparer à la frapper au milieu des encouragements et des quolibets.
« Qui t’a donné cette boite ?
- Tu le sais très bien. »
La douleur la transperça. Rien à voir avec les verges qu’elle avait quelques fois reçues pendant son enfance. Elle hurla. Alma jubilait.
« Je repose ma question : qui t’a donné cette boite ?
- Mon tuteur, Son Excellence Piotr Ivanovitch Ikourov.
- Bonne réponse. »
De nouveau, la morsure du fouet. Apparemment, les règles du « jeu » n’étaient pas d’une clarté absolue. Ou plutôt si : seule comptait la souffrance infligée. Qu’elle fut « justifiée » ou non.
« Quand ?
- Il y a cinq ans. Dans l’un de ses entrepôts à Moscou. »
Marie s’était dépêchée de répondre, ajoutant même des précisions non demandées par Alma en espérant s’épargner des questions et donc des coups. Peine perdue : la longue lanière ceignit ses reins par deux fois. 
« Merci d’avoir répondu par avance à ma question. La suivante : pourquoi te l’a-t-il donnée ?
- Parce qu’il voulait me faire plaisir, parce qu’il s’était pris d’affection pour moi, parce qu’il voulait que je garde un souvenir de lui, parce que …
- Assez ! »
Par trois fois, le fouet avait déchiré encore davantage sa chemise. Sous le coup de la douleur, elle se débattit tant qu’elle s’arracha la peau des poignets.
« Pitié, Alma, pitié ! Je te dis toute la vérité, tout ce que je sais. Je ne comprends rien à tout ça. Pitié !
- Pitié ? Tu n’as vraiment rien compris, toi ! Que t’a-t-il dit à propos de cette boite ? Quelles consignes t’a-t-il données ?
- Mais … aucune. Alma, je … je ne comprends rien. Je t’en prie ! C’est juste une boite à bijoux, rien d’autre. »
Cette fois ce furent ses épaules que le fouet atteignit.
« Te l’a-t-il confiée en te disant qu’il en aurait besoin un jour ? Que tu devais en prendre le plus grand soin ?
- Non ! Non ! Non ! C’était un cadeau. Juste comme ça. Dans l’instant. Je te le jure ! Non ! Aïe ! Non ! Pitié ! Arrête ! »
La correction avait recommencé, ne s’arrêtant que pour de nouvelles questions.
« Pourquoi es-tu revenue alors ?
- Toute ma famille a été massacrée. A cause de cette maudite boîte justement. Tu l’as déjà oublié ?
- Pourquoi avoir rapporté la boîte avec toi ?
- Mais elle ne me quitte jamais.
- Jamais ? Vraiment ?
- Non. Aïe !
- Même pas le temps d’une promenade ?
- Si. Bien sûr.
- Tu vois que tu mens.
- Non, Alma, non !
- Cette boîte a-t-elle déjà été cassée ? La doublure arrachée ?
- Non. Aïe ! Pitié !
- Comment le sais-tu ? Quelqu’un aurait-pu s’en emparer pendant l’une de tes absences.
- Mais si la boîte avait été cassée ou la doublure arrachée, je l’aurais vu. Aïe !
- Pourquoi … »
Alma n’acheva pas et Marie qui s’attendait à de nouveaux coups eut enfin le répit qu’elle implorait depuis un moment. Azat venait d’intercepter la lanière au vol.
« Assez ! Tu vois bien qu’elle ne sait rien du tout. Même Piotr Ivanovitch n’a rien découvert. Laisse-la.
- Impossible. Il y avait forcément un message. Pour prévenir Piotr Ivanovitch de l’intérêt de cette boîte.
- Apparemment non. Sinon, jamais il ne l’aurait donnée à une enfant.
- Pourquoi l’avoir choisi alors ?
- Quelque chose a dû arriver. Quelqu’un s’est trompé. Il n’a pas compris. Peu importe. Ce qui compte c’est que la boîte est ici et surtout la liste. »
Sur ces mots, le prince tatar lança la boîte sur le sol où Marie l’entendit se briser. De toute évidence, leur si précieuse liste devait s’y trouver puisqu’aucune protestation ni aucun étonnement ne s’éleva parmi l’assemblée. Marie pensait à tous ceux qui étaient morts pour ça, pour un ridicule morceau de papier, la laissant seule au monde. La douleur cuisante des coups de fouet ne diminuait pas. Les cordes qui l’attachaient à ce poteau lui ôtaient toute dignité. Lentement, insensiblement, elle laissa les larmes inonder son visage.

« Tous dehors ! Maintenant ! »
La tente se vida en un instant. Alma, elle-même, était sur le point de sortir quand son père la retint.
« Pourquoi fais-tu ça ?
- Quoi ?
- Elle. Le fouet.
- Il fallait bien en être sûr. 
- Et qu’as-tu appris que tu ne savais déjà ? Rien. Ce qu’il y a c’est que tu es jalouse d’elle. De sa beauté. De l’intérêt qu’elle peut éveiller. Allez, dégage ! »
Azat était resté derrière elle mais Marie pouvait voir Alma, juste en face d’elle, à côté de l’entrée de la tente. La rage, le dégoût, la haine déformaient le beau visage de la jeune femme qui finit par éclater.
« Profitez bien de cette nuit ! Demain, Mengli Barin, l’envoyé de Saadet Giray sera là. Il faudra rendre des comptes. Beaucoup d’esclaves ne sont jamais arrivés jusqu’à Kefe. Le Khan touche pourtant une belle prime pour chacun d’entre eux ; il ne doit pas être ravi. Trop d’entre eux ont été massacrés avant leur départ, il y a eu beaucoup de « jeux » malheureux, de femmes réservées à votre service personnel … Je ne crois pas que l’émissaire laissera filer une aussi belle pièce.
- Je fais ce que je veux. Saadet Khan est un âne qui perd toutes les batailles qu’il mène. Je ne crois pas que la Sublime Porte le garde bien longtemps.
- Peut-être. Mais tous les nobles tatars doivent obéissance à leurs beys et au-delà au Khan.
- De toute façon, l’émissaire n’enverra pas cette fille à Kefe. Il la gardera pour lui.
- Ou l’offrira au Khan. Quoi qu’il en soit, il nous devra une faveur.
- Je n’ai pas besoin de ses faveurs.
- Elle pourrait servir de monnaie d’échange contre certains de nos chefs détenus par les russes. Et puis, elle serait mieux traitée.
- Tu veux juste qu’elle parte d’ici. Je te dis que tu es jalouse. La possibilité d’échange dont tu me parles est bien faible et prendra des années. Elle sera morte bien avant ; la vie d’une esclave, auprès du Khan ou pas, est très dure et très courte.
- Alors tue-la, tu lui rendras service. Fais-le vite. Tu sais que les russes ne sont pas loin, s’ils apprennent que la protégée de Piotr Ivanovitch …
- Il n’y a aucune raison.
- Brûle la liste et tu sauveras ces chiens qui nous renseignent. Fais-la disparaître avant que leur chef ne vienne ici. Tu sais pourquoi …
- Que veux-tu que ça change ?
- Si elle s’échappe …
- C’est impossible et de toute façon, comment trouverait-elle son chemin ensuite ?
- Je ne sais pas, on peut imaginer …
- Imaginer. Oui, tu ne fais que ça.
- Ecoute, si tu ne veux pas la vendre à Mengli Barin, fais ce que tu as à faire avec elle cette nuit et tue-la.
- Je suis le maître et je décide seul du temps qu’elle vivra.
- Elle va vous tromper, découvrir ce qu’elle n’a pas à savoir et …
- Et … qu’en fera-t-elle ? Cela allongera-t-il sa vie ? Sous mes coups ou de fatigue, elle mourra bientôt. Laisse-lui cette dernière chose à laquelle s’accrocher : comprendre. »

