dimanche 3 janvier 2016

DEUXIEME PARTIE  CHAPITRE 22 : LE CHEF DES HOMMES EN NOIR

Pendant un instant, Marie fut comme incapable de bouger, de parler, de penser même. Elle avait beau l’avoir deviné depuis sa nuit avec Azat, elle n’avait pas réussi à l’admettre vraiment. Pourtant maintenant elle ne pouvait plus le nier : devant elle se tenait … Grigor.
Elle avait atteint le comble de l’horreur en constatant que son premier réflexe avait été de soulagement comme quand un visage connu et qui plus est, aimé, nous apparaît au milieu d’une crise. Prise de nausées, elle avait enfin pu bouger pour aller vomir dans un coin reculé de la tente. 
Quand elle s’était relevée, le regard de Grigor était posé sur elle. 
Depuis le sourire cruel qui découvrait ses dents parfaites jusqu’à l’intense raillerie que l’on pouvait lire dans ses yeux, tout montrait l’incroyable joie que l’homme éprouvait à contempler le spectacle du mal qu’il avait fait. Machinalement, elle nota que sa beauté sauvage était comme magnifiée par ses vêtements sombres, comme si sa vraie nature trouvait là un écrin à sa mesure.
Après avoir salué comme il se devait l’émissaire du Khan, il se tourna vers Marie.
« Et bien, vous ignorez vos vieux amis, Mademoiselle ? Savez-vous que j’ai fait tout ce chemin seulement pour avoir le plaisir de vous retrouver ? »
La jeune fille avait reculé jusqu’au fond de la tente, cherchant une impossible issue et refusant de répondre à Grigor ou même de le regarder. Ce qui eut pour effet d’accentuer encore le sourire du jeune homme.
« Très bien. A votre guise. Je saurai vous faire retrouver votre langue, ne craignez rien ! » 
Marie comprit que dans l’esprit de Grigor il n’y avait pas de place pour le doute : elle serait à lui et Mengli Barin ne pourrait s’y opposer. D’ailleurs, celui-ci était déjà en train d’inviter les deux arrivants à s’asseoir à ses côtés dans le coin le plus confortable de la tente. Composé au départ de trois banquettes de cuir disposées en une sorte de triangle légèrement ouvert, l’endroit incitait aux confidences et au marchandage avec ses épais tapis et sa multitude de coussins.
Après avoir tout fait pour l’éviter au début, Marie se rendait compte qu’elle ne parvenait plus à détacher son regard de Grigor. Elle comprit vite qu’il était aussi à l’aise sous une tente tatare que dans un salon moscovite et eut la confirmation de ce qu’elle soupçonnait déjà vaguement : non seulement Grigor connaissait plutôt bien Azat mais en plus il avait déjà rencontré Mengli Barin à plusieurs reprises. De toute évidence, il avait l’habitude de venir en Crimée et semblait même comprendre le tatar. Elle se demandait s’il ne faisait pas régulièrement d’une pierre deux coups, couvrant ses activités d’espionnage par son commerce basé sur la soie. Il prétendait faire venir celle-ci de Chine mais chacun savait que la Crimée en était également un producteur réputé.
Après ce qui semblait être un premier bilan de la situation, Grigor en vint à la raison de sa venue.
« Seigneur Mengli, il me faut cette fille. Le seigneur Azat m’a montré la liste avant de la détruire mais tant qu’elle vivra notre association sera en péril.
- Vous avez raison, Grigor Alexeïevitch, c’est pourquoi je n’ai pas compris votre insistance à venir ici. Je veux dire … nous aurions pu nous occuper de la liste.
- Seigneur Mengli, pour un tel enjeu, avouez que vous aussi vous vous seriez déplacé.
- Certes, mais …
- J’aurais pu ne pas me montrer. Oui, mais imaginez un instant qu’elle, elle m’ait aperçu ou qu’elle ait deviné.
- Une esclave …
- Peut s’échapper. Parler à d’autres gens. Etre libérée. Non, ne protestez pas, vous savez aussi bien que moi que l’armée du Tsar est toute proche.
- Pourtant …
- Seigneur, je n’ignore pas que vous réserviez cette fille au Khan et je veux vous dédommager. Vous savez que j’en ai les moyens et que je sais me montrer généreux.
- Oui, Grigor Alexeïevitch, pourtant …
- Pourtant ? »
La conversation s’interrompit. Mengli Barin semblait à bout d’arguments. S’opposer à un allié si utile et à un homme aussi puissant que Grigor devait lui paraitre insurmontable. Marie sut qu’elle était perdue ; tentant le tout pour le tout, elle se précipita vers le pan toujours relevé donnant sur l’extérieur. Hélas, aucun miracle ne se produisit ; les deux gardes s’emparèrent d’elle. Elle eut beau se débattre comme un beau diable rien n’y fit, ils l’obligèrent à s’agenouiller et ce fut ainsi que son nouveau maître prit possession d’elle.
« Emmenez-la sous la tente de notre invité. Elle lui appartient désormais. »
Mengli Barin ne perdait pas de temps pour se débarrasser d’elle.  Pas plus que Grigor pour donner ses ordres.
« Attachez cette petite garce sur un siège et n’hésitez pas à serrer. »

