lundi 4 janvier 2016


  LE BARINE ET LE MOUJIK



PREMIERE PARTIE :  NIKOLAÏ



CHAPITRE 1 : LA RENCONTRE



     Nikolaï essayait, comme tous les soirs, de tromper ses insomnies en lisant dans le petit salon, quand il entendit des voix qui venaient de l'extérieur du château, du côté du poulailler. Intrigué, il se leva, sortit du salon, prit son épais manteau de fourrure au passage dans le vestibule et ouvrit l'un des côtés de l'immense porte d'entrée. Une rafale de vent glacé lui coupa la respiration, la neige tourbillonnait à gros flocons et l'on n'y voyait qu'à grand-peine. Des éclats de voix s'élevaient toujours sur sa gauche en provenance du poulailler. Longeant la façade, il avançait rapidement et commença à reconnaître les voix de son jardinier, de son cocher et du valet qui dormait avec eux dans la paille de la grange.
    Il commençait à pester à mi-voix contre les ivrognes et leurs disputes, quand il se rendit compte qu'à leurs voix courroucées s'ajoutait une quatrième, plus sourde mais aussi plus menaçante. Un maraudeur ! Ses serviteurs avaient du le surprendre en train de voler une poule et ils essayaient maintenant de le maîtriser. Nikolaï pressa le pas; ils avaient beau être trois, ils n'étaient pas, contrairement à lui, habitués à se battre et un mauvais coup est vite arrivé.
     Il atteignit enfin le coin du château et découvrit le spectacle: ses trois serviteurs se tenaient de dos face à un homme qui les menaçait d'un couteau d'une main tandis que de l'autre il tenait fermement une poule par les pattes. Nikolaï, qui avait dans sa jeune vie vu des spectacles bien plus terrifiants, sentit un fou rire monter en lui. Le fait que l'homme semblât préférer risquer la mort plutôt que de lâcher la poule pour mieux se battre lui semblait désespérément  drôle. Et puis, il lui fallait bien se l'avouer, cette petite diversion était la bienvenue dans la longue suite de ses jours et de ses nuits d'ennui.
     L'homme l'avait aperçu et sembla pris de panique, il pouvait devenir dangereux pour ses serviteurs, Nikolaï intervint :
    - Reculez, ordonna-t'il à ses hommes qui sursautèrent en entendant sa voix.
   - Barine, c'est un voleur, commença Sergueï le cocher
    - Cela me semble assez évident, le coupa Nikolaï, vous avez très bien agi tous les trois et je vous félicite mais maintenant je prends les choses en main, reculez.
    Dans la Sainte Russie des Tsars aucun serviteur sensé n'aurait songé discuter un ordre de son barine, fût-il aussi juste et mesuré que Nikolaï. Les trois hommes firent donc plusieurs pas en arrière dans un bel ensemble, laissant Nikolaï face à l'homme.
   - Lâche ça tout de suite !
   - Laissez moi partir, je n'ai plus rien à perdre, je vous préviens, je n'hésiterai pas à m'en servir.
   - Plus rien à perdre ! Je te crois volontiers, entre le froid et les loups, je ne te donne pas plus de quelques jours, quelques semaines tout au plus à vivre. A moins que tu ne prennes un coup de fusil lors de l'un de tes prochains vols !
  - Alors, qu'est-ce que ça peut vous faire une poule de plus ou de moins ! Laissez moi partir !
  - Il n'y a qu'un seul problème ! Je ne supporte pas que l'on me menace ! Réfléchis vite si tu veux sauver ta vie.

