jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 3 : L'AFFRANCHISSEMENT



     Vania laissa Igor se calmer, puis ils descendirent tous deux dans la salle à manger où l'intendant présenta l'enfant à Natacha et à Piotr. S'il était bien clair que Vania était le seul maître, en l'absence de Nikolaï, et que tous, au bout du compte dépendaient de lui, il s'était cependant déchargé sur Natacha de la gestion du château et des domestiques, se réservant celle du domaine.
     C'est pourquoi il tint à lui expliquer, qu'étant donné que les trois valets et les deux servantes suffisaient amplement à l'entretien du château, il gérerait lui-même l'emploi du temps de l'enfant. Natacha comprit à demi-mot à quel point son mari accordait de l'importance au jeune garçon et devina qu'il devait former de grands projets pour lui. Elle s'en réjouissait; sachant combien il était important pour Vania d'aider les autres et de donner ainsi du sens à sa vie et à la leur. 
     Quant à Piotr, il fut ravi d'apprendre qu'il partagerait sa chambre avec le nouveau venu. Il avait dix ans et se sentait parfois seul au milieu de tous ces adultes, surtout depuis que le barine était parti. Vania avait souvent du travail et Natacha était fatiguée par l'arrivée imminente du bébé.
     Vania se tourna ensuite vers Igor :
     - Tu peux aller déjeuner Je te retrouverai aux écuries.
     - Aux écuries, Monsieur ?
     L'intendant allait-il à nouveau l'attacher malgré ses promesses ? Le coeur d'Igor se serra mais Vania le rassura.
    - Oui. J'ai une nouvelle activité prévue pour toi. 
     Mais ce ne fut pas sans appréhension qu'Igor se présenta devant Pavel.
     - Qu'est-ce que tu fais ici ? Monsieur l'intendant est au courant ?
     - Qu'est-ce que tu crois ? Que je serais assez stupide pour me mettre dans tes pattes sinon ?
Puis après un temps de réflexion il se reprit :
     - Non, pardon, Pavel. Je ne veux pas que tu sois fâché contre moi. Je veux te demander pardon pour m'être enfui l'autre jour.
     - C'est l'intendant qui t'a demandé de t'excuser ?
     - Non, c'est mon idée, je t'assure. Pardonne moi, je t'en prie.
     - Si c'est important pour toi, très bien. C'est d'accord ! Excuses acceptées.
     Vania ne tarda pas à arriver, il expliqua à Igor qu'il allait apprendre à monter à cheval. Pavel, lui aussi commençait à comprendre que Vania avait de grands projets pour ce gamin. Apprendre à monter à cheval ne faisait pas vraiment partie de ce que l'on attendait d'un valet.

     Au bout de trois mois, Igor lisait presque parfaitement et montait suffisamment bien à cheval pour pouvoir suivre Vania dans ses tournées d'inspection. Piotr se joignait la plupart du temps à eux. Il était sincèrement heureux de la présence d'Igor, le soir ils passaient des heures à parler tous les deux, ce qui n'était pas forcément facile pour Igor le lendemain. Mais lui non plus  n'aurait renoncé pour rien au monde à leurs discussions nocturnes. Elles présentaient, en outre un avantage pour lui, apprendre à mieux connaître son mentor grâce au témoignage de celui que tous considéraient comme son fils.
     Igor passait énormément de temps avec Vania; le matin il continuait à apprendre avec lui et l'après-midi ils chevauchaient ensemble. Mais il y avait quelqu'un d'autre dont Igor recherchait la compagnie; dès qu'il avait un moment de libre on le retrouvait aux écuries en compagnie de Pavel.
     Il aimait le calme de l'ancien soldat et son côté taciturne ne le dérangeait pas, au contraire il appréciait de pouvoir s'occuper des chevaux en sa compagnie sans qu'il soit nécessaire pour eux d'échanger le moindre mot.
     Pourtant un jour, cela faillit mal tourner; Igor, parti à la recherche de Pavel, venait de pénétrer dans la petite pièce que celui-ci occupait quand il ne faisait pas trop froid au-dessus de l'écurie. Il s'arrêta net, fasciné par une magnifique épée suspendue à côté du lit. Sans penser à mal, il s'en empara et commença à jouer avec.
     - Pose ça tout de suite !
     Igor sursauta, effrayé au plus haut point par cette voix qu'il ne connaissait pas à cet homme qui se montrait toujours si patient avec lui, il lâcha l'épée, les larmes aux yeux.
     - Pardon, Pavel. Pardon. Non !
     Le pauvre enfant voyant Pavel s'avancer pour récupérer son bien, avait même cru qu'il allait le frapper.
     Choqué par la peur qu'il lut sur le visage du gamin, Pavel se radoucit :
     - Non, ne crains rien, excuse moi de t'avoir fait peur. J'y tiens énormément c'est tout.
     Ce fut ainsi qu'Igor découvrit le passé militaire de Pavel et que germa dans son esprit une nouvelle demande : apprendre l'escrime. Chose bien sur réservée aux nobles, mais Igor avait bien compris qu'il ne risquait rien à demander.

