dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 30: LA VIPERE



     Nikolaï s'éveilla soudain en sentant un regard posé sur lui; adossée au mur, près de la cheminée, Tatiana l'observait en souriant. Elle posa un doigt sur ses lèvres en désignant la petite fille endormie sur les genoux du prince. Il acquiesça et, au prix de mille contorsions, réussit à se relever sans éveiller l'enfant. Il la tenait toujours dans ses bras et lorsqu'il  la déposa sur un canapé dans le boudoir de sa femme en prenant bien soin de déposer une couverture sur elle, Tatiana, pour la première fois, se prit à l'imaginer s'occupant ainsi de leur premier enfant.
     Ils se glissèrent ensuite tous les deux dans la chaleur des draps, laissant la porte de communication entrouverte et commencèrent à discuter à voix basse.
     - Tatiana, je ne sais pas quoi faire.
     C'était la première fois que Tatiana découvrait que Nikolaï pouvait lui aussi douter, elle se serra contre lui :
     - L'envoyer à Orenbourg est la meilleure solution.
     - Oui, mais en attendant le printemps ? Tout à l'heure quand je l'ai trouvée; une esclave tremblante aux pieds de son maître ! Ma propre cousine ! Voilà où la lâcheté de mon oncle m'a mené !
     - Kolia, ne soyez pas trop sévère ! Il n'a pas pu se résoudre à l'abandonner ...
     - Oui, mais il ne l'a pas reconnue et l'a traitée comme une servante ! 
     - Avait-il vraiment le choix ?
     - On a toujours le choix ! Je ne peux pas me résoudre à la laisser mener la vie d'une fille de cuisine.
     - Lui avez-vous dit ... la vérité ?
     - Oui, de toutes façons, il vaut mieux qu'elle l'apprenne plutôt que de croire les racontars qui vont finir par apparaître.
     - Que comptez vous faire ? Parler au Tsar pour faire reconnaître sa filiation et l'envoyer recevoir une bonne éducation dans un couvent pour jeunes filles de bonne famille?
     - Je ne sais pas si j'aurais le coeur de l'obliger à partir de nouveau, elle vient à peine de retrouver ... un foyer peut-être pas mais au moins un abri sur.
     - Vous êtes un coeur tendre, plaisanta Tatiana en l'embrassant. Mais si vous la gardez ici, vous allez au devant de problèmes. Vous ne pouvez pas l'éduquer comme votre fille! 
     - Je ne veux plus qu'elle reste enfermée à la cuisine toute la journée, obligée de se cacher dès que quelqu'un vient et qu'elle passe ses nuits à pleurer.
     - Qu'avez-vous décidé ?
     - Rien encore, cette décision n'engage pas que moi, vous êtes ma femme et si scandale il y a, vous serez aussi concernée.
     - Kolia, vous venez de le dire, je suis votre femme, laissez moi faire ! Milena passera ses jours et ses nuits avec moi.
     Voyant Nikolaï froncer les sourcils, elle ajouta :
     - Dans le boudoir ! La journée, elle me servira de petite dame de compagnie, et je suis parfaitement capable de lui donner un excellent début d'éducation en attendant que vous puissiez la confier à l'inégalable Vania.
  

