mercredi 6 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 24 : LE RETOUR


     Le carrosse était prêt. Natacha, Piotr et Pavel avaient fait leurs adieux, déchirants pour Piotr, à Nikolaï. Seul manquait Vania. Il était toujours dans la chambre qu'il avait occupée chez le père de Nikolaï. Il l'avait déjà remercié pour son hospitalité et lui avait dit au revoir. Il savait que maintenant il devait descendre, Nikolaï se trouvait dans l'entrée, attendant le départ du carrosse mais Vania ne pouvait se résoudre à faire un pas.
     Il avait voulu partir plus que tout, retrouver Orenbourg où il se sentait si bien, mais sans Nikolaï rien ne serait plus pareil. Il savait aussi que si sa vie à lui était là-bas, celle de Nikolaï était ici à Moscou. Il avait tout fait pour l'aider à y revenir. Mais partir seul, c'était trop dur !
     Ce n'était pas l'idée d'abandonner la puissante protection de Nikolaï qui lui faisait peur car il savait que là-bas tout le monde le connaissait, même le commandant du poste de police, et il était sûr que le Tsar avait donné de nouvelles instructions pour lui faciliter la vie.
     Non, ce qui l’effrayait, c'était bien le vide de ces longs mois qui allaient les séparer. Nikolaï avait dit qu'il retournerait à Orenbourg dans deux ans, puis tous les deux ans ensuite. De bien longs délais. 

     Il ne pouvait décemment pas faire attendre plus longtemps celui qui lui avait tout donné. Il prit une bonne inspiration et descendit l'escalier. Comme prévu, Nikolaï était en bas des marches, le visage tourné vers lui. En arrivant à la hauteur de Nikolaï, Vania voulut se jeter une dernière fois à ses genoux, mais le jeune prince fut plus rapide.
     - Non, ça c'est fini. Viens là.
     Et il le serra dans ses bras, comme il l'avait fait dans l'antichambre du Tsar. 
     - Maître, je...
     - Ça aussi tu arrêtes, le Tsar t'a anobli, que je sache, tu n'es plus un moujik, ni même un moujik affranchi. Si Nikolaï reste trop impressionnant et puisque tu restes à mon service, disons qu'Altesse devrait mieux convenir.
     - Je ne sais pas si je pourrais changer, pour moi, vous appeler Maître n'est pas humiliant puisque je ne me sens plus serf depuis longtemps, depuis que vous m'avez recueilli à vrai dire.
     - Arrête !
     Vania sourit :
     - Arrêter quoi, Seigneur !
     - De me faire réfléchir, je vais être trop ému si tu n'arrêtes pas.
     - Tant pis, j'en profite. Il y a une chose que je n'ai jamais osé dire.
     - Tu as tous les droits.
     - Merci, je vous dois tant.
     Puis dans un souffle il ajouta :
     - Je vous aime tant.
  Nikolaï reprit :
     - Moi aussi, Vania. J'attends ta première lettre avec impatience.
     - Je ne sais pas si je saurais.
     - Ecrire ? Ta lettre à mon père était plutôt réussie.
     - Gérer tout ça sans vous.
     - Tu pourras. Tu es le meilleur intendant du monde. Tu es bien décidé à retourner à Orenbourg ? Tu as des terres à toi, maintenant. Tu es un barine, toi aussi. Tu vas avoir des revenus intéressants de toutes façons mais  tu pourrais gérer ta propre propriété au lieu de gérer la mienne.
     - Non, j'ai trop de mauvais souvenirs là-bas. Chaque endroit me rappellerait des atrocités. Je préfère y envoyer un intendant moi aussi et rester là où j'ai toujours été heureux. Même si sans vous ce sera très dur.
     - Tu sais qu'il ne pouvait pas y avoir d'autre solution pour nous. Et ce n'est pas la fin juste un au-revoir.
     - Oui, mais...
     - Si tu changes d'avis, si tu veux revenir, on s'arrangera pour le domaine. Tu sais que le Tsar serait heureux de te revoir.
     En disant cela, Nikolaï montrait la médaille que Vania portait à présent toujours à son cou. Vania sourit. Les deux hommes se donnèrent à nouveau une virile accolade, puis tout alla très vite; Vania s'engouffra dans le carrosse, Pavel fouetta les chevaux et le voyage de retour commença. Il fut loin d'être aussi gai qu'il l'aurait pu, car Vania était d'humeur mélancolique. Seule la vue des terres d'Orenbourg le fit réagir. 

