mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 16  : LE VOYAGE DE NIKOLAI




     Vania était commodément installé sur le divan que les valets avaient sorti sur la pelouse devant le château, sa cheville bandée ne le faisait pas trop souffrir grâce à l'onguent laissé par le médecin et il pouvait ainsi profiter du timide soleil de ce début de printemps et du spectacle. 
     Nikolaï et Pavel étaient en train de croiser le fer depuis plus d'une heure déjà, attaques, parades, bottes secrètes s'échangeaient à un rythme infernal sans que ni l'un ni l'autre ne donne le moindre signe de fatigue.
     Vania souriait en voyant son maître s'amuser à ce point. Pavel était arrivé à point nommé pour alléger un peu le terrible fardeau de l'ennui qui pesait sur les épaules du jeune prince Pavelski. Mais Vania savait que les nuits de son maître étaient toujours aussi agitées et qu'il recommençait à désespérer d'avoir des nouvelles de son père.
     Il était heureux également de ne plus avoir à servir de partenaire à Nikolaï, car se battre ainsi ne lui avait jamais plu, même si, depuis l'attaque des bandits, il reconnaissait l'utilité d'avoir appris l'escrime. Pendant l'attaque, il avait agi par réflexe pur, sans se poser de questions, mais de retour au château, il avait réalisé à quel point sa vie avait été en danger et qu'il avait tué deux hommes pour la première fois de sa vie. Il en avait été malade, vomissant à plusieurs reprises, sous le regard amusé de Nikolaï qui lui, n'avait évidemment pas eu ce problème.

     De toutes façons, Vania aurait eu beaucoup de mal à croiser le fer avec son maître en ce beau jour car la veille, un sanglier effrayé par le galop de son cheval était sorti brusquement devant lui, le faisant chuter violemment. Assommé pendant quelques instants, l'intendant s'était réveillé en grimaçant et avait rapidement compris que sa cheville ne pourrait pas le soutenir. Heureusement pour lui, Oblaka était revenu et attendait paisiblement à quelques pas de là, et il avait péniblement réussi à se remettre en selle. Le médecin s'était pourtant montré rassurant; deux ou trois semaines de repos et il n'y paraîtrait plus. Le seul problème, pour Vania, était qu'il ne pourrait se rendre à  l'auberge des Trois Chênes comme prévu la semaine prochaine.
     Il lui était bien sûr difficile de renoncer à y retrouver la douce Natacha, mais il l'avait vue deux semaines auparavant et savait que dans deux mois tout au plus il aurait assez d'argent pour pouvoir racheter sa liberté. Il s'était bien renseigné, avait commencé à évoquer la question avec l'aubergiste qui semblait d'accord et pensait avoir trouvé chez la couturière de Krastnoïarsk une place d'apprentie qui pourrait permettre à Natacha d'attendre d'être présentée officiellement à Nikolaï.
     Il s'inquiétait un peu à ce sujet en se disant qu'il aurait dû en parler plus tôt à Nikolaï, que cela aurait été plus simple, que son maître aurait pu l'aider à libérer Natacha plus vite. Mais, même s'il ne se l'avouait pas vraiment, il y avait un peu d'orgueil dans sa démarche, beaucoup d'amour aussi et la fierté de pouvoir, seul, sauver quelqu'un.
     Le plus gênant dans tout ça, c'était que le marchand qu'il rencontrait à chacun de ses voyages, avait proposé la dernière fois de lui vendre deux magnifiques étalons et que Nikolaï s'étant déclaré intéressé, il devait aller les payer et les ramener avec lui. Vania savait combien son maître en avait envie et se sentait désolé pour lui mais le médecin avait été formel : pas de cheval pendant deux semaines.

