vendredi 8 janvier 2016

 LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 8 : LE RETOUR DE NIKOLAÏ



   Quelques jours plus tard, à peine revenu d'une partie de chasse passée en compagnie d’Alexeï,  Vania se trouvait dans le bureau en train de préparer des papiers quand il entendit un grand remue-ménage dans l'entrée. Il sortit précipitamment et eut l'impression de se trouver dans une ruche; les serviteurs allaient et venaient dans tous les sens. Surpris tout d'abord, il finit lui aussi par entendre ce qui les mettait tous ainsi en émoi: un carrosse approchait.
     L'arrivée de Nikolaï était prévue d'un jour à l'autre, il était donc plus que probable que dans quelques minutes le véritable maître d'Orenbourg ferait son apparition dans le château. Sans qu'il eût à leur en donner l'ordre, les serviteurs venaient de se mettre en ligne depuis la porte d'entrée jusqu'à l'escalier, au pied duquel l'attendaient Natacha et Piotr afin d'aller accueillir le maître avec lui sur le perron. Un immense sourire planait sur tous les visages et seul Igor faisait grise mine.
     Il mourait de peur à l'idée de se retrouver face à son maître, car même s'il avait tendance à l'oublier, et si Vania avait tout pouvoir sur lui, Igor savait qu'il n'était que l'intendant d'Orenbourg. Il savait aussi qu'à ce titre Vania tenait le maître informé de tout et que l'histoire du faux affranchissement qu'il avait fabriqué un an auparavant n'était pas un secret pour lui.
     Voir toutes ces mines réjouies, alors que la peur lui tordait les entrailles, lui était une torture insoutenable. Il en avait discuté maintes et maintes fois avec Piotr, dans l'obscurité de leur chambre. Mais cela finissait toujours de la même façon, Piotr ne cessait de lui expliquer combien le maître avait été bon pour lui et ne comprenait pas l'angoisse d'Igor. Pavel s'était moqué de lui quand il avait abordé le sujet et Vania lui avait dit d'avoir confiance. Pour eux, tout semblait facile!

     Le carrosse pénétra enfin dans la cour, Pavel se tenait prêt à aider le cocher, ce fut donc lui qui ouvrit la portière du carrosse. Tandis que Nikolaï descendait, il s'inclina respectueusement mais se retrouva très vite avec une main tendue devant son visage :
     - Soldat, debout !
     Pavel prit la main, comme il l'avait fait deux ans auparavant.
     - Maître, quel bonheur de vous revoir.
     Le prince avait beaucoup changé en si peu de temps; il paraissait plus jeune, comme si la liberté lui avait redonné l'insouciance de la jeunesse. Dans le regard vert d'aujourd'hui, il n'y avait plus trace d'inquiétude ou de mal-être, au contraire une petite pointe de malice le faisait pétiller. C'était un homme apaisé qui venait d'arriver chez lui.
     - Alors, dis moi tu es toujours en forme ? Il faut que nous reprenions nos entrainements, j'ai hâte de croiser le fer avec toi.
     - Je me suis maintenu en forme grâce au petit, à Igor, je veux dire.
     - Tu l'aimes bien, n'est-ce pas ?
     - Oui, c'est un brave gamin, enfin calmé.
     - Je vois. Demain, entraînement, j'en ai vraiment besoin, d'accord ?
     - Oui, maître, je vous attendrai.
     Nikolaï se dirigea vers le perron où l'attendait Vania et sa famille. L'intendant n'hésita qu'une fraction de seconde puis se jeta dans ses bras. Aucun mot ne fut échangé, ils s'étaient tout dit depuis longtemps, de vive voix et par lettres  interposées. Un long regard leur suffit. Puis Nikolaï se tourna vers Natacha. Elle craignait un peu ce moment; elle avait un peu honte de l'attirance qu'elle avait ressentie envers son maître, alors qu'elle était sur le point de se marier avec Vania et se demandait si le fait de revoir le jeune prince raviverait ce souvenir. Mais elle constata avec soulagement que le temps et la vie - elle était maman maintenant - avaient fait leur oeuvre. Et ce fut sans aucune arrière pensée que Nikolaï la serra elle aussi dans ses bras.
     Piotr restait en retrait, impressionné de revoir le maître, il n'osait se précipiter vers lui comme il avait l'habitude de le faire avant son départ. Nikolaï mit un genou à terre, il était très grand et Piotr n'avait que dix ans, puis il s'adressa à lui :
     - Alors, bonhomme, tu ne me reconnais pas ou quoi ? Viens là, vite !
     Piotr ne se le fit pas dire deux fois ! Et ce fut avec un Piotr accroché à sa taille que Nikolaï fit son entrée dans le château. Tous les serviteurs s'étaient agenouillés pour recevoir leur seigneur et maître.
     - Bonjour à tous ! Relevez vous ! Je ne veux voir personne à genoux devant moi!
     Il eut un mot aimable, un geste affectueux ou un sourire pour chacun. Tout au bout de la ligne, Igor, lui, voyait avec angoisse le maître s'approcher.
     Il tremblait de tous ses membres, quand Nikolaï lui souleva le menton pour croiser son regard.
     - Que t'arrive-t'il à toi ? Tu as peur ?
     - Oui, maître. 
     - Pourquoi ? Regarde les autres, ils sont heureux de me voir.
     - Oui, maître, parce que se sont de bons serviteurs, mais pas moi.
     - C'est vrai, toi et moi nous avons à parler sérieusement. Va m'attendre à côté de mon bureau.
     L'enfant s’exécuta, pendant que Nikolaï poursuivait :
     - Piotr, va chercher mon sac de voyage, veux-tu ? Et rejoins moi dans ma chambre. Vania, tu dois avoir des instructions à donner, je te retrouverai au salon dans quelques instants. Je vais m'installer dans ma chambre d'abord, ensuite je passe dans mon bureau pour m'occuper du gamin et je te retrouve après.

