mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE  22 : LE DEPART



     Le troisième hiver que Vania passa au château fut le plus étrange. D'abord, il avait maintenant deux maîtres à servir. Ensuite, s'il était bien évidemment toujours l'intendant de Nikolaï, il ne le voyait pratiquement plus en dehors des repas.
     Nikolaï passait le plus clair de son temps à rattraper le temps perdu en bavardant avec son père. Les deux hommes se promenaient quand le temps le permettait sinon ils passaient des heures enfermés dans le bureau ou le salon à discuter.
     D'un côté cela convenait parfaitement à Vania, lui laissant le temps de régler les derniers détails avec les starostes, de tout mettre en ordre avant l'arrivée de l'intendant qui devait prendre sa place pendant qu'il serait à Moscou.
     Le prince leur avait expliqué à Nikolaï et à lui qu'il avait engagé un homme très bien qui arriverait dès que le dégel le permettrait et Vania voulait que tout soit parfait.
     Ce qui rendait surtout cet hiver étrange, c'est que Vania ne savait pas quand il pourrait revenir. Nikolaï souhaitait bien sur qu'il s'occupe du domaine à sa place, il savait que Vania serait heureux ici et qu'Orenbourg ne pouvait être en de meilleures mains. Vania, de son côté, n'aspirait qu'à vivre en paix en famille sur ces terres qu'il aimait maintenant avec passion.

     Mais Sa Majesté en avait décidé autrement, il voulait voir Vania et ses désirs étaient des ordres. Ni le prince Pavelski, ni Nikolaï n'avaient pu l'aider à deviner ce que le Tsar pouvait bien lui vouloir.
     Un autre aspect étrange de ce dernier hiver avant le départ, c'était que ce que Vania avait vécu avec Nikolaï pendant plus de deux ans, il commençait à le vivre avec le père de celui-ci. Dès que le prince laissait son fils quelques instants, il recherchait la compagnie de Vania. Littérature, sciences, gestion du domaine, tout y passait. Mais, Vania mesurait infiniment plus ses paroles qu'avec Nikolaï, nul pacte de confiance mutuelle ne lui semblait envisageable et il maintenait une distance maître-serviteur qui lui permettait de ne pas trop s'impliquer et somme toute de se protéger.
     Le temps passa et les premiers signes du printemps commencèrent à se manifester; l'un après l'autre les ruisseaux dégelèrent, les chemins se couvrirent de boue, les bourgeons apparaissaient...
     L'intendant embauché par le prince arriva rapidement. Quand il demanda à Son Altesse quelles étaient ses instructions pour le domaine, celui-ci répondit que les terres appartenaient à son fils et que c'était à lui de décider. Consulté, Nikolaï expliqua que l'intendant du domaine était Vania, et qu'il était le seul à pouvoir donner des ordres.
     Vania lui expliqua, visite et chiffres à l'appui, le fonctionnement du domaine, puis il fut très clair :
     - Le fouet est désormais interdit sur ce domaine. Tous les domestiques de ce château ont gagné le droit de vivre tranquilles. Aucun moujik ne doit être vendu.

     Le jour du départ arriva enfin. Chaque domestique eut droit à quelques mots de remerciement de la part de Nikolaï. Vania leur dit au-revoir à tous, plus ému qu'il ne voulait se l'avouer. Tous savaient qu'il reviendrait mais quand ?...
     Vania devant s'absenter pour un temps indéterminé, il avait tout de suite été clair que Natacha et Piotr seraient eux aussi du voyage. Nikolaï avait décidé de s'adjoindre la présence de Pavel dont l'adresse au pistolet et à l'épée pouvait s'avérer plus qu'utile sur les routes peu sures de la région.
     En ce beau jour, les deux carrosses s'élancèrent en direction de Moscou; dans le premier, celui du prince, se trouvaient le prince lui-même bien sur, son fils ainsi que les deux valets et le cocher qui l'avaient accompagné depuis Moscou.  Dans le deuxième voyageaient Vania et sa famille sous la conduite de Pavel.

     Le voyage fut long mais plaisant. Nikolaï, particulièrement ému en franchissant les limites jadis interdites, prit la main de son père et les porta à ses lèvres. Le moment d'émotion de Natacha eut lieu quand elle se retrouva dans l'auberge où elle avait été si maltraitée, et dont le patron, croyant la priver de sa seule chance de bonheur l'avait vendue à un noble de passage, en partie pour l'empêcher de vivre avec Vania.
     L'homme découvrit alors que le noble en question n'était autre que le jeune prince Pavelski et que sa servante était bel et bien devenue la femme de Vania et l'intendante du domaine. 
     Son Altesse, le prince Pavelski père, ne comprit pas tout à fait pourquoi son fils dut retenir un Vania soudain furieux à la simple vue de l'aubergiste et pourquoi il essuya d'un geste tendre deux larmes qui perlèrent soudain dans les yeux de la jolie  Natacha.
     Piotr, lui, était heureux de tout, n'ayant jamais voyagé ainsi, il appréciait cette découverte permanente. Les auberges, le temps passé ensemble dans le carrosse, les paysages, tout l'émerveillait.
     Seul, Vania s'inquiétait trop pour profiter du changement. Plus Moscou approchait, plus il se posait de questions sur son avenir. Le soir, à l'auberge, il cherchait des réponses auprès de Nikolaï et de son père. Mais personne ne pouvait l'aider.
     Bientôt les maisons et les palais de la capitale apparurent. Les deux carrosses pénétrèrent enfin dans la cour d'honneur du palais du prince Pavelski. Vania crut rêver, une foule de serviteurs les entoura, à peine eurent ils posé le pied dans le château. Ils furent débarrassés de leurs manteaux et de leurs bottes, se retrouvèrent dans le salon où une collation leur fut servie. 
     On montra à Vania et à sa famille la chambre où ils allaient s'installer; l'escalier et les sols étaient en marbre, les chandeliers en argent et les murs couverts de boiseries précieuses. Dans la chambre elle même, l'émerveillement continua; dans le lit des draps de soie les attendaient, des fauteuils de velours leur tendaient les bras, une carafe d'eau, des verres  et des fruits avaient été préparés pour leur bien-être. Des fleurs égayaient la pièce, tandis qu'un feu avait été allumé dans la cheminée en prévision des nuits encore un peu fraîches.
     Le prince Pavelski avait donc été fort clair; Vania et sa famille étaient ses invités, il le démontra encore le soir au dîner en les invitant à partager sa table. Par la suite, Natacha et Piotr passèrent leur temps à se promener, profitant pour la première fois de leur vie des plaisirs de l'oisiveté.

     Nikolaï et Vania, eux, furent fort occupés pendant les quatre mois qui suivirent. Tout commença le surlendemain de leur arrivée; Sa Majesté à peine informé de leur présence en ville avait souhaité les rencontrer au plus vite. Ils se retrouvèrent donc, tous deux, sitôt leur déjeuner terminé, au palais royal.

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