     Vania ne fut donc pas vraiment surpris quand Nikolaï lui fit part de sa décision de se rendre là-bas à sa place. Connaissant le fougueux prince Pavelski, il était inutile d'essayer de le faire changer d'avis, mais Vania essaya quand même de lui rappeler l'interdiction du Tsar :
     - Maître, ce n'est pas très prudent, si Sa Majesté l'apprend ... Il peut décider de prolonger votre peine.
     - De toutes façons, il n'y a aucun terme officiel annoncé, alors ... Et puis, ce n'est que pour trois jours, et, à l'auberge je me ferai connaître sous mon seul titre de comte Irinov.
     Il était inutile d'insister et quelques jours plus tard, c'était le prince en personne qui s'acheminait vers l'auberge des Trois Chênes. Il y arriva juste à temps pour dîner, s'installa au fond de la salle pour y être plus tranquille et attendit que la servante de l'auberge s'approche pour lui demander de préparer une chambre. Il se présenta sous le nom d'Irinov et fut un peu surpris de voir l'hésitation de la jeune femme qui le servait. Mais un autre client l'appelait et elle acquiesça à la demande du " comte " en lui disant qu'elle revenait tout de suite avec les plats.
     Nikolaï était en train d'observer les rares clients présents, heureux d'être hors de son univers familier, heureux de ce jeu de l'anonymat quand la jeune fille revint. Il fut surpris de son audace; se plaçant délibérément entre lui et le reste de la salle, elle s'empara d’abord de sa main droite comme pour  vérifier quelque chose avant de se lancer :
     - Altesse, pour l'amour de Vania, il faut que je vous parle, par pitié ...
     - Quoi ? Que dis-tu ?, commença Nikolaï, puis assimilant ce que la jeune fille venait de dire, tu connais Vania ? 
     Il ajouta plus bas :
     - Tu sais qui je suis ?
     - Oui, Votre Altesse, Vania m'a tant parlé de vous. Je sais aussi que vous n'êtes pas censé être ici.
     Il comprit alors mieux les précautions de la jeune fille.
     - Par pitié, dîtes que cette nuit...
     Mais il était trop tard, l'aubergiste jetait des coups d'oeil furieux de son côté, elle dut s'interrompre et aller servir d'autres clients.
     Nikolaï ne la perdit pas des yeux, attendant qu'elle revienne pour débarrasser, mais ce fut l'aubergiste lui-même qui s'en chargea, certainement par curiosité. Il ne restait qu'une seule chose à faire :
     - Dîtes moi, mon brave, j'ai fort bien dîné mais je me demandais si, à condition qu'elle soit d'accord bien entendu, si votre servante pouvait ... passer la nuit avec moi.
     En même temps, il sortit une bourse pleine de pièces d'or et en mit un bon nombre sur la table. Si l'aubergiste se posa des questions, il n'en laissa rien paraître, tant l'or suffisait à le convaincre. Comme par magie, la jeune fille réapparut devant sa table. Mais Nikolaï lui imposa le silence et ce fut sans échanger un mot qu'ils montèrent jusqu'à la chambre qui avait été préparée pour le " comte ".

     La porte à peine refermée, Natacha, car c'était bien elle, voulut se jeter aux pieds de Nikolaï pour le remercier, mais il était pressé de comprendre et la retenant par les épaules la fit asseoir sur le lit. Lui même s'installa dans un fauteuil juste en face.
     Natacha raconta donc à Nikolaï sa rencontre avec Vania, leur amour, leur projet de mariage ... Elle parlait vite, en rougissant et sans lever les yeux vers cet homme qui l'impressionnait tant et qu'elle n'avait cependant pas hésité à aborder. Elle finit par la raison qui l'avait poussée à le faire; l'aubergiste, sans tenir le moindre compte de la parole donnée à Vania ni de ses supplications à elle, avait formé le projet de l'envoyer travailler dans l'auberge que tenait un de ses cousins à l'autre bout du pays. Elle devait partir dans deux jours.
     - Vous comprenez, Altesse, quand j'ai vu votre bague, j'ai pensé que vous pourriez lui dire ce qui m'était arrivé. Si un jour, il peut  ... aller jusqu'à Tsarkoïe.
     Elle ne put poursuivre, submergée par le chagrin. Elle essayait pourtant de rester digne, ne voulant pas imposer le spectacle de ses larmes à Nikolaï. 
     - Seigneur, je vous remercie de m'avoir écoutée, je vais retourner à mon travail. 
     Nikolaï avait d'abord été sidéré d'apprendre que l'histoire d'amour durait depuis des mois et que Vania ne lui avait rien dit, puis il s'était dit qu'il avait agi par pudeur et non par dissimulation. Il comprenait aussi à quel point il était important pour son intendant de sauver quelqu'un  à son tour.
     Il fut impressionné et ému par la dignité de Natacha; toute autre qu'elle, connaissant son pouvoir, l'aurait supplié d'intervenir. Elle, elle ne voulait qu'une chose : que Vania soit au courant ! Evidemment, il décida d'agir, mais il devait réfléchir et essayer de préserver son anonymat. 