    L'homme examinait Nikolaï depuis un moment; bien que le manteau de fourrure pût être trompeur sur sa carrure réelle, sa haute taille et surtout son calme absolu indiquaient un homme tout à fait capable de se battre. Lui, Vania, était légèrement plus petit mais surtout ses longs mois d'errance et de faim lui avaient fait perdre toutes ses forces. Derrière le barine se tenaient toujours les trois autres. Non, il ne s'échapperait pas. Le barine avait parlé de lui laisser la vie sauve, peut-être s'en tirerait-il avec quelques coups de fouet et avec un peu de chance on le laisserait partir sans trop lui poser de questions et sans faire venir les streltsy. C'était l'hiver, et le barine hésiterait sans doute à obliger l'un de ses serviteurs à faire deux journées de cheval par ce froid pour atteindre le poste le plus proche pour une histoire de poule.
    Vania regarda une dernière fois les yeux de Nikolaï, il n'y lut aucune colère, juste de la détermination. Alors il prit sa décision, il lâcha son couteau et, s'agenouillant aux pieds de Nikolaï, posa la poule qui s'échappa sans demander son reste.
    - Non, gronda Nikolaï, stoppant net le réflexe de ses serviteurs qui se précipitaient vers l'homme.
    Vania pensa que c'était de bon augure, peut-être le barine se méfiait-il encore un peu de lui, à moins qu'il ne jugeât pas utile de les laisser lui asséner les coups qu'ils avaient du retenir jusque là. Il décida de jouer la carte de la soumission jusqu'au bout :
   - Ayez pitié de moi, Barine, j'ai tellement faim. Grâce, Seigneur !
    En disant cela, il tendait ses deux mains en avant, poings fermés, comme pour que l'on y passe une corde.
   - A quoi joues-tu ?, demanda Nikolaï
   - Vous n'avez pas l'air de vouloir régler ça ici, dans ce froid, sinon vous les auriez laissés me faire mon affaire.
    - Et alors ?
    - Alors, je m'attends à être emmené dans la grange, attaché à un poteau et fouetté.
    - Tu me tentes, là !, sourit Nikolaï, mais j'ai une meilleure idée. Suis moi, nous allons ... dans le château et j'espère bien ne pas avoir besoin de t'attacher pour ça. Nous sommes quatre et tu es seul.
   Désarçonné par le sourire de Nikolaï, Vania se releva lentement, il ne savait plus quelle attitude adopter. Il opta pour suivre docilement, il frissonnait dans ses minces vêtements déchirés à force d'être portés et pensa qu'au moins à l'intérieur il aurait chaud.
    La petite troupe pénétra bientôt dans le château et se dirigea vers la cuisine où Natalia et son aide apparurent rapidement en entendant du bruit.
   - Natalia, de la vodka pour tout le monde. Et trouve quelque chose à manger pour celui-ci, ordonna Nikolaï en désignant Vania, puis lui adressant la parole, assieds-toi sur ce banc, mange et tiens-toi tranquille.
    Trois ordres faciles à suivre, Vania n'y comprenait plus rien mais il se dépêcha de manger. La soupe était chaude, le pain excellent mais il eut la sagesse de ne boire que peu de vodka  afin de garder les idées claires.
   - Bon, vous trois, retournez vous coucher. Vous avez fait du très bon travail.
   - Mais, Barine, intervint Piotr le valet, il peut être dangereux...
   - Je suis de taille à me défendre, répliqua Nikolaï. Allez !
     Une fois de plus, l'ordre n'admettait pas de discussion. Il fut donc exécuté sur le champ.Tout comme le suivant :
  - Natalia, Katia. Vous aussi, au lit.

   Quelques minutes plus tard, ne restaient autour de la table que Nikolaï maintenant débarrassé de son manteau et Vania plus troublé que jamais. Si cet homme avait l'intention de le battre ou de le retenir de force, il s'y prenait d'une bien curieuse façon.
    - Arrête !
   Vania sursauta.
   - Arrêter quoi, Seigneur ?
   - De réfléchir. Je vais t'expliquer. J'ai un marché à te proposer. Mais voilà d'abord comment je vois ta situation : soit tu repars maintenant vers la forêt, le froid, les loups et dans quelques semaines on trouvera ton cadavre en train de pourrir sous un mélèze, soit tu acceptes mon marché.
   - Vous…vous voulez dire que... que vous me laisseriez...partir ?, bégaya Vania.
   - Cette fois tu t'apprêtes à faire le mauvais choix ! C'est mon marché qu'il faut accepter !
    Vania sentait la panique et la fatigue s'emparer de lui, complètement perdu, il ne parvenait plus à réfléchir. Nikolaï eut pitié de lui.
   - Le marché est simple, je t'offre une place de serviteur chez moi; finie la faim, fini le froid à une seule condition : que tu me racontes ce qui t'a mené chez moi, ta vie de A à Z si tu préfères.
    Vania comprit tout d'un coup, cet homme était fou, fou à lier ou bien d'une cruauté d'un raffinement extrême. Rien dans son attitude jusqu'à présent ne le laissait penser mais le doute n'était pas permis : qui, à part un fou ou un sadique pouvait laisser espérer une telle chose à un pauvre hère comme lui?
    - Arrête !
    - Quoi, Seigneur ?
    - De me prendre pour un fou !
    Une autre idée venait de naître dans l'esprit de Vania : un sorcier, c'était un sorcier !
    - J'ai mes raisons pour me comporter ainsi, si tu restes je te les expliquerai peut-être. Pour l'instant, disons que je m'ennuie à mourir ici et que tu es ma première vraie distraction depuis des mois et enfin que j'ai des choses à apprendre et à me faire pardonner.
    Ce discours n'avait guère convaincu Vania qui décida cependant de jouer cartes sur table :
    - Je ne peux pas accepter, Seigneur, je ne suis pas un homme libre. Je me suis enfui de chez mon maître et me donner refuge vous créerait des problèmes avec la police du Tsar.

