dimanche 10 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 23 : LA DEMANDE



     Trois jours plus tard, un grand bal fut organisé en l'honneur de Vania, toujours chez le comte Kirinski, avant le départ du Tsar. Toute la noblesse à des lieues à la ronde avait été invitée et la fête promettait d'être somptueuse car le comte, voulant impressionner le souverain, ne regardait pas à la dépense. Tous les serviteurs du palais avaient été mobilisés, les salles de bal et les salons reluisaient, le cristal des verres parait de mille feux l'immense salle à manger et des centaines de bougies illuminaient de leur lueur magique jusqu'au moindre recoin.
     Bien évidemment, Vania et Nikolaï se retrouvèrent aux places d'honneur à la table du Tsar et rien dans le repas n'évoqua les mauvaises ombres du passé. Quand les convives se levèrent pour passer dans la plus grande des salles de bal, une petite main se glissa sous le bras de Vania:
     - Cette fois, Vania, je veux danser avec vous.
     - Vous allez être déçue, Tatiana Dimitriovna, je n'ai toujours pas appris et vous risquez fort de perdre un orteil dans l'histoire.
     - Je suis courageuse et entêtée, comte Simonov.

    Vania sourit à l'évocation de son nouveau nom :  Vania Sergueïevitch Ikourov , Comte Simonov . Il avait demandé comme une grâce au Tsar de ne pas porter le nom de Comte Illiouchine et le Tsar avait fait modifier le titre pour son protégé. Vania avait donc pu s'inventer une nouvelle fois un nom à sa convenance. Ayant été anobli lors de son séjour moscovite, il avait du, à l'époque déjà faire preuve d'imagination. Il avait alors, sur les conseils du Tsar lui même, adopté le nom de son premier maître, reconnaissant avec le patronyme Sergueïevitch, la filiation supposée depuis bien longtemps par Nikolaï.   
     Tatiana entraîna donc Vania vers la salle de bal sous l'oeil amusé et attendri de Nikolaï. Sa Majesté ouvrit le bal avec la comtesse Kirinski, puis Vania s'élança sur la piste avec sa jeune cavalière suivi par Nikolaï et Natacha et le reste des invités. Vania, contrairement à ses dires, s'en sortit fort honorablement et se félicita intérieurement d'avoir pris quelques leçons avec Nikolaï pour l'occasion.   
     Par la suite, il évita cependant cet exercice qui ne lui convenait que fort peu; Natacha, la comtesse Kirinski et ses deux autres filles, revenues au palais pour l'occasion, furent ses seules cavalières.

     Tatiana, elle, enchaînait les danses, tant sa beauté, sa jeunesse et sa grâce attiraient les hommes, tels des papillons. Malheureusement, le seul qui faisait battre son coeur, semblait préférer discuter avec son père et son cousin, plutôt que de danser. Quand enfin il se leva, Tatiana constata avec dépit que ce fut pour inviter d'autres jeunes filles.
     Depuis son arrivée au palais, le moins que l'on puisse dire c'était que le prince ne cherchait nullement à la croiser. Cependant, le regard qu'ils avaient échangé le premier jour ne pouvait laisser planer aucun doute sur leurs sentiments réciproques. 
     Tatiana avait fort bien compris que Nikolaï ne pouvait à ce moment-là se permettre de lui montrer plus que de la sympathie et que l'urgence était de s'occuper de Natacha puis de Vania. Elle pensait que la pendaison du comte félon permettrait à Nikolaï de prendre un peu de temps pour lui mais il semblait encore plus proche de Vania que jamais. 
     Elle avait noté, comme tout le monde, la familiarité, désormais totale, de leur traitement mutuel et s'en félicitait sincèrement pour Vania. Mais elle aurait aimé, elle aussi, pouvoir se rapprocher du beau prince aux yeux verts.
     La soirée avançait et Son Altesse restait curieusement loin d'elle. Prise d'une sorte de rage faite de désespoir et d'incompréhension, elle décida que, puisque Nikolaï ne voulait pas danser avec elle, il ne danserait avec personne. Tremblante de colère à l'idée qu'une autre fille puisse le séduire sous ses yeux, elle décida d'envoyer une servante lui délivrer un faux message le demandant d'urgence dans la serre d'hiver au fond de la propriété. Elle utilisa le nom de son frère, pensant avec raison, qu'il était le seul avec Vania, susceptible de demander et d'obtenir immédiatement un entretien avec Nikolaï même dans un endroit un peu étrange.   
     Elle espérait ainsi lui faire perdre suffisamment de temps pour qu'une danse ou même deux ne passent, décalant ainsi complètement le carnet de bal des jeunes filles présentes et ne leur permettant plus de danser avec Son Altesse.
     Alors qu'elle virevoltait au bras de l'un de ses nombreux cavaliers, elle vit avec délices Nikolaï s'incliner devant une jeune fille en s'excusant avant de quitter la salle. Sitôt la danse finie, elle prétexta un soudain mal de tête pour échapper à la suivante afin de pouvoir vérifier que Nikolaï s'était bien éloigné et d'essayer de justifier une rencontre "inopinée ".

