samedi 9 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 20 : LE JEU



     Quand Vania se réveilla, il était de nouveau dans un carrosse; toujours sur le plancher, pieds et poings liés, allongé de tout son long. 
     Il se souvenait que le comte avait parlé de voyage mais n'avait aucune idée de leur destination. Il essayait d'y réfléchir quand deux mains puissantes s'emparèrent de lui et tirant sur ses cordes l'obligèrent à s'agenouiller. Ses bras furent tirés en arrière et attachés au montant de la portière. Du moins, ce fut ce que Vania supposa car comme l'autre fois, un bandeau lui voilait les yeux.
     Il sentait la présence d'un homme assis juste en face; à genoux ainsi devant lui, bras tendus en arrière, visage offert aux coups, Vania se sentait terriblement vulnérable. Derrière lui, l'autre homme venait de s'emparer de ses cheveux.
     - Une petite correction pour son réveil, Monseigneur ?
     - Non. Nous aurons le temps. Et plus d'espace aussi. Enlève lui son bandeau.

     Vania cligna des yeux pour s'habituer à la lumière, le soleil était haut dans le ciel; ils devaient rouler depuis des heures.
     - Oui, il y a longtemps que nous sommes en route, moujik. Mais il nous reste encore plusieurs jours de voyage et parler fait passer le temps plus vite; alors causons ! Tu te demandes surement où nous allons. Je t'emmène dans la plus lointaine de mes propriétés; elle me vient d'un cousin éloigné dont je me suis révélé être le seul parent. Cela m'étonnerait que l'on te retrouve là-bas car peu de gens savent que j'y ai des terres.
     - Pourquoi ne pas m'avoir achevé au château ?
     - Je veux te voir souffrir et tu étais inconscient. Maintenant, ils peuvent venir, ils ne trouveront rien.
     - Il y aura des traces de sang.
     - Un moujik récalcitrant, et alors ?
     - Vos serviteurs parleront.
     - Ils ignorent où se trouve ma propriété dont j'ai bien sur fait disparaître les papiers ...
     - La police finira par trouver.
     - Oui, mais pendant ce temps tu seras redevenu un moujik en train de labourer mes terres fers aux pieds.
     - Jamais.
     - Pourquoi te priver d'une chance de rester en vie ? C'est comme un jeu : je te laisse en vie pour jouir de ton humiliation, pour pouvoir te battre selon mon bon plaisir et toi tu as une chance de voir arriver tes amis un jour.
     - Vous êtes fou.
     - Sans doute, car il serait bien plus prudent pour moi de te tuer maintenant et de faire disparaître ton corps au fond d'un étang. Personne ne pourrait rien prouver. Mais je suis prêt à prendre ce risque et à jouer. Longtemps. Et toi ?
     - Plutôt mourir.
     - Réfléchis ! Tes amis sont puissants et intelligents, ils finiront par trouver ma propriété, s'ils me surprennent, ils parviendront à te libérer, tu reverras ton petit paradis et moi je mourrai. Mais je mourrai vengé ! Et si je suis plus rapide qu'eux; tu mourras avant moi.
     Vania se tut. Il comprenait que le comte avait pensé à tout. Le simple espoir de pouvoir revoir Orenbourg un jour suffirait à faire admettre l'impensable à Vania : redevenir un moujik. 
     Son calvaire commença; il passa le reste du voyage à genoux aussi bien dans le carrosse que dans les auberges, subissant toutes les humiliations possibles, ne mangeant et ne dormant que rarement et arriva dans un état d'épuisement avancé.

