mardi 5 janvier 2016

LE BARINE ET LE MOUJIK  CHAPITRE 13: L' INVITATION DU COMTE KIRINSKI



     Pendant toute la journée, Boris ne dit pas un mot. Il se sentait mal à l'aise vis à vis des autres serviteurs et n'arrivait toujours pas à comprendre comment il s'en tirait ainsi, sans un seul coup de fouet, avec cette seule obligation de retrouver Vania après le dîner. Devant ses yeux, passaient et repassaient les terribles marques vues sur le dos et le torse de l'intendant. Boris ne cessait d'imaginer à quels tourments Vania avait bien pu être soumis. Certes, il avait agi par calcul, pour ne pas être chassé du château, mais il commençait déjà à changer d'avis sur l'intendant. Il avait vraiment été impressionné par son attitude pleine de générosité et de retenue.
     Quand vint le soir, il se retrouva devant la porte du salon où l'attendait Vania, à la fois honteux et curieux. L'intendant était assis au fond de la pièce, Boris avança un peu, il hésitait à s'agenouiller quand Vania lui désigna un siège en face de lui :
     - Assieds toi.
     Ainsi commencèrent les conversations entre les deux hommes, nul autre ne fut informé de leur contenu, mais l'évolution de Boris démontra leur efficacité. Chaque jour, il gagnait en humilité et en sincérité et chacun comprenait qu'il ne servait plus Vania contraint et forcé par le maître mais avec un réel plaisir.
     Boris n'était pas le seul à évoluer, les jours qui passaient apportaient de plus en plus de sérénité et d'assurance à Vania, beaucoup plus de sérieux à Olga et à Irina qui faisaient briller le château comme un sou neuf.

     Peu à peu, le froid s'était installé, la neige était tombée plusieurs jours de suite couvrant tout d'un manteau immaculé. Les ruisseaux gelaient les uns après les autres et certaines nuits, Vania entendait hurler les loups dans les bois environnant le château. A chaque fois, il frissonnait, au souvenir des mois qui avaient précédé son arrivée. Cela faisait presqu'un an qu'il était bien au chaud, à l'abri des loups, de la faim, des problèmes ...
     Quand ces hurlements le réveillaient, pour se rendormir paisiblement, il lui suffisait d'écouter la respiration calme et régulière de celui qu'il considérait maintenant comme son fils et de songer à Natacha qu'il retrouvait régulièrement à l'auberge et qui deviendrait sa femme.
     Nikolaï aussi entendait les loups, ses insomnies l'avaient repris. Il se sentait nerveux, sa bonne humeur l'avait quitté. Parfois, même, il se surprenait à envier Vania. Pendant un moment, de l'arrivée de Vania jusqu'à la fin de l'été ou au début de l'automne, il s'était focalisé sur son nouvel intendant et sur les conversations qu'ils avaient ensemble. 
     Le sauver d'abord, puis faire de l'esclave qu'il était un homme, et même un homme respecté au château et sur toute la propriété, l'avait intéressé, passionné même parfois. Leurs promenades, le travail en commun, leurs discussions surtout, l'avaient aidé à faire passer le temps, à oublier. Sa propre évolution l'avait intrigué; il se souvenait toujours avec tendresse de la scène de la rivière où Piotr lui avait fait prendre conscience de ce qui se passait en lui. Son père lui même, avec ce mot pourtant si bref, lui avait redonné espoir.
     Mais, cela ne lui suffisait plus; son père ne lui avait pas écrit depuis ce mot, il ne voyait pas de fin à sa punition. Il se heurtait à nouveau à ses vieux démons, et l'image de sa mère le hantait dès qu'il réussissait à fermer l'oeil. Quant à ses journées, c'était l'ennui qui les dévorait.
  