     Elle s'avançait sur la terrasse, sous le prétexte de prendre l'air, quand elle faillit mourir de peur :
     - Tout de même ! J'ai bien failli attendre !
     - Votre ... Votre Altesse ... que ... que faîtes vous ici ? Vous m'avez fait si peur !
     - Je suis là où vous m'avez envoyé, Tatiana Dimitriovna !
     - Je ... je ne comprends pas. Je n'ai rien fait !
     - Avant de traverser tout le parc, j'ai préféré vérifier ma théorie vous concernant auprès de votre servante. Quand elle m'a confirmé que c'était vous et non Alexeï qui lui aviez transmis le message, j'ai su que je n'avais plus qu'à vous attendre tranquillement.
     - De quelle théorie parlez vous, Monsieur ?
     - De celle selon laquelle vous n'êtes qu'une enfant gâtée, incapable d'accepter que tous ne se plient pas à votre volonté.
     - Oh, quel culot ! Vous n'avez rien fait d'autre que de m'ignorer depuis votre arrivée, vous n'êtes qu'un goujat.
     Nikolaï s'était approché en entendant ces mots, Tatiana était bien placée pour savoir qu'il ne fallait nullement se fier à son apparence très calme.
     - Cela ne vous autorisait nullement à priver ses jeunes filles de danse ! Et surveillez vos paroles ou il vous en cuira.
     Cuire était bien le terme adéquat songea Tatiana qui décida prudemment de changer de ton :
     - Kolia ! Non ! Pardonnez moi !
     Instinctivement, tout en disant ces mots, elle reculait afin de se mettre dos au mur. Nikolaï sourit :
     - Ici et maintenant, ce ne serait guère convenable !
     Puis il ajouta dans un soupir :
     - Que faut-il faire pour que vous vous teniez enfin tranquille?
     - C'est facile : épousez moi !

     Tatiana fut aussi surprise que Nikolaï par sa réponse; décontenancée par sa propre audace, elle restait immobile, bouche-bée, fixant intensément l'homme qui lui faisait face. Elle vit Nikolaï amorcer un mouvement, un réflexe lui fit fermer les yeux et seule la douceur des lèvres du prince sur sa bouche lui rendit la vue.
     Elle répondit avec fougue à cette invitation et très vite les caresses s'ajoutèrent aux baisers qui se firent plus insistants. Puis, Nikolaï s'écarta et observa Tatiana sans dire un mot, posant un doigt sur les lèvres de la jeune fille afin de l'empêcher de parler. Enfin, au bout de quelques secondes, il s'empara de la main de la jeune fille et l'entraîna à sa suite vers l'intérieur de la salle de bal. 
    Tatiana n'osait plus rien dire, son coeur battait la chamade et la tête lui tournait. Elle dut se retenir à l'épaule de Nikolaï quand celui-ci s'arrêta net devant le comte Kirinski, faisant taire d'un geste impérieux l'orchestre engagé pour la circonstance. Les danseurs s'arrêtèrent, d'abord dans un murmure de protestations, puis, ayant compris qui venait de les interrompre, dans le silence le plus complet.

     Le Tsar, intrigué, cessa sa conversation avec Vania pour se retourner vers son cousin. Conscient que tous étaient maintenant suspendus à ses lèvres, Nikolaï s'expliqua enfin, il mit un genou à terre devant le comte et fit sa demande :
     - Comte, si je me permets d'interrompre ainsi le bal donné en l'honneur de mon ami Vania, ce dont je demande humblement pardon à tous en commençant par Sa Majesté, c'est que j'ai l'immense honneur de vous demander la main de votre fille Tatiana.
     L'assistance demeura médusée, pendant que le comte reprenait ses esprits :
     - Altesse ... quel honneur pour ma famille et moi ! La réponse est oui, évidemment, avec grand plaisir. Quand ...
     Nikolaï se releva avant de répondre :
     - Le plus tôt possible, avant mon ... notre retour à Moscou à la fin de l'été.
     Tatiana saisit la main de Nikolaï, elle se sentait défaillir de bonheur, tous ses rêves prenaient enfin corps. Des larmes de joie perlaient aux coins de ses yeux, elle se laissa aller contre la poitrine du jeune homme pendant que le Tsar, suivi de Vania s'approchait d'eux. Sa Majesté tenait à être le premier à féliciter les futurs époux et à leur accorder sa bénédiction et Vania les serra tous deux très fort sur son coeur.
     Puis, Nikolaï, conscient de l'émotion de la jeune fille l'entraîna à l'écart, répondant de son mieux aux félicitations de tous ceux qu'ils croisaient en chemin. Il s'installa avec Tatiana sur un banc dans l'entrée, reprit ses lèvres avec douceur tout en essuyant les quelques larmes qui commençaient à rouler le long des joues de la jeune fille. Celle-ci sembla enfin réaliser ce qui venait de se passer:
     - Kolia ! Je vous aime tant ! Depuis le jour où, en entrant dans cette même salle avec Vania, je vous ai vu danser. Vous étiez si ... si imposant ... si beau ... si majestueux. Je sais que vous ne m'avez même pas remarqué ce jour là, mais ...
     - Ce jour là, non, ma chérie, vous n’étiez qu'une enfant pour moi !
     - C'était il y a seulement quatre ans !
    - Vous êtes devenue une femme, Tatiana, et quelle femme! Je suis tombé amoureux de vous chez le comte Ikourine et je n'ai plus jamais pu vous oublier.
     - Kolia, vous n'aurez plus jamais à vous plaindre de moi, je serai la plus obéissante et la plus douce des femmes.
     - Je ne parierai pas un kopeck sur votre obéissance, chérie ...

     Mais un doux baiser vint montrer à Tatiana que Nikolaï était prêt à faire face au problème.

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