mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK   CHAPITRE 19 : VANIA SE MARIE




     Le mariage de Natacha et de Vania se préparait; un pope avait été retenu, on avait préparé les plats et les boissons. Les chefs des villages avaient été invités, les nappes de dentelle avaient été sorties des armoires, la vaisselle préparée. Il y avait dans toute la demeure une atmosphère de fête et d'excitation.
     Depuis l'arrivée de Natacha, on sentait également un souffle de féminité passer sur le château; des vases étaient apparus et des fleurs décoraient chaque pièce. On entendait chanter pendant le grand ménage qui précéda le mariage. Tout le monde adorait la jeune femme, au début son histoire d'amour avec Vania avait ému les serviteurs mais par la suite c'était sa douceur qui lui avait gagné tous les coeurs.
     Piotr l'avait adopté d'emblée, il ne s'inquiétait que d'une chose: où dormirait-il une fois Natacha installée avec Vania dans la chambre ? A vrai dire, il avait déjà dans l'idée de se faire héberger quelques jours par le barine lui même, avant d'être obligé d'intégrer la chambre bleue. Il continuait ses manifestations d'amour envers Nikolaï et était même le seul, mis à part Vania, à être totalement serein en sa présence.

     Il est vrai que les autres avaient quelques excuses; le maître était si triste par moments, qu'il s'énervait facilement et que plusieurs fois des objets s'étaient fracassés contre les murs. Tous savaient qu'il ne se montrerait jamais injuste ou violent envers eux mais ses accès de colère n'en demeuraient pas moins perturbants.
     Il passait facilement de ces accès de colère à des crises de mélancolie, où il s'isolait soit dans sa chambre soit quelque part dans le parc entourant le château. Il faisait cela un peu pour  laisser à Vania du temps avec Natacha, mais aussi parce qu'il était souvent de mauvaise humeur sans raison véritable.
     Souvent, alors qu'il méditait sur le banc au bord de la rivière, il sentait un petit corps se blottir contre lui et la petite main de Piotr se glissait dans les siennes. Ils restaient silencieux tous les deux un long moment tant il est vrai que les mots sont parfois inutiles et impuissants.
     Les mois passaient, l'été était déjà là dans toute sa splendeur, les moissons seraient les meilleures jamais vues, les vergers regorgeaient de fruits et en ce beau jour, les villages retentissaient des rires joyeux des enfants.

        Toute la propriété d'Orenbourg était en fête; le prince avait décrété qu'en ce jour de grand bonheur pour son intendant, personne ne travaillerait. Tôt le matin, les musiciens étaient arrivés, on avait installé un petit kiosque pour eux, sur la pelouse derrière le château et des tréteaux avaient été dressés tout autour.
       Partout sur ces tables improvisées, ce n'étaient que victuailles en tous genres; harengs, poissons en saumure, pain bis, gruau, tourteaux de pain d'épice à la menthe, gâteaux secs, kvas et vodka.
       La cérémonie fut brève mais émouvante et très digne.
      Au premier rang, se trouvait bien évidemment, vêtu de neuf lui aussi pour l'occasion et au moins aussi heureux que les mariés, le petit Piotr.

      On mangea, on but, on dansa toute la journée et toute la nuit. Chacun offrit un petit cadeau selon ses moyens ou ses talents. Irina, Olga et Tatiana, les trois servantes, s'étaient relayées pendant leurs rares heures de loisir pour orner de dentelle les draps et tout le linge du couple. Natalia et Katia leur avait préparé des plats  et surtout un gâteau digne d'un repas princier. Grégory le jardinier s'était occupé de fleurir les tréteaux et la chambre des mariés. Piotr, Mikhail et Boris, les valets s'étaient entendus pour leur sculpter des meubles. Pavel et Dimitri avaient dressé une jument pour que Natacha puisse suivre Vania dans ses promenades à cheval si elle le souhaitait.
     Mais, évidemment, le plus beau cadeau que reçurent les mariés fut celui de Nikolaï. Ils les fit venir dans son bureau avec Piotr et remit à Vania deux papiers. Comme convenu, le premier était l'affranchissement de Natacha, mais Nikolaï refusa l'argent de Vania, en lui disant que maintenant qu'il avait une famille, il en aurait besoin. Le deuxième papier, lui, n'était pas prévu; il s'agissait de l'affranchissement de Piotr qui était ainsi officiellement confié à Vania.
     Une fois de plus, Vania se retrouva à genoux,ému jusqu'aux larmes, en train de baiser les mains de son bienfaiteur. Mais cette fois, il y avait deux changements; d'abord il n'était pas seul, Natacha faisait exactement la même chose à côté de lui, et il avait enfin trouvé une idée pour essayer lui aussi d'aider son maître.
     Nikolaï bénit les deux tourtereaux, leur demanda de retourner danser et de lui envoyer Pavel à qui il devait parler. Ce fut alors qu'il remarqua que Piotr n'avait pas bougé depuis que Vania lui avait lu ce qui était écrit sur le deuxième papier. Il s'approcha de l'enfant et découvrit avec stupeur qu'il pleurait.
     - Mais, qu'est-ce qui se passe, bonhomme ?
    - J'ai rien fait de mal. Pourquoi vous ne voulez plus de moi?
     Emu, Nikolaï, s'agenouilla devant l'enfant, sécha ses larmes du bout des doigts, l'attira contre son coeur et doucement lui expliqua qu'il pourrait rester autant qu'il le voudrait au château et que ce n'était qu'une précaution pour qu'il ne soit jamais séparé de Vania.

     Ce fut ainsi que Pavel, qui venait voir ce que son maître voulait lui dire, le découvrit en entrant. Nikolaï renvoya un Piotr, rassuré et tout heureux, à la fête, et, fermant la porte, se tourna vers Pavel.
     - J' ai voulu t'en parler avant que tu ne le voies, un officier de la police du Tsar vient d'arriver, pour l'instant ,il...
     - Non ! Pas aujourd'hui ! Ils m'ont retrouvé, je savais que ça arriverait ...
     - Pavel !
     Nikolaï venait d'user de sa voix d'officier, puissante et imposante.
     - D'abord, tu ne m'interromps pas, ensuite tu te calmes, j'attends mieux que ça d'un ancien soldat !
     - Pardonnez moi, Maître ! Mais, aujourd'hui, je me sentais si bien, je veux vivre...
    - Mais, ce n'est pas possible, tu vas m'écouter à la fin. Tu te souviens de ce que tu m'as dit dans le carrosse : " faîtes de moi ce que vous voulez ".
     Pavel s'agenouilla sans un mot, calmé. Nikolaï reprit :
     - L'officier n'est pas là pour remettre à la police un ancien bandit, il est venu au nom du Tsar m'apporter ta grâce et te confier définitivement à moi.
     Il se tut, attendant que Pavel assimile la nouvelle. Lentement, Pavel releva la tête, dans ses yeux la dernière lueur de panique et d'incrédulité s'éteignait :
     - Merci, merci, merci. C'est la deuxième fois que vous me rendez à la vie. Maître, je ne sais pas comment...
     - C'est facile, tu as dit la seule chose possible, je n'attends rien d'autre de toi. Relève-toi et va profiter de la fête. J'ai d'ailleurs invité l'officier, il dormira ici cette nuit. Demande à Vania de trouver deux minutes pour l'accueillir.

     Vania trouva bien plus de deux minutes pour s'occuper de l'officier, tant il pensa que c'était le ciel qui l'avait envoyé juste au bon moment.

12 - Kvas =  boisson fermentée obtenue à partir du pain

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire