jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 6 : UNE VISITE ENTRE BONS VOISINS


     Comme Vania l'avait deviné, Natacha refusa de se joindre à lui pour aller rendre visite au comte Kirinski.
     - Tu sais très bien que c'est toi qu'il veut voir.
     - Oui, mais tu aurais l'occasion d'être traitée en invitée, tu es ma femme, nous devons nous imposer ici.
     - Vania, j'ai déjà été traitée en invitée, par le père de Son Altesse, à Moscou. Lui, il l'a fait pour de bonnes raisons, pour mieux nous connaître ou en tous cas par amour pour son fils.
     - Tu es sure de ne pas vouloir changer d'avis ?
     - Sure. Et puis, il y a Sacha, il est trop encore trop petit, et je n'ai pas envie de m'en séparer même une journée . Il y a le château ... Si c'était important pour toi que je t'accompagne, je viendrais, mais même toi, tu n'es qu'à moitié convaincu.
     - Oui, c'est vrai, je me demande surtout ce qu'ils me veulent tous les deux. Je ne suis pas sur que la venue de la jeune fille ait été le fruit du hasard.
     - Sois prudent.
     Le conseil était superflu; Vania savait très exactement à quel point un simple déjeuner pouvait être dangereux chez les nobles. Mais les choses avaient bien changé, grâce au Tsar, il était lui aussi à l'abri du besoin et faisait, du moins officiellement, partie du même monde.

     Quelques jours après cette discussion, Vania se trouvait confortablement assis au fond d'un carrosse qui roulait vers le château du comte Kirinski. En face de lui, terriblement intimidé à l'idée de servir de valet à Vania pour une telle occasion, se trouvait Igor. 
     Sur le siège du cocher, Pavel repassait pour la première fois sur cette route où sa vie avait changé grâce à sa rencontre avec Nikolaï. Il souriait en se disant que c'était en essayant de tuer le jeune prince qu'il avait obtenu son estime et sa protection. Il était bien placé pour savoir que la route n'était pas toujours sure et qu'il devait faire attention.
     Vania lui aussi songeait à ce retour mouvementé qui avait conclu de façon adéquate les deux jours riches en émotions de sa première visite chez le comte. Mais curieusement, ce qui occupait son esprit c'était ce qui lui donnait en quelque sorte le droit  de se trouver là; lui aussi était un barine à présent.
     Il pensait à ce domaine dont il était, par la seule volonté du Tsar, devenu le seigneur et maître, où il avait passé une enfance et une adolescence si heureuses mais où, pourtant, il ne remettrait jamais les pieds. Les sévices que son deuxième maître leur avait infligés, à lui et aux autres serviteurs avaient définitivement fait disparaître toute trace des jours heureux, et il ne se souvenait plus que de la douleur, de l'humiliation et de la rage impuissante qui emplissaient son coeur à cette époque.
     Tout ce qu'il pouvait faire pour les survivants, il l'avait fait; il leur avait envoyé l'intendant qui l'avait remplacé pendant son séjour à Moscou et dont il avait eu le temps d'apprécier les qualités humaines. Mais, jamais il ne pourrait revoir ce domaine. Il n'avait plus à s'inquiéter pour son avenir depuis longtemps, depuis que Nikolaï lui avait offert sa protection en fait, et les revenus qu'il tirait de ses nouvelles terres, il les consacrait presque entièrement à améliorer la vie de ses moujiks.