    A peine avait-il prononcé ces mots qu'il les regrettait amèrement. Le barine l'avait tellement embrouillé ! Mais comment avait-il pu lui avouer la vérité ? C'en était fini de lui! Il essaya brusquement de se lever, pris de panique, mais une main de fer qui avait agi avec la vitesse de l'éclair le maintenait assis. Les larmes lui montèrent aux yeux, sa vue se voila; c'était la fin!
     - Je ne supporte pas que l'on me menace, qu'on me vole ni que l'on me prenne pour un menteur et tu as déjà fait les trois cette nuit ! C'est un très mauvais début ! Je t'ai dit que tu pourrais repartir libre si tu n'acceptais pas mon marché ! Je tiens toujours mes promesses !
     Nikolaï sentant le calme revenir chez Vania relâcha son étreinte avant de poursuivre :
    - Le fait que tu sois un fugitif ne change rien à la chose. Qu'est-ce que tu crois ? Que ce sont les honnêtes gens, bien en règle avec la police, qui volent des poules la nuit ? Etre mon serviteur, en plus du gite et du couvert, ça veut dire bénéficier également de ma protection !
    Vania n'y tint plus :
    - J'ai essayé de le tuer avant de fuir de chez lui ! Sauf votre respect, Seigneur, je ne vois pas ce qu'un noble de province, aussi éloigné de Moscou, peut faire pour plaider ma cause auprès du Tsar pour un crime aussi grave !
     Nikolaï sans dire un mot désigna à Vania la chevalière qu'il portait à l'annulaire droit. Le symbole en était connu dans tout l'Empire, l'aigle de la Russie Impériale s'y déployait dans toute sa splendeur, seuls les membres de la famille impériale...
    - Je suis l'un des cousins de Sa Majesté.

    Pour la première fois depuis des années, Vania sentit que quelque chose remuait au fond de son coeur, quelque chose qu'il croyait mort, l'espoir. Alors, lentement, il se leva, fit le tour de la table, s'agenouilla devant Nikolaï, prit sa main dans les siennes et la porta à ses lèvres. Ils restèrent ainsi un long moment puis Vania réussit à articuler:
    - A partir de ce moment, je remets ma vie entre vos mains, je ferai tout ce que vous voudrez, puis il ajouta, Maître.
    Nikolaï, plus ému qu'il ne voulait le laisser paraître, lui répondit :
    - Je ne veux qu'une chose; ton histoire dans toute sa vérité.
    Puis, prenant conscience de sa fatigue et de celle de Vania, il ajouta :
    - Pour ce soir, je me contenterai de ton prénom, le reste attendra demain.
   - Vania, Barine.

1 -  un « barine » est un propriétaire terrien, un noble possédant des terres et des moujiks
2 - les « streltsy » étaient les régiments constituant la police du Tsar depuis l’époque d’Ivan le Terrible
3 -  Vania est un moujik en fuite. Les moujiks étaient liés à une terre et donc à un barine. Le servage ne fut aboli qu’en 1861 par le Tsar Alexandre II.
















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