Toujours attachée à son poteau, réduite au silence par la peur qui lui nouait le ventre, Marie assistait impuissante à la conversation. Surprise par le rapport étrange qu’Alma entretenait avec son père, mélange à la fois de crainte et de volonté de pouvoir, souligné par le curieux et perpétuel passage du vouvoiement au tutoiement, elle sentait surtout la haine que la jeune femme éprouvait à son égard. Plus encore que le fouet de tout à l’heure, l’acharnement d’Alma à la perdre la brûlait comme un fer rouge. Son départ de la tente fut donc plus qu’un soulagement : une délivrance.
Suivie de près par une autre ; Azat lui-même vint couper les liens qui la maintenait contre le poteau avant de la projeter sur son épaule. Il se dirigea ensuite vers un endroit de la tente qui avait intrigué Marie lorsqu’elle était à table : un espace entouré d’épais rideaux. Le maître des lieux les écarta rapidement avant de déposer son léger fardeau à terre. 
Un étrange spectacle apparut alors aux yeux de la jeune fille ; aux pieds d’un immense lit étaient attachées quatre jeunes femmes. Toutes portaient autour du cou un collier d’esclave dont seul Azat semblait posséder la clé. Le maître donna ensuite dans sa langue des ordres dont la teneur échappa donc à Marie mais elle comprit vite que deux des femmes venaient d’être affectées à la remise en ordre de la place tandis que les deux autres devaient se charger d’elle. 
Azat se retira rapidement sans un mot pour sa nouvelle esclave. Allait-il inspecter une dernière fois le campement avant la nuit ? Retrouver l’un ou l’autre de ses lieutenants pour des instructions de dernière minute ? Tenter de comprendre encore une fois Alma ? Impossible à dire bien évidemment.
Pour l’heure, ses femmes s’occupaient de soigner, de laver, de parfumer, d’habiller et de coiffer Marie. Toutes semblaient d’origine tatare et non russe comme on aurait pu s’y attendre concernant les esclaves d’Azat. Elles lui murmuraient des mots qu’elle ne comprenait pas mais qu’elle devinait être des encouragements. Pauvre réconfort de femmes à une jeune fille, une enfant presque encore, sur le point de partager pour la première fois leur triste sort. L’une d’entre elles, au prix d’un énorme effort, parvint à donner un ultime conseil en russe à Marie avant le retour du prince.
« Surtout, ne pleure pas ! Même s’il te bat très fort. Crie mais ne pleure pas ! » Ces paroles bienveillantes, destinées à lui rendre service, ne firent que l’angoisser davantage et ce fut une pauvre petite fille terrifiée qui accueillit Azat de retour sous sa tente. Alors qu’elle s’attendait à le voir se jeter pratiquement sur elle, ce fut deux des autres femmes qu’il appela. Prudemment, elle s’était retirée du lit où les autres l’avaient installée. Bien lui en prit ; sans un regard pour elle, Azat s’y allongea sur le dos, laissant les deux femmes le déshabiller tout en le caressant.
Malgré l’intense peur qui la paralysait, Marie nota avec un certain amusement qu’elles écartaient avec une précaution respectueuse les diverses armes dissimulées dans les vêtements du maître. Quand celui-ci fut presque nu, Marie, gênée, détourna le regard. Les deux jeunes femmes se déshabillèrent à leur tour et elle ne put faire autrement que de remarquer les nombreuses ecchymoses et traces de coups de fouet qui zébraient leurs corps. 
Les yeux pudiquement baissés, Maie fut pourtant obligée d’entendre tout ce qui se passait. Si la brutalité qu’elle craignait était bel et bien présente dans l’accouplement bestial qui se déroulait devant elle, aucun véritable sévice n’était infligé aux deux femmes. Peut être Azat devenait-il plus raisonnable avec le temps ou s’habituait-il à ses femmes ; après tout il avait protégé la mère d’Alma et sa fille par la suite. Bien sûr, il la traitait brutalement comme il le faisait pour tous mais grâce à lui elle jouissait d’une place prépondérante dans leur monde.

Quand Azat se donna pour satisfait, les femmes le lavèrent soigneusement avant de lui passer un pantalon propre. Marie l’entendit ensuite les congédier toutes les quatre. Totalement paniquée, elle les sentit la frôler avant de disparaître vers l’extérieur de la tente où les attendaient les gardes. Le prince dormait-il toujours seul ? L’une d’entre elles était-elle d’habitude choisie pour rester auprès de lui ? En tous cas, cette nuit, il n’y avait plus qu’elle et lui. L’esclave et le maître. Marie face à son destin.

19 -  Saadet Giray ne fut Khan que quelques mois en 1691. En mars, Hadji Selim Giray abdiqua volontairement pour se rendre en pèlerinage à La Mecque. Sur sa demande, il fut remplacé par Saadet Giray II. La campagne d’été 1691 fut une telle catastrophe pour les Ottomans, employeurs des cavaliers tatars, en particulier à cause de Saadet, arrivé trop tard pour participer à une bataille capitale, qu’ils le démirent de ses fonctions en décembre. Son successeur Safa Giray n’eut pas plus de succès pendant l’été 1692. 
20 -  Le port de Kefe fut pendant des siècles le principal marché aux esclaves. Les moujiks russes capturés lors des razzias ou des campagnes de guerre étaient envoyés la plupart du temps vers le Moyen-Orient et l’Empire Ottoman. Le commerce des esclaves était la principale source de revenus du Khanat de Crimée.
21 -  Entre 10 et 20%.

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