En proie au désespoir le plus total, Marie s’apprêtait à suivre les gardes quand son regard croisa celui d’Azat. Depuis son arrivée sous la tente, le redoutable chef de guerre s’était contenté de saluer Mengli Barin et d’échanger quelques informations avec lui. Marie comprenait très bien qu’il s’était fait une raison à son sujet et que son sort ne le concernait plus. Pourtant, il semblait vouloir lui dire quelque chose qu’elle comprit tout d’un coup : le couteau qu’il lui avait donné allait peut-être pouvoir lui servir. Quelle autre mort pouvait-elle souhaiter que celle où elle entrainerait celui qui avait fait massacrer toute sa famille ?
Vaguement réconfortée, elle trouva la force d’attendre Grigor sans trop perdre ses moyens. Les gardes avaient obéi au puissant allié du Khan et sur son siège, elle se sentait aussi ficelée qu’un saucisson, ce qui ne lui laissait que peu de possibilités pour s’occuper. L’observation de l’intérieur de la tente ne lui fut pas non plus d’une grande utilité ; assez sommaire, sans ornements, seulement meublée de quelques banquettes de cuir, d’un lit rustique, d’une table et de quatre sièges et d’un bureau dans un coin, elle devait être réservée aux invités de dernière minute qui pouvaient ensuite la décorer à leur goût. De toute évidence, Grigor, lui, était parti précipitamment de Moscou et avait voyagé plus que léger.
Heureusement pour elle, les allées et venues des serviteurs commencèrent assez vite. Ils apportèrent d’abord toutes sortes de mets qu’ils disposèrent dans d’élégantes coupes ou de délicates assiettes de porcelaine dans lesquelles elle reconnut une partie de la vaisselle de Mengli Barin ! Elle en vint à se demander si les Tatars avaient déjà refusé quelque chose à Grigor quand apparurent sous la tente des vins fins servis dans des carafes de cristal, des chandeliers d’argent, des kilims chatoyants et des tentures de soie fine.
La journée s’écoula ensuite pour Marie comme une lente torture. Elle craignait plus que tout que Grigor ne veuille mettre une touche finale à sa mise en scène en ordonnant qu’on la prépare elle aussi ce qui aurait ruiné tous ses espoirs en occasionnant la découverte du couteau. D’autre part, elle n’avait rien mangé ni bu depuis le matin et la table devant elle regorgeait de tentations. Pourtant le plus dur restait les cordes qui sciaient ses poignets et ses chevilles rendant sa position de plus en plus douloureuse au fil des heures.
Le jour commençait à décliner quand Grigor fit enfin son apparition. Dans sa hâte d’en finir une bonne fois pour toutes, Marie ressentit son arrivée comme un soulagement, immédiatement suivi de nouvelles nausées au souvenir des baisers qu’elle avait échangé avec l’assassin de ses parents. Elle réussit pourtant à chasser ces pensées de son esprit ainsi que la crainte de la mort qui l’attendait pour se concentrer sur son seul but : tuer le démon qui venait de s’asseoir juste en face d’elle et qui commençait à la narguer.
« Alors, jeune demoiselle, mon petit traitement vous a-t-il fait retrouver votre langue ?
- Oui, Monsieur.
- Voilà une excellente chose. Dîtes-moi alors, avez-vous faim ?
- Oui, Monsieur.
- Me ferez-vous donc l’honneur de partager mon humble repas ? Qui sera également le dernier pour vous. »
Marie ne cilla même pas, tendue vers un seul but : parvenir à redevenir libre de ses mouvements. Elle inclina la tête comme lorsqu’elle avait accepté sa première invitation à danser avec lui. Un long couteau venait d’apparaître dans la main du jeune homme qui le posa d’abord sous son menton. 
« C’est avec ça que je vous égorgerai cette nuit, ma douce. Mais chaque chose en son temps : je veux d’abord jouir de vous. De votre compagnie à ma table tout d’abord, de votre charmante conversation, de votre magnifique corps ensuite. De votre peur, de votre dégoût, de votre haine. Je veux tout de vous. Je veux posséder chaque parcelle de ce corps et de cet esprit, encore et encore, avant de les anéantir. »
La jeune fille dut faire appel à tout son courage pour rester calme tandis que Grigor coupait finalement les liens qui la retenaient à la chaise. Il reprit ensuite sa place tandis qu’elle se massait les poignets.
« Me permettez-vous de faire quelques pas ? J’ai l’impression de ne plus avoir de jambes tant ces cordes étaient serrées.
- Faîtes, ma chérie, mais ne tentez rien de déraisonnable ; il y a maintenant des gardes devant cette tente et je n’aimerais pas avoir à vous faire donner le fouet juste avant notre dîner.
- Ne craignez rien, Monsieur, je n’ai pas l’intention de vous fuir. »
Pendant qu’elle marchait un peu, tentant tant bien que mal de redonner à ses jambes leur agilité habituelle, elle remarqua avec quel intérêt Grigor l’observait. Il y avait même une certaine admiration dans son regard quand elle reprit place en face de lui.