     Nikolaï commença à monter l'escalier, Piotr se rua vers le carrosse pour chercher les bagages, quant à Vania il partit à la recherche d'Igor. Il le trouva, tremblant, devant le bureau, le saisit par les épaules et, l'obligeant à le regarder, lui caressa doucement la joue.
     - Tu dois avoir confiance, Igor ! Courage. Tu n'ignores rien de ma propre histoire.  Fais confiance à ton maître. 
     Puis il repartit vers ses occupations, laissant Igor attendre de longues minutes l’arrivée de Nikolaï. Celui-ci ouvrit la porte, ordonna à l'enfant de passer et referma derrière eux. Il s'installa derrière son bureau et laissa Igor debout de l'autre côté de la table.
    - Je t'ai permis d'apprendre à lire et à écrire me semble- t'il?
     - Oui, Maître ! 
     - Et bien, tu vas lire!
     Il lui mit sous le nez un papier qu'Igor n'eut pas besoin de lire : le faux affranchissement qu'il avait fabriqué.
     - Maître, pardon, pitié...
     - Non, ça suffit ! Je pose les questions et tu réponds. Rien d'autre! Maintenant, lis moi ça.
     Joignant le geste à la parole, il venait de lui mettre sous les yeux un extrait des édits du Tsar concernant les punitions pour désobéissance des serviteurs. Il y était question de main coupée pour vol, de langue arrachée pour parjure et de mort pour fuite ou tentative de fuite. Le papier tremblait entre les mains de l'enfant qui, pour toute réponse se mit à sangloter.
     - Alors, dis moi; que devrais-je faire, à ton avis ?
     - Vous avez tous les droits, vous ... vous êtes mon maître. Vous ... vous pouvez faire tout ce que vous voulez.
     - Ce n'est pas la question. Qu'est-ce qu'il est juste de faire?
     - Il faut avoir pitié de moi, Maître, je ne suis qu'un enfant. Pardonnez moi. De grâce...
     - Maintenant, lis ça.
     Nikolaï tendait à l'enfant une lettre. Celui-ci y reconnut l'écriture de Vania. L'intendant y parlait de lui : "Igor est un enfant sensible, intelligent et doué pour beaucoup de choses. Depuis l'histoire dont je vous ai parlé, il se comporte parfaitement, plus une seule désobéissance, il a enfin compris et mérite d'être pardonné"
     - Qu'en penses-tu ?
     - Que Monsieur l'intendant est trop bon.
     - Ce n'est pas la vérité ?
     - A propos de mon obéissance, si.
     - J'ai appris que sa punition avait porté ses fruits.
     - Une semaine à labourer les champs, ça peut paraître peu, mais moi, je pensais que c'était pour toute la vie. J'ai eu si peur...
     - Et que déduis-tu de toute cette histoire ?
     - Que j'ai beaucoup de chance, Barine, d'avoir été envoyé ici. Je le comprends maintenant. Je vous en prie, ne me faîtes pas de mal, pitié !
     Nikolaï décida que la leçon avait assez duré.
     - Calme toi, Igor. Je ne te ferai pas de mal. Il y a un moment que je t'ai pardonné. Penses-tu sinon que je t'aurais laissé rester à mon service depuis un an ? Ce que je voulais que tu comprennes aujourd'hui, c'est à quoi tu as échappé. Que tu admettes que tu as eu beaucoup de chance. D'abord à Moscou. Ensuite ici. Peu de gens ont droit à trois chances. C'est pourtant ton cas. Mais il n'y en aura pas d'autre! C'est bien compris ?
     - Oui, Maître, balbutia l'enfant.
     - Dis moi, comment passes-tu tes journées ici ?
     - Je ... je fais ce que Monsieur l'intendant veut, ça dépend des jours, je reste avec lui, sauf quand je suis avec Pavel.
     - Qu'est-ce que Vania a prévu pour toi, pendant mon séjour?
     - Rien, il m'a dit qu'il ne pourrait plus me donner de leçons pendant ce temps, et que pour le reste il attendait vos ordres.
     - Et bien, voilà ce que j'ai décidé : pendant tout mon séjour, tu vas être à mon service exclusif, tu seras mon valet personnel. Cela commence maintenant; va à la cuisine dire à Natalia de faire porter du thé au salon, je dois parler avec Vania.
     Igor se disposait à sortir, quand il se ravisa et revint vers Nikolaï:
     - Merci, Maître, je ... je ne vous décevrai plus. Plus jamais. Merci.
     Nikolaï sourit:
     - C'est bien. Maintenant, va.

     Quelques instants plus tard, Nikolaï retrouvait Vania pour leur première conversation depuis deux ans.

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