jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 7 : ALEXEÏ



     Quelques semaines étaient passées, l'automne cédait la place à l'hiver une fois de plus et Tatiana sentait son coeur geler lui aussi; sans nouvelles de son frère, elle sentait l'espoir l'abandonner. Au château, les rires avaient disparu, la comtesse ne paraissait que rarement à table et à chaque fois tous voyaient clairement qu'elle avait pleuré, le comte était d'une humeur massacrante et les serviteurs n'osaient presque plus le déranger.
     Pourtant, ce jour-là, ils se disputèrent presque l'honneur d'annoncer la nouvelle au maître : le cavalier qui venait d'arriver...
     - Alexeï ! Alexeï !
     Tatiana se précipitait dans les bras de son frère. A travers ses larmes, elle regardait ce frère tant aimé; amaigri, fatigué, mal rasé mais vivant ! Une image traversa son esprit; un homme en chemise bleue que l'on avait essayé d'humilier, de vendre...mais qui savait pardonner. Oui, c'était grâce à lui qu'Alexeï était de retour.
     Le comte parut enfin en haut de l'escalier, les traits tirés, il s'arrêta net devant le spectacle; même chevelure blonde, même regard bleu, un frère et une soeur ! Son fils, son fils unique venait de lui être rendu! 
     Le dîner fut le plus joyeux qu'il y ait eu au château depuis des mois. Mais le moment délicat arriva avec le dessert et la question du comte :
     - Alexeï, dis moi, Sa Majesté t'a-t'elle dit à qui tu devais ta grâce ? 
     - Oui, mon père, je croupissais dans ma cellule attendant mon exécution prévue trois jours après, quand on est venu me sortir de là. Le lendemain, je me suis retrouvé aux pieds de Sa Majesté qui m'a appris que quelqu'un que je ne connais même pas venait de me sauver la vie.
     - Il s'agit de cet ancien moujik dont je t'ai raconté les aventures il y a déjà quelque temps. Il semble avoir été sensible aux  charmes et aux prières de ta soeur.
     Tatiana ne put y tenir :
     - C'est un homme bon que des imbéciles ont essayé d'humilier sans succès il y a presque trois ans, ici même, sous notre toit . Et pourtant, il a pardonné et tout fait pour te sauver Alexeï ! 
     - Tout doux, ma fille, comme vous y allez ! Pardonné, il n'avait rien à nous pardonner.
     - Il était notre hôte, et...
     - Il suffit ! ... Alexeï; il n'en demeure pas moins que c'est grâce à lui que tu es vivant. Tu vas devoir aller le remercier, en personne, il n'est pas de notre monde mais...
     Tatiana coupa de nouveau la parole à son père :
    - Le Tsar l'a anobli, lui aussi est un barine et il y a beaucoup de noblesse ...
     -En voila assez ! Tu…
     Alexeï se hâta d’intervenir:
     - Père, Sa Majesté m'a clairement fait comprendre en quelle très haute estime il tenait notre voisin. Il a eu des mots qui m'ont étonné, cet homme ne peut être quelqu'un d'ordinaire pour avoir impressionné à ce point le Tsar. Et il est clair que sans ma soeur, il ne serait pas intervenu en ma faveur, puisqu'il ignorait jusqu'à mon existence. Je lui dois la vie. J'irai le voir dès demain. De plus, Sa Majesté m'a chargé de lui remettre un présent de sa part : une bague magnifique.
     Joignant le geste à la parole, Alexeï sortit de sa poche une magnifique chevalière.

     Dès le lendemain, le jeune homme tint parole et se présenta en fin de mâtinée au château d'Orenbourg! Boris s'enquit de l'identité du visiteur, puis alla l'annoncer à Vania qui se trouvait au salon en compagnie de Piotr et de Sacha. Alexeï fut alors introduit auprès de la petite famille et demeura interdit devant la scène qu'il découvrit; Vania, les yeux bandés, jouait à colin maillard avec Piotr devant Sacha qui riait aux éclats!
     Stupéfait, Alexeï attendit . Vania retira enfin le bandeau et accueillit l'arrivant d'un grand sourire :
     - Soyez le bienvenu, Monsieur. Je suis heureux de vous
savoir de retour parmi les vôtres.
     Touché par tant de simplicité et n'écoutant que son coeur, Alexeï s'avança de quelques pas vers Vania et se laissant tomber à genoux devant lui, couvrit ses mains de baisers.
     Ce fut au tour de Piotr et de Vania de demeurer sans voix... Un barine à genoux à ses pieds! Vania n'aurait pas cru la chose possible, ni même imaginable d'ailleurs! Sidéré pendant un instant, il se ressaisit et releva le jeune homme :
     - Non, je vous en prie.
     - Monsieur, vous ne semblez pas comprendre: je vous dois la vie! Sa Majesté m'avait condamné à mort, pour avoir désobéi aux ordres. Seul le très grand pouvoir que vous avez sur son coeur m'a sauvé.   
     - Comme vous y allez, Monsieur, moi, du pouvoir...
     - Ce sont les propres mots du Tsar. Il m'a, par ailleurs, chargé de vous donner cette bague qu'il vous demande de toujours porter, tout comme votre médaille.
     Dans la paume de sa main venait d'apparaître une chevalière que Vania reconnut immédiatement. Ce n'était pas celle aux armes de la famille impériale que seuls le Tsar et les hommes de sa famille portaient, mais celle que le Tsar avait à l'autre main en permanence. La toute première chose que Vania avait vue, alors qu'il tremblait, prosterné devant le maître de la Russie et que cette main s'approchait de son visage afin de l'obliger à croiser le regard de son propriétaire.
     - Non, c'est trop, je ne peux pas, pas ça!
     Vania en relevant les yeux, croisa le regard plein d'incompréhension d'Alexeï. Il se mit à rire.
     - Ce n'est pas une simple bague, c'est celle de Sa Majesté en personne. Mais c'est une longue histoire, que je vous raconterai volontiers si vous me faîtes l'honneur de déjeuner avec moi. Pour l'heure, les désirs de Sa Majesté sont des ordres...
     Joignant le geste à la parole, il se saisit de la bague et la passa à son doigt.
     - Monsieur, l'honneur est pour moi. Si vous saviez à quel point, je vous suis reconnaissant, je...
     - Commencez par m'appeler Vania, si vous tenez à m'être agréable.
     - Alexeï, pour vous servir, Vania.

     Une franche poignée de mains conclut cette prise de contact qui ne fut que le début d'une belle amitié entre les deux hommes ponctuée de bien d'autres conversations.

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