     - Natacha, j'ai une meilleure idée; j'ai largement payé la nuit. Tu restes ici.
     Sans perdre davantage de temps, il se débarrassa de ses bottes et s'installa dans le lit; Natacha, interloquée, ne savait comment réagir.
     - Qu'est-ce que tu attends? Couche toi.
     Natacha n'avait pas prévu cette situation,évidemment il avait payé pour ... mais, elle n'aurait jamais pensé, d'après ce que Vania racontait, que son maître ...
     - Arrête ! Tu es bien comme Vania, tu penses trop! Couche toi! 
     Puis, il eut pitié de la pauvre jeune femme et expliqua : 
     - Je pensais que Vania t'avais parlé de moi ! Tu devrais mieux me connaître, tu n'as rien à craindre; je veux juste que tu te reposes cette nuit.
     Natacha s'excusa, remercia et s'allongea dans le lit. Elle ne ferma pourtant pratiquement pas l'oeil de la nuit, l'immense chagrin de perdre Vania et l'étrangeté de la situation qui la faisait se retrouver dans le lit du beau prince Pavelski la maintinrent éveillée longtemps. Elle passa une partie de la nuit à admirer la puissante musculature de Nikolaï et à écouter sa respiration calme et tranquille. A l'aube, elle n'avait toujours pas trouvé de solution qui puisse soulager son chagrin. Elle devait retourner travailler, mais alors qu'elle se glissait silencieusement hors du lit, la voix de Nikolaï la fit sursauter.
     - Où vas-tu ?
     - Travailler, Seigneur, je croyais que vous dormiez...
     - Reste ici. Nous allons attendre que ton maître se présente de lui-même dans cette chambre et j'aurai une conversation avec lui. La seule chose que je te demande c'est de me faire confiance et de ne pas dire un mot. Promis?
     Natacha, abasourdie, ne comprenait qu'une chose; elle n'avait rien à perdre :
     - Promis, Seigneur.
     Elle était sur le point de se rendormir quand on frappa à la porte :
     - Seigneur, vous m'aviez demandé de vous réveiller...
     - Entre! 
     L'homme pénétra dans la pièce et pendant que Natacha se cachait sous les draps, Nikolaï ne perdit pas son temps :
     - Ecoute, je suis quelqu'un de capricieux mais comme tu l'as compris hier,  je suis également très riche, j'ai donc les moyens de me payer mes caprices. Alors, voila; cette petite me plaît et je la veux. Je n'ai pas de temps à perdre : ton prix?

     L'homme annonça un chiffre énorme, bien au-delà du prix que Natacha l'avait entendu donner à Vania ou à son cousin. Elle voulut protester mais la tape qu'elle reçut sur les fesses par dessus la couverture lui fit comprendre qu'elle devait respecter sa promesse.
     - La moitié.
     - Vous êtes riche.
     Finalement, ils tombèrent d'accord pour une somme qui correspondait à peu de chose près aux deux étalons que Nikolaï avait envisagé d’acquérir Nikolaï demanda à l'homme de préparer les papiers au nom du comte Irinov qu'il signerait avant de partir.
     L'aubergiste parti, Natacha resta cachée sous les draps,  Nikolaï, satisfait d'avoir pu la sauver tout en préservant son anonymat, sortit du lit. Il enfila ses bottes, sa veste et son manteau puis jugeant que la jeune fille avait eu le temps de se remettre de ses émotions, il tira doucement sur le drap. Un petit visage baigné de larmes apparut. Nikolaï se saisit du petit menton qui tremblait et sécha les larmes qui roulaient sur les joues de la jeune fille.
     Encore plus émue par ce geste de tendresse et par le regard vert qui la fixait, Natacha fut incapable de parler, elle se contenta de baiser la main de son bienfaiteur.

     Le reste fut simple et rapidement, Natacha se retrouva blottie contre Nikolaï, bercée par les pas du cheval. Elle avait cessé de pleurer mais semblait encore avoir du mal  à croire à son bonheur.
     - Maître, puis-je poser une question ?
     - Oui, jeune fille.
     - Qui est le comte Irinov ?
     - Moi. C'est un autre de mes titres.
     - Alors, les papiers sont vraiment en règle ?
     - Tu es du genre incrédule, toi. Oui, tout est en règle. Je suis bel et bien ton nouveau maître. Rassurée ?
     - Oui, maître. Est-ce que je peux encore poser une question?
     - Tu as le droit de parler, maintenant, tu sais. Tu ne risques plus de trahir mon identité.
     - Qu'allez-vous faire de moi ?
     - Te vendre au plus offrant.
     - Vous vous moquez.
     - Evidemment, que veux tu que je fasse ? T'emmener au château, bien sur.
     - Je veux dire après.
     - Nous dirons au château que Vania voulait me faire la surprise de me présenter sa future femme au retour de ce voyage, mais que, étant données les circonstances, c'est moi qui le surprend.
     Cette fois-ci, la réponse avait été convaincante, Natacha ne dit plus un mot mais se laissa aller tout contre le corps de Nikolaï, s'autorisant enfin à croire à son bonheur tout neuf.
     Nikolaï, plus troublé qu'il ne le pensait par ce corps qui s'abandonnait contre lui se concentra sur le chemin.

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