     La porte de l'écurie vola en éclats; Alexeï et Igor pénétrèrent en trombe dans le lieu du supplice de Vania. Les traces de sang, les cordes et le knout à terre dans un coin ne laissaient aucun doute possible.
     - Barine, ils l'ont battu ! Il est peut-être mort ! On ne le retrouvera jamais !
     L'enfant venait de fondre en larmes, perdant tout son courage. Alexeï s'agenouilla devant lui :
     - Igor, nous savons maintenant que nous sommes sur la bonne piste. Nous allons interroger les serviteurs pour essayer d'en savoir plus.
     - Barine, je lui dois tant, il ne peut pas mourir, je l'aime tant ! J'ai tellement besoin de lui !
     - Igor, calme toi, je te promets que nous allons le retrouver! Je te le promets ! 
     En se relevant, le jeune homme aperçut une servante qui se tenait à quelques pas :
     - Approche, ne crains rien, as-tu vu ce qui c'est passé ici?
     - Oui, Barine, le maître a fouetté votre ami longtemps, ensuite il m'a demandé de le soigner pour mieux le battre à nouveau. Il l'a emmené ce matin, loin d'ici, dans une autre de ses propriétés.
     Igor ne put s'empêcher d'intervenir :
     - Tu es sure qu'il était encore vivant ce matin?
     - Sure et certaine. C'est un homme très résistant et dur au mal.
     Alexeï remercia la jeune servante et expliqua à Igor qu'il leur fallait maintenant aller au poste de police pour essayer de trouver des renseignements sur les propriétés du comte et demander de faire passer le message à tous les relais pour que l'on intercepte le carrosse du comte ou que l'on surveille les nouveaux arrivants dans une région.
     Mais Igor n'était pas convaincu :
     - Barine, ils ne peuvent pas être loin, à cheval nous allons plus vite qu'eux, nous pouvons les rattraper ...
     - Je te suis, montre moi de quel côté ils sont partis.
     Igor baissa la tête. Alexeï ne voulait surtout pas le laisser se décourager :
     - La police peut être à plusieurs endroits à la fois. Et puis, nous finirons par trouver une trace de cette propriété. Nous le sauverons. Je te le promets! Si le comte a préféré fuir avec lui au lieu de le tuer, c'est qu'il veut le garder en vie longtemps.
     Il ne précisa évidemment pas le fond de sa pensée. Il s'élançait au galop avec l'enfant à ses côtés quand la jeune servante cria :
     - Sauvez le, Barine !


     Vania avait bien besoin d'aide; il passait ses journées les fers aux pieds à exécuter tous les travaux les plus pénibles du village auquel il était affecté. Le soir une soupe et un morceau de pain composaient invariablement son seul repas de la journée et il ne dormait qu'attaché par les chevilles au mur de sa cabane.
     Mais ces journées exténuantes n'étaient rien comparées aux moments que lui consacrait le comte. Il avait tout tenté pour faire plier Vania et ne comprenait toujours pas par quel miracle celui-ci lui résistait encore. Un soir, il décida d'en avoir le coeur net, il fit amener son nouveau moujik devant lui.
     Il l'observa attentivement; amaigri, sale, les cheveux et la barbe hirsute, l'homme ne semblait tenir debout que par la force de sa seule volonté. Il lui ordonna d'enlever sa chemise et s'attarda du bout de sa cravache sur les blessures qu'il prenait grand soin de maintenir à vif depuis deux semaines. Habitué aux coups, Vania se raidit instinctivement, mais rien ne vint. Luttant désespérément contre la fatigue et le sommeil, il chancelait. Le comte sembla enfin se satisfaire de son inspection et reposa la cravache sur la table.
     - Tu vois, moujik, pas de coups ce soir. Je veux juste parler. Si tu me réponds franchement, tu pourras aller dormir dans moins d'une heure. Qu'en penses-tu ?
     Vania n'en pensait rien, il y avait longtemps qu'il ne croyait plus en la parole de cet homme. Mais qu'avait-il à perdre ?
     - Je répondrai.
     - Maître, ajouta par réflexe le comte mais sans la ponctuation habituelle de la cravache. Je suis ton maître, comment peux-tu prétendre ne pas m'appartenir ? Je fais de toi ce que je veux !
     - Je ne suis pas votre moujik, mais votre prisonnier.
     - Que pourrai-je te faire subir de plus ? Tu dépends entièrement de mon bon vouloir !
     Vania eut un pauvre petit sourire :
     - Oui, vous avez vraiment fait tout ce que vous pouviez !
     - Regarde les autres moujiks, quand j'arrive, ils mettent tous un genou à terre et tremblent devant moi. Toi seul reste debout à me défier.
     - Parce que je suis un homme libre.
     - Enchaîné à longueur de temps, railla le comte.
     - La liberté est intérieure. Vous pouvez tout me faire, vous l'avez déjà fait, rectifia-t'il, mais vous ne me posséderez jamais.
     - D'où te vient cette force ? De ta femme, de ta famille, de tes amis ? Réponds et tu iras dormir.
     - Du seul homme qui m'ait jamais possédé corps et âme, parce que j'avais décidé de remettre ma vie entre ses mains, de lui faire confiance au point de le laisser décider à ma place. De celui qui m'a sauvé, affranchi définitivement de tout servage et qui est devenu mon ami.
     - Encore lui ! 
     Le comte resta pensif un instant, puis il mit fin à la discussion:

     - Tu as répondu, tu peux aller dormir, je vais te faire raccompagner, tu as gagné : j'arrête le jeu, demain matin je dois aller en ville mais dès mon retour tu mourras.

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