     Igor avait pris son courage à son deux mains et pendant une promenade, il avait osé demander à Vania s'il pensait possible de l'autoriser à apprendre l'escrime. Vania s'était mis à rire et lui avait dit qu'il ne doutait de rien, qu'il voulait devenir un barine, rien de moins.
     Mais il n'en demanda pas moins la permission à Nikolaï qui, amusé, accepta. Ainsi commencèrent pour Igor des moments de pur bonheur passés à apprendre toute la science du combat de Pavel.
     Tout allait pour le mieux au château, Natacha venait d'accoucher d'un magnifique petit garçon que l'on appela Sacha. Vania était l'homme le plus heureux du monde; il se sentait enfin exister totalement, définitivement. Il n'avait plus peur de mourir.
     Ce fut dans cet état d'euphorie qu'il surprit Igor dans le bureau un après-midi. Il était parti inspecter les villages de Rodorov et Palkov et l'enfant avait prétexté une grande fatigue pour rester au château. Cela ne lui ressemblait pas mais Vania savait qu'il s'endormait parfois très tard et qu'il aimait de plus en plus les leçons avec Pavel. Il pensa donc à une petite ruse bien innocente pour gagner un peu de temps.
     De retour au château, plus tôt que prévu, il entra dans le bureau et y surprit Igor, un livre à la main. L'enfant, effrayé au plus haut point, lâcha le livre et se mit à supplier :
     - Pitié, Monsieur, pitié. Je sais que n'ai pas le droit de prendre des livres, ni d'être ici.
     Vania se posait des questions sur ce qui avait réellement poussé Igor à pénétrer dans le bureau, celui-ci savait qu'en demandant ce livre, il aurait fini par l'avoir. Il devait y avoir autre chose.
     - Igor, si tu as autre chose à te reprocher, tu ferais mieux de me l'avouer.
     L'enfant réfléchit; si l'intendant lui prenait le livre des mains, il le découvrirait de toutes façons. Il réalisait maintenant à quel point il s'était mis en danger. Il sortit un papier plié du livre, le tendit à Vania avant de tomber à genoux.
     - Grâce ! Pitié ! Ne me vendez pas !
     L'affaire devait être plus grave que Vania ne le pensait. Il jeta un coup d'oeil au papier. Il savait que le gamin y pensait quand il était à Moscou mais qu'il ait osé passer à l'acte ici, après tout ce qu'il avait fait pour lui. Trahir ainsi sa confiance ... Igor avait fouillé dans son bureau, trouvé l'affranchissement de Piotr et s'en était servi pour s'en fabriquer un à son nom en imitant la signature de Nikolaï.
     Vania en resta sans voix pendant un moment. Igor tremblait et suppliait à genoux devant lui.
     - Tu es fou ou quoi ? Ce genre de papier peut te faire condamner à mort si jamais la police te trouve avec. Un barine peut te tuer pour ça. Comment as-tu osé ? Je croyais que tu avais compris, que tu me faisais confiance comme moi je te faisais confiance.
     Les supplications d'Igor augmentaient, il était terrifié.
     - Enlève ta chemise et penche toi sur cette table.
     L'enfant se mit à sangloter, la correction ne pouvait être qu'à la mesure de sa faute : terrible.
     - Combien de coups de fouet Son Altesse t'a-t'elle administrés à Moscou ?
     - Quarante, balbutia l'enfant.
     - A combien penses-tu qu'il te condamnerait à supposer qu'il te laisse la vie sauve et ne te vende pas ? Au moins le double, non ?
     - Oui, Monsieur.
     - Je veux que tu comptes dans ta tête ces quatre-vingt coups, que tu imagines ce qui se passerait pour toi, si je n'avais pas décidé de renoncer au fouet en toutes occasions. Réfléchis à ce que tu as fait.
     Vania s'installa dans le fauteuil derrière Igor, il s'était donné le temps de réfléchir tout en l'obligeant à rester dans une position humiliante dans l'attente de la suite de son châtiment .
     Vendre l'enfant ou le renvoyer à Moscou était hors de question, mais il devait enfin comprendre...Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il commençait à le faire; il ne cessait de pleurer.
     - Alors, tu as fini ?
     - Oui, Monsieur.
     - Que ferait ton maître, ensuite ? A supposer qu'il te laisse en vie...
     - Il me renverrait labourer ses terres.
     - C'est exactement ce qui va t'arriver. Dès demain, je t'emmène au village de Sparov.
     - Monsieur, non, par pitié.
     L'enfant n'osait bouger et tournait toujours le dos à Vania mais quand il entendit la suite, il n'y tint plus et se jeta à terre devant Vania.
     - Fini les cours avec moi ou avec Pavel. Tu reviendras un moujik.
     Igor devenait fou de douleur et de désespoir, il s'accrochait aux genoux de Vania, pleurait, gémissait, suppliait ... Mais rien n'y fit. Vania s'empara d'Igor, lui lia les mains dans le dos et le traîna à l'écurie où il l'attacha pour la nuit.
     Le lendemain, insensible à ses supplications, il l'emmena jusqu'à Sparov où il le laissa.

