vendredi 22 janvier 2016

LA GABACHINA CHAPITRE 6 : RTVA



Il s’appelle François. Il enseigne la physique. Il n’a jamais parlé de son âge à Aurélie mais elle lui donne entre trente et trente-cinq ans. De taille moyenne, les yeux marron et les cheveux bruns toujours bien lissés avec une raie sur le côté droit, il a une sorte de physique passe-partout. Ni beau, ni laid, quelconque. Seule sa voix est un peu étrange; un peu trop aigüe, pas ridicule du tout mais légèrement désagréable.
C’est important la voix chez un professeur. Il y a des voix apaisantes, d’autres stressantes, des voix de stentors, des voix murmurantes, des voix criardes. Il parait même qu’Aurélie en change les rares fois où elle s’énerve, ce sont les élèves qui le lui ont dit. Une voix plus basse, plus puissante.
François, c’est peut-être sa voix qui le dessert. Enfin … il ne peut pas y avoir que ça. Parce que la réaction des élèves est trop forte, trop unanime, trop vraie pour être juste due à un amusement. Ils sentent quelque chose. Quelque chose qui les met mal à l’aise.
Ça a commencé comme d’habitude. Une plaisanterie de l’un, une allusion de l’autre, une maladresse de François. La rumeur est parvenue jusqu’aux oreilles d’Aurélie. François n’a aucune autorité et il commence à se faire chahuter. Elle a évidemment tenté de raisonner ceux qui ont osé en parler devant elle mais les choses ne sont pas si faciles; ce sont surtout les « Cinquièmes » de François qui s’agitent et elle, Aurélie, elle n’a jamais de «Cinquièmes».
C’est Caroline, une des élèves de la «Quatrième» qu’ils ont en commun, qui raconte. Les moqueries des élèves, les menaces de François, les appels aux parents qu’il multiplie, les mauvaises notes. Aurélie essaie de lui parler mais de quel droit viendrait-elle lui donner des conseils? Il a le même diplôme qu’elle, non? 
Cruelle ironie d’un métier que l’on exerce sans jamais l’avoir appris. CAPES d’Espagnol, c'est-à-dire de longues réflexions sur la littérature du Siècle d’Or, de savantes études autour de l’évolution phonologique de la «jota» ou de la signification à donner à la folie qui pousse Sancho à suivre Don Quichotte. Quel rapport avec les premiers cours de «Quatrième» : «¿Cómo te llamas ? » « Dónde vives ?» … ? 
Des gens surqualifiés, jetés dans la fosse aux lions et découvrant terrifiés qu’il est trop tard pour changer de voie. A son époque, il n’y avait même pas de stage. Ou plutôt si ; avec l’hypocrisie habituelle de ces «décideurs», la première année d’enseignement correspondait à ce fameux stage. Un peu tard, non? Comment oser s’avouer, en fin d’année, alors que l’inspecteur valide notre travail, que nous ne sommes pas capables de le faire correctement. Il nous a vus à l’œuvre une heure, une seule, pendant laquelle, les élèves vaguement impressionnés par l’intrus, ont assisté au meilleur cours de l’année, celui que nous avons préparé pendant des journées entières. Que sait-il de nos doutes, de notre terreur devant certaines classes, de l’impuissance qui nous tord les tripes, du désespoir qui nous saisit quand rien ne passe?
Ce qu’Aurélie a vécu les premiers mois, allant jusqu’à s’effondrer en larmes devant la pire de ses classes, François le vit toujours après dix ans d’enseignement. Alors elle guette la moindre occasion, le moindre appel au secours déguisé, elle tente de lui dire les mille et un petits trucs et les grands principes. Apprendre les prénoms le plus vite possible pour casser l’effet de masse et mettre chacun devant ses responsabilités. Circuler dans la classe à bon escient, se l’approprier sans agresser. Encourager au maximum mais ne jamais menacer en vain. Ne pas essayer de crier tant que les élèves bavardent mais après seulement. Rester calme. Savoir quand relâcher la pression.
Il y a tant de choses à dire et à faire mais peut-on vraiment les apprendre. Et puis surtout, peut-on apprendre à ne plus avoir peur? Peut-on apprendre à se sentir bien dans une classe? François ne comprend pas qu’il est trop rigide, que les élèves devinent qu’il les voit comme une menace, comme un combat, forcément perdu d’avance. Ils le sentent se raidir à leur approche, se figer dans son rôle, s’effacer derrière sa fonction.
Enseigner, c’est être soi-même avant tout. Profondément, intensément. C’est aussi jouer un rôle, celui de la personne qui possède le savoir et donc l’autorité. Une place assignée dans un jeu de rôles où chacun, professeur ou élève, accepte de dire le texte. Un texte dont la ponctuation, le souffle, l’âme, appartiennent à chacun. Ce qui fait qu’un acteur sera fabuleux là où un autre peine à nous faire croire au même personnage, ce n’est pas le texte, probablement pas la technique non plus, mais le don de trouver en soi de quoi nourrir l’être de papier. Transformer ce qui n’est que mots, encre et papier, en un être de chair et de sang, quoi de plus beau et de plus difficile? Aurélie ne prétend pas être une actrice; son répertoire se limite à un seul rôle. Ce qu’elle sait en revanche, c’est qu’il faut incarner, au sens premier du mot, ce personnage qui se présente devant les élèves et prétend leur apprendre des choses. 
Sinon, le malaise s’installe. Les élèves ressentent le décalage comme si un masque était posé en permanence sur le visage de celui qui leur fait face. Comment apprendre de quelqu’un en qui on n’a pas confiance? Quelqu’un que l’on n’identifie pas comme étant un enseignant. Les élèves ne s’attendent pas à aimer tous leurs profs. Ils ont leurs préférences. Qui varient selon leur âge, leur caractère, leurs goûts. Mais ils les reconnaissent tous comme authentiques. Pas François.
Pourtant, il essaie. Pour tenter de se rendre plus humain, plus crédible à leurs yeux, il se confie parfois. Il sait rester discret mais voudrait partager avec eux quelques anecdotes de sa vie professionnelle dans son ancien collège, ou de sa passion pour les voyages mais rien ne passe. Il les sent fuyants, moqueurs. Un jour il demande à Aurélie si elle connait une chaîne numérique qui s’appelle RTVA. Lui, il n’a même pas la télé. Ça ne lui dit rien à Aurélie mais elle croit comprendre que ça a un rapport avec les élèves. François confirme ; le matin, l’un d’entre eux lui a demandé s’il connaissait cette nouvelle chaîne. Il a cru à un début de dialogue et a cherché à savoir mais les explications se sont faites confuses et les rires grandissants. Il a coupé court.
«Raconte Ta Vie Ailleurs, M’dame ! Il nous soûle avec ses histoires. C’est ça que ça veut dire.»
Caroline et d’autres ont expliqué, amusés de la curiosité d’Aurélie.
«Vous l’aimez bien, vous, le prof de physique?»
Et allez, un petit sermon. Trop tard. Dès le lendemain, au passage de François, les couloirs bruissent de blagues :
«T’as regardé la télé, hier?
- Ouais, trop mortelle, la nouvelle chaîne!
- Trop de la balle, RTVA!
- Vous connaissez, M’sieur?
- Si, je vous jure, elle existe.
- Même qu’en Amérique, elle s’appelle RTLA.

- La « life », quoi!»

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