     Dès son arrivée chez le comte, Vania fut traité avec le plus grand respect; la chambre qui lui avait été réservée était somptueuse et les serviteurs étaient tous aux petits soins pour lui. Certains par habitude d'obéissance aux ordres du maître, d'autres avec un réel intérêt pour lui. Vania sentait la différence aux regards discrets, aux sourires...Son histoire commençait à être connue, et il n' y avait pas de doute que certains admiraient le parcours de ce moujik devenu intendant puis barine. Beaucoup se souvenaient de sa dernière visite et attendaient une sorte de revanche.
     Le déjeuner fut servi dans la même salle-à-manger où l'on avait essayé, en vain, de l'humilier. Vania fut soulagé de découvrir qu'à part le comte et sa famille, il n'y avait que deux invités, qu'il n'avait pas vu lors de son précédent passage au château. Tout se déroula le mieux du monde, la comtesse et sa fille se montrèrent charmantes avec leur invité et nul thème gênant ne fut abordé.
      Après le déjeuner, Tatiana s'empara d'office du bras de Vania et l'entraîna, non point vers la salle de bal comme la dernière fois, mais vers la cour du château où se trouvaient plusieurs troïkas. Vania sourit en remarquant que l'on semblait lui réserver le même traitement qu'à Nikolaï lors de son dernier séjour. Il avait du ruser pour éviter qu'on ne le serve sans cesse en vin et vodka lors du déjeuner, et maintenant Tatiana se serrait contre lui sur le siège de la troïka sous l'oeil impassible de la servante qui les accompagnait, visiblement simplement pour préserver les apparences.
     La promenade romantique programmée par le comte ne pouvait cependant pas avoir le même but : à l'époque il avait offert aux rares jeunes filles à marier du coin la possibilité de rencontrer  le beau et jeune cousin du Tsar. Le comte savait parfaitement que Vania était marié et de toutes façons, jamais il n'aurait poussé sa fille dans les bras d'un ancien moujik.
     Pourtant, Vania sentait bien que l'enjeu devait être d'importance pour que Tatiana soit autorisée à se comporter avec autant de désinvolture. Elle venait de s'emparer de sa main droite et la pressait doucement entre les siennes :
     - Vania Sergueïevitch, vous permettez que je vous appelle Vania, n'est-ce pas ?
     - Oui, Mademoiselle, si vous pensez que cela ne gênera pas monsieur votre père.
     - Il n'est pas obligé de connaître tous mes petits secrets, vous savez.
     En disant ces mots, elle lui jeta une oeillade à la fois provocatrice et espiègle. Vania commençait à trouver que la plaisanterie avait assez duré mais elle reprit :
     - Arrêtons nous un instant, voulez-vous, j'aimerais marcher.
     Les désirs de la jeune fille étant des ordres, la troïka s'arrêta comme par enchantement et Tatiana en descendit, suivie par Vania. La servante s'apprêtait à en faire autant, quand sa maîtresse lui ordonna sèchement de se rasseoir.
     - Mais, Maîtresse, les ordres du Maître...
     - Obéis, c'est tout, le Maître c'est moi qui m'en charge!
     Le ton n'admettait pas de réplique. Devant ce genre de comportement, Vania éprouvait toujours un certain malaise car, d'un côté il admirait cette tranquille autorité que seule la naissance semblait donner, et de l'autre il lui déplaisait souverainement de voir un autre être humain traité avec autant de légèreté.
     Il était évident que si le comte apprenait que Tatiana s'était promenée avec Vania sans chaperon, elle serait punie, mais sa servante encore bien davantage.
     Il ne pouvait cependant rien dire et espérait avoir enfin rapidement le fin mot de toute cette histoire. Il suivit donc Tatiana sur le sentier qui s'enfonçait dans la forêt. Une centaine de mètres plus loin à peine, un tronc d'arbre, tombé lors d'une tempête sans doute leur offrit un siège. Tatiana s'installa et fit signe à Vania de faire de même, tous charmes dehors, elle le fixa intensément et lui demanda soudain :
     - Voulez-vous être mon ami ?
     Surpris par la demande et grandement impatienté par les battements de cils de la jeune fille, Vania répondit un peu brutalement :
     - Vous vous donnez bien du mal pour obtenir l'amitié d'un homme tel que moi ! Cessez vos manigances une bonne fois !
     Il crut que Tatiana allait se lever et le gifler à toute volée, mais immédiatement après, elle se ressaisit :
     - Monsieur, vous me traitez bien durement !
     - Il est vrai, Mademoiselle que si quelqu'un m'a montré quelque amitié dans votre milieu en dehors de Son Altesse, c'est bien vous. C'est précisément pour cela que je ne comprends pas votre attitude actuelle. 
     Touchée par les paroles de Vania, Tatiana se mit à rougir violemment et très vite des larmes perlèrent au coin de ses yeux. Elle prit de nouveau la main de Vania entre les siennes et la porta à ses lèvres.
     - Pardonnez moi, Vania Sergueïevitch, je vous en prie. Je vous en supplie !
J'avoue vous avoir menti l'autre jour; ma visite était préméditée, j'ai voulu provoquer votre invitation ici, vous...
     Elle hésita longuement, puis se lança :
     - Vous mettre à l'aise, bien disposé ...
     Nouvelle hésitation.
     -  bien disposé à m'aider. Il y va de la vie de l'être qui me tient le plus à coeur...mon frère. 
     Tatiana ne trichait plus. Elle se laissa glisser aux pieds de Vania, sa main toujours entre les siennes.
     - Si je vous ai offensé en quoi que ce soit, je vous demande pardon. Je voulais juste vérifier votre influence sur le Tsar, car la vie de mon frère dépend de Sa Majesté. J'ai besoin de vous, Vania, pour le sauver. Je ...
     Vania ne voulait pas en entendre davantage, il posa un doigt sur les lèvres de la jeune fille pour l'empêcher de continuer.
     - Je vous aiderai, Tatiana.
     C'était la première fois qu'il osait ce prénom. 
     - Que faut-il faire ?, poursuivit- il.
     - Vania, je vous en prie, écrivez à Sa Majesté, demandez la grâce de mon frère. Il s'appelle Alexeï, il est officier dans l'armée du Tsar et il a refusé d'obéir à un ordre injuste qui condamnait ses hommes à la mort. On l'a arrêté il y a un peu plus d'un mois et condamné à mort pour rébellion.
     - Depuis quand le savez-vous ?
     - Deux semaines environ.
     - Pourquoi ne pas m'en avoir parlé à Orenbourg, la semaine dernière ? Nous aurions gagné du temps.
     - Je n'ai pas ... réussi à trouvé le courage. Oh, Vania, je m'y suis si mal prise, j'aurais du...
     - Oui, c'était si simple. 
     Mais il ne voulait pas la laisser ainsi, il ajouta aussitôt :
     - Rentrons, je vais écrire tout de suite, je suis sur qu'il est encore temps.

     Le retour jusqu'à la troïka se fit pourtant doucement, Vania devant soutenir une Tatiana brisée par l'émotion. De retour au château, Vania fit le nécessaire tout en ne cessant de se  demander jusqu'où Tatiana serait allée pour sauver son frère.

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