« Vous ne manquez pas de cran. Vous auriez fait une épouse parfaite pour moi.
- Vous ne m’auriez jamais laissé vivre à vos côtés. Pas après avoir repris votre maudite liste. Vous m’auriez tuée de peur que je ne découvre vos secrets.
- Peut-être. Peut-être pas. Au moins vous auriez connu le plaisir. Le plaisir d’épouser l’être aimé, de se donner à lui. Le plaisir charnel complété par le sentiment amoureux.
- C’est vous qui me parlez d’amour ? Vous un assassin doublé d’un …
- Tout doux, ma belle ! Chacune de vos insultes vous vaudra cinquante coups de fouet. Je vous l’ai dit, je veux jouir de votre compagnie mais cela peut se faire de façon plus ou moins agréable pour vous. »
Songeant qu’elle devait absolument garder toutes ses forces pour avoir au moins une chance de blesser grièvement son ennemi, Marie choisit de faire profil bas. Elle reprit donc calmement.
« Qu’auriez-vous fait de toute façon d’une femme que vous n’aimiez pas ?
- Mais bien des choses, très chère ! Parader avec elle à mon bras, prendre du plaisir à la posséder. Qui sait combien de temps j’aurais pu vous épargner si j’avais pu vous maintenir dans l’ignorance et si vous m’aviez comblé au lit ? »
Surmontant son dégoût, elle réussit à le provoquer.
« De toute façon, je vous ai préféré Wladimir. »
Un rictus déforma les traits de Grigor. 
« Wladimir ! Un imbécile qui n’a rien trouvé de mieux que de vous fuir pour se faire aimer de vous. De toute façon, sans cette garce d’Alma, j’aurais réussi à vous attirer dans un piège et à vous enlever. De gré ou de force, vous seriez devenue mienne.
- Oncle Piotr m’aurait retrouvée.
- Parlons-en de ce cher Oncle Piotr. Très honnêtement sa réputation d’espion du Tsar est très exagérée. Il est tombé dans le piège ; il n’a absolument pas compris que la bague n’était qu’une copie.
- Comment l’aurait-il vu ? Je suppose que votre complice, le propre bijoutier du Tsar en avait fabriqué deux en tous points identiques comme pour les boîtes ! »
Cette fois, Grigor éclata de rire. Il servit à Marie un verre de vin et des « kolduny » avant de reprendre.
« Mangez et buvez, ma douce. Pour le reste, je vois qu’il vous reste peu de choses à apprendre.
- Bien peu en effet. J’espère seulement que vous dîtes vrai et qu’Oncle Piotr est bien un espion ainsi il sera capable de venger ma mort. Il n’est plus très loin d’ici.
- Qui sait, ma chérie. En tous cas, vous, vous serez morte. Votre tuteur est vraiment un bon espion, c’est lui qui a sauvé le Tsar actuel du complot que nous avions ourdi avec les streltsy. Il les a aidés sa mère et lui à fuir par les souterrains. Je vois que vous ignorez qu’une galerie secrète relie les bureaux de votre cher tuteur directement au Kremlin. Chose que nous ignorions nous aussi à l’époque. Des années plus tard, nous avons voulu profiter d’une des visites du jeune Tsar au palais pour renouveler notre tentative mais cette fois encore Piotr Ivanovitch s’est mis sur notre chemin ou plutôt son chien de garde, votre cher Liova. Si votre tuteur manque parfois d’intuition pour un espion, il n’en va pas de même pour Liova. Cette nuit-là, il est passé tout près de moi dans la chambre du Tsar, s’il ne l’avait pas poussé hors de son lit, je le tuais. Heureusement, j’ai pu m’échapper grâce à mes hommes qui se sont rués sur lui. Les gardes ont entendu le bruit et sont intervenus. Moi, j’ai profité de la confusion générale pour repartir par mon passage secret mais je me suis toujours demandé si Liova n’avait pas le même odorat qu’un chien, capable de mémoriser des milliers d’odeurs. Dont la mienne. J’ai aimé le sentir sur ma trace. Sûr de son instinct et pourtant obligé de me supporter en l’absence de preuves. C’est un vaillant combattant. Enfin … c’était … j’ai appris qu’Alma l’avait tué. Assassiné par une femme, quelle triste fin pour un tel homme ! »