     Ce fut à ce moment- là qu'arriva l'invitation du comte Kirinski. Ce n'était pas la première, mais Nikolaï, après avoir accepté, à son arrivée, toutes les invitations de ses voisins s'était vite rendu compte qu'il n'avait rien à leur dire et qu'il s'ennuyait autant chez eux que seul dans son château; il s'était donc débrouillé par la suite pour les éviter, espérant sans doute tomber dans l'oubli.
     Mais c'était sans compter sur la curiosité de ses voisins; ils n'avaient pas eu de réponses satisfaisantes à leurs questions concernant l'exil de Nikolaï. Et voilà que maintenant, on racontait partout qu'il avait transformé un vagabond en intendant. Il leur fallait en avoir le coeur net.
     Le comte Kirinski, bien déterminé à attirer le jeune prince chez lui, avait précisé qu'un grand bal serait donné et que les festivités dureraient plusieurs jours. Nikolaï savait que cela ne posait aucun problème, car le Tsar l'avait autorisé à  quitter sa propriété pour séjourner chez ses voisins aussi longtemps et aussi souvent qu'il le voudrait..
     Un passage dans la lettre l'amusa car il était aisé, en lisant entre les lignes, d'y découvrir la curiosité du comte et de ses amis au sujet de  Vania, qui se trouvait lui aussi convié à la fête.
     Le maître d'Orenbourg vit dans cette invitation un moyen d'échapper à l'ennui pour quelque temps, et accepta donc l'offre. Il lui fallait maintenant tenir son rang, il ne pouvait décemment pas chevaucher jusque là-bas en compagnie de Vania et se présenter tout crotté à son hôte. Il fit donc sortir le carrosse aux armes de la famille Pavelski, se trouva parmi ses paysans un cocher pour remplacer Sergueï et s'adjoignit la compagnie de deux de ses valets : Boris et Mikhail.
     Le cocher, Dimitri, était jeune et n'avait jamais mené de carrosse mais ils arrivèrent à bon port. Pendant que l'on remisait la voiture du prince dans les écuries où le cocher serait logé, Nikolaï suivi de Vania magnifiquement vêtu pour l'occasion et flanqué des deux valets en grande livrée faisait son entrée dans les salons du comte.

     Plus d'un coeur féminin crut défaillir tant la prestance du jeune homme et son fabuleux regard en imposaient. La haute stature de Nikolaï lui permettait de dominer toute l'assemblée d'une bonne tête, et son allure un rien militaire impressionnait tous ceux qui l'approchaient.
     Au silence qui se fit lorsque l'huissier l'annonça, ainsi qu'au bruissement de voix sur son passage, Nikolaï se rendit compte de l'impression qu'il produisait . Cela lui procura un plaisir amer, en lui rappelant sa trop brève jeunesse moscovite. Ce qui l'amusa, en revanche, ce furent les regards qui se dirigeaient derrière lui, vers Vania.
     Celui-ci avait prié, supplié même son maître de le dispenser de cette visite, mais Nikolaï s'était montré intraitable; ces gens voulaient voir l'intendant, et bien ils le verraient.
     Vania avait du accepter de porter un magnifique pantalon blanc brodé de fils d'or sur le côté, et une chemise d'un bleu qui s'accordait à merveille à celui de ses yeux. Les vêtements appartenaient bien sur à Nikolaï, et la chemise était un peu trop grande pour lui, mais la magnifique ceinture de cuir rehaussée de fils d'or qui la resserrait à la taille réglait le problème en beauté.
     L'intendant aussi sentait les regards posés sur lui et notait  avec un plaisir infini que ceux des femmes étaient admiratifs. Ceux des hommes, eux, étaient plutôt du genre gêné. Il leur semblait difficile d'admettre qu'un vagabond puisse avoir aussi fière allure.
     Nikolaï alla saluer leur hôte et lui présenta Vania qui s'inclina cérémonieusement devant le comte. Puis celui-ci les entraina vers la salle à manger.
     Avant de venir, Vania avait demandé à Nikolaï quelles étaient ses instructions et le prince lui avait répondu qu'ayant eu plusieurs fois la preuve de son grand bon sens, il lui faisait entièrement confiance.
     Il laissa donc son intendant pour aller parler à la comtesse, en lui disant qu'il le reverrait après le déjeuner