     Son arrivée au château fut l'occasion d'une véritable fête. L'intendant qui l'avait remplacé pendant son séjour avait tenu parole et tout le monde semblait heureux. Le brave homme se  retrouvant sans emploi, Vania lui proposa de remplacer sur ses propres terres d'Irkoutsk l'intendant qui y avait été nommé à titre provisoire par le Tsar.
     La vie reprit son cours, sauf que maintenant Vania était seul aux commandes. Le temps s'écoulait lentement et doucement pour la petite famille. Vania avait écrit à Nikolaï qui lui avait répondu par une longue lettre pleine de tendresse et d'humour où il décrivait sa vie à Moscou. Il était clair que le jeune prince avait maintenant beaucoup de recul sur sa vie et que s'il profitait de tout - les femmes surtout semblaient beaucoup l'occuper - il gardait la tête froide.
     Le bonheur de Vania aurait pu être complet car à peine la petite famille était elle arrivée à Orenbourg que Natacha découvrit qu’elle était enceinte : l'enfant naîtrait au printemps. Vania était évidemment fou de joie mais il aurait voulu se sentir utile. 
     Son voeu finit par s'accomplir, au printemps suivant justement, le jour où le carrosse du prince Pavelski s'arrêta dans la Cour d'honneur du château. Le coeur de Vania se serra, à la pensée qu'il lui faudrait attendre encore plus d'un an avant de voir Nikolaï en descendre. Cette fois-ci, comme le jeune prince l'en avait informé dans sa deuxième lettre, dans le carrosse avait voyagé un jeune garçon de treize ans accompagné d'un valet chargé de le surveiller.
     Nikolaï, avec son humour habituel, avait expliqué à Vania que l'enfant appartenait à son père et qu'il désespérait tout le monde et que donc, en tant que cas désespéré, il était forcément destiné à finir entre les mains de l'homme dont le bon sens avait impressionné le Tsar lui-même.
     Plus sérieusement, Nikolaï disait aussi dans sa lettre que son père, ne sachant qu'en faire, s'apprêtait à le renvoyer dans son village labourer la terre, ce qui aurait été dramatique pour le garçon qui avait toujours vécu au palais avec ses parents, domestiques chez le prince.
     Malheureusement pour lui, ses parents étaient morts l'été précédent et depuis il était devenu ingérable. On l'avait surpris dans la bibliothèque, essayant d'apprendre à lire seul, pour, de son propre aveu, signer son affranchissement et vivre libre. De même, il avait été pris en train de voler, toujours dans le même but : être capable de vivre seul.
     Le message de Nikolaï était clair : " je n'ai plus le temps ni l'envie de m'en occuper, je veux vivre un peu pour moi, toi seul peux le sauver ".
     Vania ouvrit la porte du carrosse et se trouva face à une petite tornade surmontée d'une tignasse broussailleuse qui lançait des ruades. Le valet qui l'accompagnait semblait exténué, il expliqua que comme le gamin n'arrêtait pas d'essayer de s'enfuir, il avait du lui lier les mains pour pouvoir le contrôler.
     Même ainsi, il avait passé le voyage à invectiver le pauvre homme, à lui donner des coups de pied et à essayer de le mordre.
     Vania attrapa sans ménagement le gamin par ses poignets liés et le fit descendre plutôt rapidement de la voiture. Le jeune garçon se retrouva par terre; en le relevant Vania croisa un regard qui l'émut profondément, un mélange de défi et de crainte. Il se revit quelques quelques années plus tôt et comprit que c'était ce même genre de regard qui avait ému Nikolaï. 
     Oui, le prince avait eu raison de lui envoyer ce gamin. Il allait enfin pouvoir être utile à quelqu'un. Sa vie prenait à nouveau tout son sens.
  

  

                                         FIN DE LA PREMIERE PARTIE.

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