Le rire de Grigor se prolongea pendant de longues minutes amenant Marie au bord du malaise. Le repas touchait à sa fin. La nuit était maintenant tombée et seule la lueur des chandeliers éclairait la tente. La scène aurait semblé follement romantique à un étranger ; deux beaux jeunes gens, un dîner fin ainsi éclairé … seulement c’était vers une mort certaine que Grigor entrainait Marie en l’attirant à sa suite vers le lit. Parvenu à mi-chemin, il s’arrêta étonné.
« Quoi ? Pas de larmes, pas de cris, de protestations ? Suis-je à ce point plus désirable qu’Azat à qui vous avez, parait-il, tenu tête toute une nuit ? Avez-vous envie de connaître le grand frisson avant de mourir ? Vous m’en voyez ravi car je n’ai, en la matière, pas les mêmes goûts que notre hôte et je m’apprêtais à ordonner à mes gardes de vous attacher les mains à ce lit.
- Cela ne sera pas nécessaire. Je ne vous promets pas de … participer mais au moins de me montrer docile. Permettez seulement à ma pudeur d’éteindre quelques bougies.
- Ma foi, si c’est là votre unique requête … tout condamné a droit à une dernière volonté. Eteignez, ma douce, éteignez. »
Pendant que Grigor s’allongeait sur le lit, Marie s’évertua à créer une pénombre propice à une tentative de meurtre. Avant de venir s’allonger aux côtés de la future victime. Elle écarta docilement les lèvres quand Grigor s’en empara, luttant pourtant à chaque instant contre l’envie de mordre pour faire taire la douleur du souvenir de ses autres baisers. Les mains du jeune homme caressaient ses seins par-dessus ses vêtements. Marie qui avait fermé les yeux par réflexe, pour ne pas voir ce qu’elle était contrainte de faire, s’obligea à les rouvrir : elle se devait de ne pas rater le bon moment, celui où Grigor se laisserait aller. 
Quand il tenta de faire glisser ses mains jusqu’à ses hanches, certainement pour commencer à la trousser, elle les lui maintint sur ses seins en accentuant son baiser. D’abord, visiblement surpris, Grigor finit par se laisser faire et par fermer les yeux. En se contorsionnant un peu, Marie réussit à plonger la main entre ses cuisses et à libérer l’arme. Conscient de ses mouvements, Grigor sembla d’abord les prendre pour un comportement lascif et la laissa faire mais au moment où, empêtrée dans ses jupons, elle tentait de sortir sa main pour le frapper, il l’arrrêta. Avant de l’obliger à lui montrer ce qu’elle avait dans la main. Sous le choc, il la lâcha et se redressa à genoux sur le lit.
« Sale petite putain. Où as-tu pris ça ? Comment as-tu pu le cacher ? Tu vas le regretter, crois-moi, je vais te faire attacher avant de te violer de toutes les façons possibles. Ensuite, je te laisserai à mes gardes et si tu n’es pas encore morte quand ils en auront fini avec toi, je te ferai mourir sous le fouet. »

Il ouvrait déjà la bouche pour appeler les hommes en faction devant la tente quand, au lieu du cri attendu, ce fut un râle qui sortit.Très vite du sang s’écoula de ses lèvres ouvertes tandis que peu à peu la vie quittait ses yeux. Enfin, il finit par s’effondrer à plat ventre sur le lit juste devant Marie. Totalement hagarde, la jeune fille ne parvenait pas à détacher ses yeux du fantôme qui venait de surgir derrière Grigor.

27 - En 1682, la demi-sœur de Pierre le Grand, Sofia Alexeïevna, profita de la révolte des streltsy pour prendre le pouvoir. Au prix d’un massacre dans lequel le jeune Tsar perdit deux de ses oncles. En 1689, Pierre reprit le pouvoir après avoir de nouveau été victime d’une tentative d’assassinat.

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