jeudi 7 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK DEUXIEME PARTIE CHAPITRE 2 : LA REDDITION



     Installé dans la cuisine, Igor avait fini de déjeuner, on l'avait laissé libre car Mikhaïl, l'un des valets, rangeait du bois dans la réserve attenante à la cuisine et pouvait ainsi venir en aide à Natalia et Katia en cas de besoin. Le tableau que Vania avait dressé de l'enfant les avait tous impressionné et ils le surveillaient comme le lait sur le feu.
     Mais Igor avait, pour l'instant, laissé de côté ses idées de fuite car il avait fort à faire pour essayer de comprendre. Comment l'intendant pouvait-il se faire obéir de tous ces gens sans jamais lever la main sur eux ? Son maître, le prince, n'était pas un méchant homme, mais Igor l'avait déjà vu menacer et même battre certains de ses domestiques. Sans parler de la correction qu'il avait lui-même reçue après la découverte de ses multiples larcins suivie de son comportement insolent.
     Ce qu'Igor ne comprenait pas surtout c'était pourquoi l'intendant avait décidé de lui apprendre à lire et à écrire, alors qu'il était clair qu'il s'en servirait pour s'enfuir. Allait-il vraiment continuer à lui apprendre ou n'était-ce qu'une ruse pour le faire souffrir ?
     Pourquoi aurait-on voulu le faire souffrir ? Il suffisait de l'envoyer labourer des champs quelque part, alors qu'on l'avait envoyé ici. En tous cas, il ne voyait pas les punitions promises par Vania comme bien terribles ou suffisantes pour l'effrayer. Fatigué par les émotions de la journée, il finit par s'endormir dans un coin de la cuisine.
     Quand il s'éveilla, il s'aperçut qu'il était seul, Katia et Natalia devaient être occupées dans la réserve ou parties au potager, le voyant endormi, elles n'avaient pas eu le coeur de le réveiller pour l'attacher. Il se devait d'en profiter !
     Lentement, avec de multiples précautions, il se glissa hors de la pièce. L'entrée était déserte elle aussi, la chance était avec lui, il se glissa hors du château. Il avançait à pas de loups le long de la façade quand, soudain, en tournant au coin du bâtiment, il se trouva nez à nez avec Pavel.
     Le cocher du domaine était un ancien soldat et ses réflexes plutôt rapides, l'enfant se retrouva prisonnier d'une poigne de fer. Il eut beau se débattre, rien n'y fit; à ses coups de pied répondirent deux puissantes claques qui le firent chanceler. Pavel lui tordait le bras droit dans le dos :
     - Soit tu avances, soit je te le casse.
     Igor sentit qu'il n'y avait rien à faire, il commença à avancer. Quand ils entrèrent dans le château, ils tombèrent sur Vania en personne. Un éclair de colère passa dans les yeux de l'intendant, mais avant qu'il ait pu ouvrir la bouche, Katia arriva. Elle se jeta à ses pieds en pleurant :
     - Pardon, Monsieur. Pardonnez moi, je n'ai pas osé le réveiller, il dormait si bien. Pardon ! Pardon !
     Vania releva la jeune femme avec douceur :
     - Katia, ne crains rien. Je comprends. Cela servira de leçon à tout le monde. Il n'a que cette idée en tête. Nous n'y pouvons rien.
     Igor n'en revenait pas, une telle bonté, un tel calme ... mais comme il l'apprit aussitôt après, une telle détermination.
     - Pavel ! Retour à l'écurie, on l'emmène !
     Ils s'y retrouvèrent rapidement. Vania s'empara d'une corde, attacha l'enfant à un poteau mais le fouet n'était toujours pas d'actualité.
     - Je t'avais prévenu, tu n'obéis pas, je t'attache. Tu te passeras de dîner. Quand Pavel reviendra se coucher, il t'installera pour que tu puisses dormir tout en restant attaché. Tu le connais, tu sais qu'il vaut mieux ne pas le réveiller ! Je te verrai demain pour ta leçon.
     Il tourna les talons et ce fut tout. Le soir, Pavel s'occupa de lui comme prévu. Et ainsi se termina la première journée d'Igor à Orenbourg. 