     Une semaine après, il récupéra un enfant dompté, étonnamment docile qui ne réagit qu'à peine quand il le fit demander. Le chef du village expliqua, sans entrer dans les détails que l'enfant s'étant montré rebelle, on l'avait calmé.
     Le coeur de Vania se serra, il avait peur d'être allé trop loin dans la punition mais il fallait frapper fort. Se tournant vers Igor, il lui ordonna de monter sur le cheval où il le rejoignit très vite. Il s'attendait à une prise de conscience de la part de l'enfant que sa punition était finie mais non, il restait toujours aussi impassible et absent.
     L'arrivée au château n'y changea rien, Vania décida de jouer sa dernière carte; il s'installa dans le bureau avec Igor et posa une feuille devant lui.
     - Alors, tu n'as pas oublié, j'espère. Lis ce texte et réponds aux questions.
     Igor s’exécuta, il venait de finir de lire le texte, Vania penché au-dessus de lui, quand il se tourna et enfouissant sa tête dans la chemise de Vania se mit à sangloter et à crier en même temps.
     - J'ai compris, plus jamais je ne vous trahirai. Plus jamais. J'ai compris.
     - Tu me fais confiance ? Tu acceptes enfin de t'en remettre à moi pour ton avenir ?
     - Oui, Monsieur ! Je sais que vous n'avez toujours voulu que mon bien. Je vous obéirai en tout. Faîtes de moi ce que vous voulez. Ne me renvoyez plus jamais là-bas. Gardez moi! Je préfère être un valet toute ma vie que de labourer des terres. Pitié ! Tout ce que vous voudrez sauf ça !
Gardez moi !
     - Enfin !

     Il dévisagea l'enfant et fut enfin convaincu par ce qu'il lut dans ses yeux.

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