     Et ainsi commença la nouvelle existence de Milena. Mis au courant le Tsar s'était déplacé en personne pour voir l'enfant et, conquis par le regard vert si semblable au sien, avait promis de faire le nécessaire pour richement doter la petite fille le moment venu. Mais peu soucieux de salir la mémoire de son oncle Fédor, il ne vit aucune urgence à établir la filiation de l'enfant et se contenta d’approuver l'idée de la confier à Vania.
     Quelques semaines plus tard, ce que Nikolaï et Tatiana redoutaient se produisit et l'innocente Milena fut malgré elle, la cause du malheur de Nikolaï.
     Entre temps la vie était passée comme un tourbillon pour les deux tourtereaux, de bals en réceptions et en dîners, Tatiana continuait à éblouir la Cour. Mais, elle, qui avait tellement souhaité ces fêtes, tellement rêvé de ce luxe, se prenait à regretter sa tranquille campagne. Lassée des jalousies, des faux-semblants et des hypocrisies en tous genres, elle tenait son rôle de princesse Pavelski avec brio mais sans enthousiasme.
     Nikolaï en était bien conscient et se montrait encore plus fier d'elle et ne manquait pas une occasion de lui témoigner toute sa reconnaissance. Lui-même, ne prenait qu'un plaisir relatif à toutes ces mondanités et privilégiait les moments d'intimité avec sa femme au maximum.
     Ce fut donc avec la plus grande joie qu'il apprit qu'il serait papa dès l'été. Il avait d'abord craint qu'une maternité précoce ne fasse perdre à Tatiana les quelques années d'insouciance auxquelles elle avait droit. Il pensait qu'il était juste qu'elle puisse savourer quelque temps encore sa suprématie, jouir du regard admiratif des hommes, de celui d'envie des femmes, rire, danser, s'amuser comme lui l'avait fait. Mais Tatiana l'avait vite rassuré, rien ne pouvait la combler davantage que de porter le fruit de leur amour et de devenir mère à son tour. Portée par l'amour fou que Nikolaï lui vouait, elle avait pris beaucoup d'assurance depuis son arrivée à la Cour et savait parfaitement ce qu'elle voulait.
     Elle s'était endurcie et les réflexions mesquines ne l'atteignaient plus. De toutes façons, la plupart des courtisans étaient tombés sous son charme et le couple qu'elle formait avec Nikolaï était si soudé qu'il ne laissait prise à aucune attaque.
    
     Ce fut donc avec le plus grand bonheur que la princesse Oblonski obtint de son amie la Comtesse Ilianov, qui le tenait elle-même de sa belle-soeur, la certitude qu'au palais Pavelski vivait une servante aux yeux verts.
     Le lendemain, une réception était  prévue au palais des Ilianov et la princesse savait que Nikolaï et Tatiana ne pouvaient refuser l'invitation. Le bal battait son plein quand la princesse Oblonski vit sa proie se diriger vers le buffet. Elle l'aborda tout sourire dehors :
     - Votre Altesse, quel plaisir de vous rencontrer !
     Tatiana avait appris à cacher ses émotions et répondit donc fort aimablement :
     - Tout le plaisir est pour moi, Altesse.
     La princesse Oblonski désigna du menton le ventre qui commençait doucement à s'arrondir :
     - J'ai appris la bonne nouvelle. Toutes mes félicitations ! J'espère que vous donnerez un bel héritier à Son Altesse.
     - Garçon ou fille, nous serons heureux de toutes façons.
     - Vous surement, mais Son Altesse a déjà le plaisir de ... enfin, il se murmure que ... question fille ... Je vous plains ... devoir supporter cette petite bâtarde constamment sous vos yeux ...
     Tatiana se sentit défaillir, l'air lui manqua et elle dut se retenir à la table pour ne pas tomber. Le hasard voulut que Nikolaï qui valsait avec la Comtesse Ilianov passe au même moment à côté du buffet.
     Voyant sa femme se trouver mal, il abandonna sa cavalière, juste à temps pour recueillir une Tatiana effondrée dans ses bras. En deux mots, Tatiana le mit au courant de la cause de son malaise, Nikolaï, pâle comme un linge, entraîna alors sa femme vers un fauteuil. Puis, il se retourna vers les curieux qui commençaient à faire cercle autour d'eux. Son regard croisa celui de la " vipère "; fou de rage il se précipita sur elle, main levée, prêt à frapper.
     Il éructait :
     - Vous n'êtes qu'une catin, une vipère toujours prête à mordre. Je vais vous ...
     Plusieurs hommes s'interposèrent dont le propre époux de la princesse qui tenta de raisonner Nikolaï :
     - Altesse, calmez-vous, il n'est pas digne d'un homme de votre rang de ...
     - Savez-vous ce qu'elle a dit ?
     - Grands Dieux, ce que tout le monde sait, à propos de cette bât ...
   Le prince ne put finir, Nikolaï venait de le gifler à toute volée !
     - Ecoutez bien, le bâtard c'est vous. Ou plutôt non ... le cocu parfait ! Savez-vous pendant combien de temps j'ai baisé votre femme à votre insu ? Plus de six mois !
     Le prince Oblonski était sous le choc, sa femme s'évanouit. Nikolaï conclut :
     - Je suis à votre disposition. Mes témoins seront prêts à rencontrer les vôtres dès demain.

     Sans laisser le temps à son adversaire de se ressaisir, Nikolaï claqua des talons et offrant son bras à Tatiana sortit du salon au milieu d'un silence de mort.

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