     Le lendemain, Igor se retrouva comme prévu dans le bureau, de nouveau ses liens furent coupés et le cours commença. Vania montrait la même patience que la veille, comme si rien ne s'était passé, il expliquait calmement encore et encore.
     Quand le cours fut terminé, Igor vit Vania prendre la corde. Ses poignets étaient en sang tant il avait essayé de s'en défaire pendant la nuit, mais il était fier et ne voulait mendier pour rien au monde. L'intendant prit son temps, il avait des choses à dire :
     - Je suis déçu, je te croyais plus intelligent. J'ai appris que tu avais volé pour pouvoir te débrouiller pendant un certain temps, que tu voulais apprendre à écrire pour te faire des faux papiers. C'était totalement stupide mais là, partir sans rien, ça n'a même pas de sens ...
     Igor savait bien que Vania avait raison mais il n'était pas prêt à l'admettre. Au contraire, il se débrouilla pour que l'intendant s'aperçoive de l'état de ses poignets : il espérait qu'il lui redonnerait une chance et le laisserait libre quelques instants. Pour cela, il devait feindre la soumission ou tout du moins la passivité.
     C'était difficile mais il baissa la tête, l'air contrit. Il ne pouvait cependant pas aller jusqu'à s'excuser ! Cela fonctionna, l'intendant renonça à lui lier les mains et l'emmena à l'écurie où il le confia à la garde de Pavel.
     Ce n'était pas tout à fait le meilleur plan possible, mais c'était mieux que rien. La chance, si l'on peut dire, lui sourit; Pavel lui avait demandé d'étriller les chevaux, ce qu'il s'était appliqué à faire et il put ainsi profiter d'un moment de distraction du cocher pour filer.
     La scène de la veille lui avait servi, il ne chercha pas à fuir tout de suite; profitant de sa petite taille, il se glissa au fond de la cabane qui servait au jardinier pour ranger ses outils. Il entendit Pavel l'appeler, calmement d'abord, puis plus brutalement, des menaces suivirent et bientôt la voix de Vania se joignit à celle du cocher.
     Quelqu'un entra dans la cabane, Igor retint sa respiration et resta soigneusement caché sous l'amas d'outils et de vieux vêtements derrière l'établi. Un regard rapide parut suffire à l'intrus qui ressortit immédiatement.
     Igor jubilait et se croyait déjà libre en entendant les voix s'éloigner en direction du château. Il attendit un long moment avant de sortir de sa cachette, il ouvrait avec précaution quand il faillit mourir de peur. Assis sur l'herbe, face à lui, se trouvait ... Vania !
     Effrayé au plus haut point, certain de recevoir la correction de sa vie, Igor recula à l'intérieur de la cabane. Evidemment Vania le suivit ; quand il pénétra à son tour dans la toute petite pièce, l'enfant était prostré sur le sol, se protégeant la tête de ses bras et tremblant de tous ses membres.
     Vania s'arrêta, il n'avait jamais eu l'intention de frapper le jeune garçon et ne voulait pas non plus le rendre malade de peur.
     - N'aie pas peur, Igor. Je te l'ai dit, je ne te battrai pas. Jamais. Quoi que tu fasses. Regarde, je reste là, je n'avancerai pas. Je veux juste te parler.
     L'enfant continuait à se protéger, incrédule. Mais Vania reprenait :
     - Je ne sais pas ce que tu sais de moi, probablement pas grand chose. Il y a un peu plus de quatre ans, je me suis moi aussi enfui de chez mon maître qui me battait sans pitié à longueur de journée, sans papiers, sans argent, sans manteau. J'ai failli mourir de faim, de froid ou dévoré par les loups. J'ai fini ici, dans le poulailler, en train de voler. Heureusement, j'ai été surpris par ton maître. Au lieu de me fouetter comme je le méritais, il m'a recueilli, protégé et m'a rendu ma dignité en faisant de moi son intendant.
     Sur ces mots, Vania retira sa chemise, dévoilant les horribles traces des sévices que lui avait infligés son deuxième maître, il voulait ainsi prouver à Igor la véracité de son discours. Il fut plus que convaincant, pour la première fois depuis son arrivée, il vit très clairement des larmes couler sur le visage de l'enfant. Il poussa un peu son avantage :
     - Tu comprends pourquoi je ne te frapperai jamais ?
     Une petite voix lui répondit :
     - Oui, Monsieur.
     - Tu vas te relever et venir jusqu'à moi, d'accord ?
     Igor obéit, quand il arriva à sa hauteur Vania l'attira plus près, du bout des doigts il sécha les larmes qui coulaient toujours, puis sans un mot il le ramena vers l'écurie. Se saisissant d'une corde, il lui lia les bras derrière un poteau :
     - Même punition qu'hier, pas de dîner et tu passes la nuit attaché. Je crois que tu as compris que Pavel est très fâché et que si tu lui donnes le moindre prétexte, tu recevras une bonne correction. Fais toi oublier !
     Igor s'empressa de suivre ce sage conseil et échappa ainsi à la colère de Pavel.

     Le lendemain, il se retrouva une fois de plus dans le bureau, et la troisième leçon se déroula calmement. Quand elle fut terminée, voyant Vania reprendre une corde, l'enfant lui prit les mains et les porta à ses lèvres :
     - Non, s'il vous plaît, non ! Ne m'attachez plus, Monsieur, je vous en prie !
     - Je dois le faire tant que je n'aurai pas confiance en toi, je ne peux pas te laisser courir à ta mort.
     - Comment pourriez-vous être sur ?
     - Il suffit que tu me le dises !
     - Je ne m’enfuirai plus, je vous le promets. Je ferai tout ce que vous voudrez. Ne m'attachez plus.
     Un long moment le lumineux regard bleu de l'intendant se planta dans les noires prunelles du jeune rebelle puis la décision fut prise:
     - Très bien, je te crois. Désormais tu dormiras dans la même chambre que mon fils adoptif Piotr. Viens je vais te les présenter, lui et ma femme.

     Pour finir, il attira l'enfant contre lui et le serra longuement dans ses bras, le laissant sangloter à sa guise.

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