     En effet, il y avait tellement de convives que Vania se retrouva très loin de Nikolaï. Il ne comprenait pas pourquoi on l'autorisait à déjeuner avec tous ces nobles, sa place était aux cuisines avec les domestiques. Il ne tarda pas à en avoir l'explication.
     - Votre nom est bien Vania, n'est-ce pas? s'enquérait son voisin de gauche.
     Le Comte Kirinski avait fait les présentations dans les règles et son interlocuteur ne pouvait ignorer son patronyme. Il choisissait de n'utiliser que son prénom afin de le rabaisser au rang d'un domestique. Vania se prépara à l'attaque.
     - Vania Sergueïevitch. Oui, Seigneur.
     - Les terres d'Orenbourg sont bien vastes à administrer, n'est-ce pas ?
     Vania se disait que l'homme essayait maintenant de l'amadouer, avant de porter l'estocade, mais il s'était préparé à tous les affronter.
     - Oui, Votre Excellence. Mon maître possède une fort belle propriété.
     - Sans vouloir vous offenser ... comment faîtes vous pour ... les comptes ?
     On y était : première attaque.
     - Je ne comprends pas, Seigneur.
     - C'est que ... il faut savoir écrire.
     Vania reprit en français qui était la langue de l'aristocratie russe à l'époque :
     -  J'avoue avoir encore beaucoup de mal à passer du français utilisé lors de mes lectures et de mes conversations avec mon maître au russe vulgaire qui sert aux comptes. Mais tout le monde sait, comme l'a dit Corneille,  que si "aux âmes bien nées, la valeur n'attend pas le nombre des années", il est certaines âmes moins bien nées que d'autres.
     Le rire de la jeune fille assise, en face de lui, fut une sublime récompense pour Vania. Il se tourna vers son voisin, qui ne intéressait plus qu'à son assiette et ce fut alors qu'il aperçut Nikolaï, à l'autre bout de la table, assis à la place d'honneur, qui levait son verre à sa santé.
     Mais l'homme, placé à la droite de la jeune fille, vexé sans doute qu'elle ait pu trouvé amusant un autre homme que lui, essaya à son tour :
     - Nous allons avoir du poisson après ça, la fourchette est la plus petite des deux. Je préfère vous prévenir, on ne doit pas beaucoup se servir de fourchettes quand on vole des poules.
     - Seigneur, je ne voudrais pas vous manquer de respect mais vous avez trois fourchettes et non deux et si vous mangez votre poisson avec la plus petite de vos fourchettes, vous n'aurez plus rien pour manger le gâteau.
     Le rire cristallin de la jeune fille retentit à nouveau et Vania s'autorisa un léger signe de tête en guise de remerciement. Le reste du repas se déroula sans autre incident.

     En sortant de table, la jeune fille prit d'office le bras de Vania pour le mener à la salle de bal. Personne ne semblait pouvoir s'opposer à elle, et Vania en comprit bientôt la raison: il s'agissait de la benjamine des filles du comte.
     La salle de bal était la plus belle chose qu'il ait été donné à Vania de voir : la lumière des centaines de bougies provenant des lustres suspendus au plafond se reflétait en formant de petites étoiles dans les miroirs posés tout le long  des murs.
     Sentant l'émotion de Vania, la jeune fille lui pressa le bras pour l'encourager, ils s'installèrent sur deux des fauteuils de velours qui entouraient la salle.
     Vania se tourna vers la jeune fille, cherchant comment la remercier, quand il s'aperçut qu'elle regardait fixement un point dans la salle. Machinalement, il suivit son regard et comprit; dominant sa cavalière de deux bonnes têtes, le prince Pavelski dansait avec une grâce et une autorité absolues. 
     Vania passa un bon moment, assis à étudier la salle. Il savait qu'aucune jeune fille n'aurait pu accepter de danser avec lui, même pas la fantasque fille du comte qui s’était finalement éclipsée avec un mot poli et un sourire d'excuses. D'ailleurs, il n'avait aucune envie de danser.

     Il entendait les conversations de ceux qui passaient ou s'asseyaient à côté de lui, sans même paraître le voir, et toutes semblaient n'avoir qu'un seul sujet de conversation : son maître. Il faisait l'admiration des femmes et forçait le respect des hommes. On aurait pu penser qu'il était le prince de cette fête, adulé, choyé, recherché par tous. Mais Vania, lui, savait à quel point Nikolaï se sentait seul en ce moment même.    

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